Il oublia naturellement très vite cette vidéo, parti pendant deux semaines au combat, il oublia même que le monde tournait. Dans ces moments intenses où il n’était pas à régler des problèmes d’un coin à un autre du monde, où les seuls individus qu’il croisait étaient des combattants tout comme lui, et sa seule préoccupation était de survivre, il lui semblait même se faire des vacances du monde. L’existence redevenait simple et directe, vivre ou mourir, tuer ou être tué. Une équation presque reposante. Pour autant le monde lui commençait à s’intéresser sinon à lui, du moins à ses activités.
Plus tard, un spécialiste très bien payé des médias, analysa le succès de la vidéo comme la conjonction improbable de la rencontre entre le lobby gay, la mode du complotisme, et de l’Islam radical. Une analyse qu’aurait pu faire d’ailleurs à peu près n’importe qui. On y aurait ajouté des chatons rigolos et des japonais déguisés en Télé Tubbies et on frisait le record de la saison pour Youtube. Un million de vues en une semaine et demie, et ce pour une première raison, ce que le spécialiste des médias appelait un leader d’opinion, c’est-à-dire un faiseur d’opinion. John Graham, écrivain, journaliste, essayiste, et grand défenseur de la cause gay australienne qui tomba littéralement amoureux de cette fin tragique, cette vidéo. Qui, par un dramatique hasard collait parfaitement à son nouveau roman, l’histoire d’un jeune Basha Bazi afghan, pourchassé par la guerre et les barbus. Les Basha Bazi, littéralement garcon-jouet, étaient une tradition afghane, comme l’opium, plus ou moins disparus avec les talibans, mais qui revenaient en force avec la nouvelle économie. Garçons destinés à la danse et au plaisir, de préférence mineurs. Le livre allait justement sortir pour la rentrée, l’éditeur en avança la sortie. S’ajouta à cela toute la sphère des amateurs de complots, du plus délirant au mieux surinformé, qui se mit à faire de cette vidéo un genre de virus sur lequel chacun glosa à loisir. L’ensemble conclu par un drame sommes toutes bien opportun pour une carrière politique. Le jeune pakistanais, dont le père était une figure possible des prochaines élections locales, ne supportant ni la mort de son amoureux impossible, ni son exposition soudaine aux menaces des barbus, se suicida. Il n’en fallu pas plus pour que son père se lance dans une croisade anti américaine, ni pour que CBS et le New York Times s’intéressent au sujet. ¨Pendant que certains membres du Congrès commençaient à poser des questions au département d’état, qui lui-même était déjà en train de préparer une panoplie de contrefeux.
Le colonel n’imaginait pas une seconde que ce scandale qui montait puisse avoir le moindre rapport avec lui. Même la date qu’indiquait la vidéo, n’avait pas éveillé chez lui un début d’intérêt. Il y avait tellement de bombardements pendant ces temps de retraite « honorable »… Et quand il fut convoqué à Hong Kong, à son retour du Yémen, dans le cadre du programme White Blossom, il fut le premier surpris d’entendre son supérieur lui demander s’ils avaient le moindre rapport avec cet incident. D’une part parce que comme le gouvernement, son supérieur préférait ignorer la nature de la plupart de ses actions de sorte qu’il puisse les nier en toute transparence, si jamais par un hasard improbable on l’interrogeait. Conséquemment à quoi toute question de ce genre frisait l’incorrection en ce qui le concernait. D’autre part il ne voyait absolument pas pourquoi on se préoccupait d’un tel épiphénomène, ce n’était pas exactement un secret d’état que l’Empire bombardait à tout va, ni qu’il y avait des ratés. La politique, expliqua son supérieur avec un geste fataliste. Et le colonel n’aima pas beaucoup cette réponse. C’était l’excuse toute trouvée des militaires et des fonctionnaires pour expliquer leurs échecs et leurs erreurs. Il faut dire que les politiques étaient si souvent de tels crétins voraces qu’ils faisaient sans peine le coupable idéal. De son expérience ça sentait la défection de dernière minute, le parapluie qu’on se prépare à ouvrir en étant bien sûr qu’il ne serait pas dessous. Il avait vu ce qu’ils avaient fait à North, comment ils l’avaient laissé seul devant la commission d’enquête. Il avait tenu son rang, militaire jusqu’au sang. Il avait tout encaissé, avalé toute la ligne et l’hameçon sans faillir, et pour le récompenser ils l’avaient finalement fait blanchir. Aujourd’hui il faisait le guignol sur Fox News, Falcon News comme disaient les gars. Mais lui n’était pas de ce bois là. Il en avait trop fait, trop vu, pour supporter ce genre de mascarade, pris trop de risques. Il savait parfaitement que sa fierté aurait le dernier mot, ou son orgueil, finalement on lui donnait le nom que l’on voulait suivant son point de vue sur la question. Il aurait parlé d’honneur si ce qu’il avait et faisait pour eux avait aucun rapport avec sa conception de l’honneur. C’était un sale boulot mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle puisque c’était nécessaire. Pour autant il était hors de question pour lui d’accepter d’être interrogé et jugé par quelque clampins encravatés. Des oies blanches et des imbéciles qui croyaient qu’une guerre se gagnait avec les gants. Et en y réfléchissant, il se rendit compte qu’il ne supportait plus du tout cette histoire de guerre propre, sans mort « innocent ». Dans une guerre il n’y a pas d’innocent, il n’y a que des bourreaux et des victimes. Gibier ou prédateur, souvent les deux, la survie ne connait pas la morale.
Il songea à consulter un avocat, il y en avait quelques-uns spécialisés dans ce domaine, comme il y en avait pour les criminels. En général ils étaient plutôt compétents, naturellement excessivement chers, et discrets. Mais finalement ça aussi ça le dégoutait. Ouvrir le parapluie sur lui, se protéger comme un bon clampin pris la main dans le sac. D’une part il n’était coupable de rien sinon d’avoir fait son devoir, son premier devoir de soldat, obéir. D’autre part il assumait la totalité de ses actes et il était hors de question pour lui de s’excuser d’aucune manière. Ni de ce qu’il était, ni de ce qu’il avait fait, faisait ou ferait.
La seule excuse qu’il méritait c’était une balle dans la tête, et c’est exactement ce qu’il espérait que la vie lui donnerait.
Mais même si sa tête se demandait encore comment une histoire aussi ridicule pouvait prendre une telle importance, il fallait bien faire quelque chose. Son instinct le lui disait. Il avait toujours plus fait confiance à son ventre qu’à sa tête. La vie est un roman, disait Balzac, et l’instinct le personnage devinant les intentions de l’auteur. Alors il réagit de la manière qu’il connaissait instinctivement le mieux, en guerrier. Il commença à s’intéresser à cette histoire stupide, et agiter son propre réseau. Il en fallait bien un quand on faisait ce qu’il faisait, partout dans le monde, pour trouver ceux qu’il fallait, effacer ses traces, etc… sa propre petite agence de renseignement à lui, informelle, préventive, souple, sûre.
Il apprit que le petit pédé s’appelait Massoud, comme l’autre, bien entendu. Il apprit qu’un groupe d’autres petits pédés s’étaient formés en Europe, les Pédés Musulmans… Leur slogan c’était « Gay et musulman Allah est pour ». Des nord-africain pour la plupart, sans doute candidats au suicide. Il y avait même déjà des teeshirts, le Lion du Pandjchir et le petit pédé, face à face, sur fond arc en ciel. Il apprit que l’écrivain en avait même fait la couverture de son bouquin, et que ça se vendait comme des petits pains. Il apprit que les fatwa pleuvaient comme d’un bateau amiral. Il se procura le livre. Il se procura des informations sur le père de l’autre petit pédé. Ses allés-venues, sa vie, son œuvre. Il se procura les informations que détenait la presse sur cette histoire, sur lui-même. Renifla, chercha par où était peut-être déjà parti un coup fourré. Et il avait un nez de pointeur pour ces choses-là. Il se procura un dossier de l’ISI sur le père de la fiotte flinguée, une carte, un plan des lieux.
La vie est peut-être parfois morale. Allez savoir, ou le laisse croire. En tout cas Aslim le croyait. Que la vie avait une morale. Et que cette morale était dictée par Allah. Que quoiqu’il en coûte Justice serait rendue aux Vrais Croyants. Mais justement puisqu’il voyait la vie comme une affaire morale, il ne croyait pas du tout à l’usage de la violence. Combattre les ennemis de l’Islam ce n’était pas les combattre avec des épées mais avec des mots et des idées acérées. Allah se chargeait tout seul de les châtier, lui seul était autorisé à le faire, et leur jour viendrait, s’Il le voulait, inch Allah ! Aslim n’était pas un musulman modéré, il était journaliste. Un journaliste avec une charia dans la tête et dans le cœur, qui tentait d’instiller dans ses articles une image glamour du sujet. Selon lui le meilleur moyen de toucher l’âme occidentale. Une charia adaptée à son temps, light, sans lapidation ni mains coupées, sans fouet, cool, démocratique. Aslim croyait très fort à ses idées de présentation, il avait étudié en Angleterre, il avait étudié les anglais, et bien entendu ça ne plaisait pas. Son style. Les jeunes adoraient, mais les autres… les vieux, les paysans, les montagnards… Trop moderne pour eux. Ils l’avaient averti, une fois, deux fois, jamais il n’aurait pensé qu’ils lui enverraient les américains. Une façon de le renvoyer à l’occident qu’il rêvait tant de séduire et dont ils ne voulaient simplement pas. Mais Aslim se regardait trop écrire pour comprendre, même après un an d’enfer. Un an pendant lequel il avait été emprisonné et torturé scientifiquement, déplacé volontairement dans différentes prisons, avant d’être simplement relâché dans la nature, couvert de plaies et de bleus, à demi mort, après une formidable dérouillée finale. Il ignorait pourquoi ils ne l’avaient pas tué, et s’était finalement dit qu’Allah l’avait protégé. Pas forcément un signe, mais un encouragement. Mais quand il vit son tortionnaire dans les rues de Kaboul, il sut que cette fois Allah lui faisait signe. La Justice, enfin.
Les téléphones portables avec caméra sont une formidable invention, tout le monde peut se fliquer à tout moment. Big Brother à portée de médiocrité. La vidéo apparut bien entendu, à tout seigneur tout honneur, sur Youtube, pendant l’émission d’une demi-heure qu’Aslim présentait sur la toile, depuis sa chambre. On y voyait le tortionnaire en compagnie de trois hommes en encadrant un autre. Et cet autre n‘était rien de moins que le « père du petit pédé » Ibrahim Al Fwazari, l’outsider des élections de novembre. Quand on apprit que celui-ci avait disparu le lendemain, le jeu de quille se mit en branle.
Al Jaazira passa la vidéo en prime time, assurant au jeune journaliste la couverture médiatique qu’il souhaitait, pour sa carrière, pour la Justice. Pour Dieu. Le gouvernement impérial fut sommé de répondre aux accusations de kidnapping. Et bien entendu, que ce tortionnaire soit immédiatement mis aux arrêts.
On ne parle pas à l’Empire sur ce ton-là.
Des explications ? Et puis quoi encore, ces informations sont classées secret défense et selon nos lois nous n’avons aucun compte à rendre à personne. Vous n’êtes pas content ? Prenez votre ticket et attendez votre tour, les autres n’ont pas fini de sécher.
Puis un émir saoudien en glissa un mot à un de ses amis du Congrès, qui en glissa un autre à un sénateur, etc… Le temps que l’administration réagisse à cette puce sur son énorme dos, cinq soldats des Forces Spéciales avaient été tués en représailles, et l’écrivain magnifique reçu à l’ONU. Aslim raconta par le menu les tortures infligées, tout le Moyen-Orient s’en ému, des occasions se présentèrent, une patrouille de canadiens au complet. Onze morts en trois semaines ça faisait un genre de record dans le cadre d’une armée en retraite. Un sénateur de l’Empire, ou bien était-il français, ils sont tous experts dans ce domaine, a dit, « le meilleur moyen pour être sûr que les choses n’iront nulle part, c’est de créer une Commission d’Enquête. ». La Maison Blanche, en promit une, et assura les familles de leurs soutiens les plus sincères. On n’en était pas encore aux excuses mais comme l’administration était aux mains des gentils, la Maison Blanche se préparait un discours pro pédé démocrato-musulman. Un sérieux mélange à destination de la bouée Europe. Qui en boirait la liqueur, bien entendu, jusqu’à la lie. Mais dans la secrète alcôve du renseignement, de la CIA au Pentagone l’anxiété était montée d’un gros cran. Où était le colonel ? Qu’avait-il fait du colis, dans quel but, pourquoi, qui lui avait donné l’ordre ? Qui lui en avait donné l’ordre… en voilà une bien intéressante question. Qui lui donnait des ordres justement ?
Le dossier militaire du colonel était classé top secret, for your eyes only, etc. Estampillé, sécurisé, et personne ne comptait ouvrir la boîte de Pandore. Pas encore. Et après ? Eh bien après ils verraient un parcours militaire remarquable, trente ans d’opérations spéciales et de coups tordus, d’assassinats. Pour les Forces Spéciales, la CIA, la DEA, le Pentagone, la Maison Blanche, le Congrès… Qui lui donnait les ordres ? Excellente question, n’est-ce pas ?
Parce qu’en fait personne ne lui donnait des ordres. Plus depuis qu’ils avaient créé ce nouveau groupe. Le colonel avait carte blanche, point barre. Tout au plus son supérieur lui suggérait des plans, des directions, lui soumettait des idées, à lui de voir sur les moyens. Et il disposait de tous les moyens militaires et logistiques qu’il désirait, sans limite de fonds. Le colonel connaissait son métier, c’était une Rolls dans son genre, un placement en or.
Même l’Empire hésite avant de faire chier Dark Vador. Alors, quand il réapparut, à Londres, on ne le convoqua pas, on l’invita à un barbecue. Un barbecue ? Magnifique, il adorait les barbecues.
– Oh mais comment ? Mais il ne fallait pas…
– Ça vient direct de chez les brits ! C’est des spécialistes du bacon les brits, vous m’en direz des nouvelles, gouverneur !
Ils avaient essayé de rendre ça informel, casual comme ils disaient, détendu, saucisses, bières lights, jeans repassé et petit pull en v portés sur les épaules, jaune citron, vert forêt. Des steaks New Yort Cut épais comme des tables de ferme. La viande bien juteuse, un peu sucrée sur les bords, directement importée de Houston. On parle de tout et de rien, on évoque le passé, on glisse sur le présent on suggère l’avenir, l’interroge. On sourit beaucoup, on plaisante même. Il était venu avec un carton plein de tranches de bacon sans marque, made in England donc. Ils les avaient fait griller avec le reste. Ils ne comptaient pas lui demander un jour où était passé le pakistanais, pour les mêmes raisons qu’ils ne lui demandaient jamais des rapports circonstanciés de ses activités. Ce qu’ils voulaient savoir c’est ce qu‘il comptait faire. Comment il allait se sortir de ce traquenard. L’un d’eux avait même osé évoquer Germanicus en croyant faire le malin à propos des généraux et des sénateurs romains déchus. Il lui avait fait remarqué, acerbe, que Germanicus avait été assassiné par Tibère. On en resta là.
Il les pratiquait depuis trop longtemps. Il savait comment ils fonctionnaient. Ils étaient comme les mafieux. Grégaires et vindicatifs. Le groupe avant tout. Il savait qu’ils n’attendraient pas longtemps pour agir, selon leur intérêt, selon si par exemple son patron était lui aussi dans leur ligne de mire. Il vivrait ou mourait. Et s’arrangeraient pour que ça ressemble à une mort de civil. Mais les mafieux avaient quelque chose qu’ils n’avaient pas, n’auraient jamais. L’instinct. L’instinct de frapper le premier.
La tranche de rôti avait été découpée dans un bœuf de Kobé, cuite à coeur sous une croute de pâte briochée blonde légèrement épicé à la vanille et au piment d’Espelette, et farcie d’une fine tranche de truffe du Périgord. Elle faisait comme le dessin d’un nuage au milieu de la chair rose sang, un nuage ponctué de quelques étoiles de persil, la viande accompagnée d’une purée de pommes de terre crémeuse, arrosée d’un peu de graisse et de sang. Elle était servie sur une assiette de porcelaine translucide, ornée de figures bleutées de style Qing. Couverts en argent, poinçonnés, importés d’Angleterre. Elle avait un goût mêlé et puissant, une tendresse particulière qui n’était pas sans rappeler celui de la viande d’autruche, le bruit de la truffe emporté sur une queue de comète de vanille bourbon pimenté qui venait épouser parfaitement le goût du Siglo V et du whisky japonais. Il y avait dans cet ensemble un mariage si magique qu’il était impossible de se dire que le Chef Laforge n’avait pas pensé à ce qui accompagnerait immanquablement le dîner de ses convives. Ce qui bien entendu était le cas. Le Siglo V avait dans sa musique une suavité qui ressemblait bien à son pays, une douceur qui s’opposait à la puissance classique des Cohibas communs. Le meilleur du Robusto embrassant la finesse du N°2, sur une longueur proportionnelle au plaisir qu’il offrait. Tandis que le Yamazaki, au contraire d’un écossais de la même gamme, offrait un moelleux particulier qui répondait parfaitement à cet orchestre de sensations et de goûts, de parfums et de saveurs.
Vois sur ces canaux, dormir ces vaisseaux, dont l’humeur est vagabonde. C’est pour assouvir ton moindre désir qu’ils viennent du bout du monde, cita pour lui-même le colonel. Il recracha une bouffée de son cigare.
– C’est magnifique. Absolument divin. Madeleine vous complimenterez André pour moi.
– Attendez de voir le dessert… Laforge est un magicien.
– Vous l’avez payé cher ?
– Un million et demi de dollars pour qu’il lâche son affaire de Shanghai, et trente mille en salaire.
– Pas mal.
– Je m’en sors bien, Blankfein a déboursé cinq millions pour avoir Tomazaki chez lui.
– Jamais entendu parler.
– Un chef japonais, formé par Le Bec. Il tenait un huit étoiles à Canton.
– Huit étoiles ?
– Vous connaissez les chinois, il faut toujours qu’ils en fassent trop.
Dans le fond de la pièce Aretha Franklin chantait Night Time is the Right Time, le colonel n’aurait su mieux dire.
– Finalement vous allez faire quoi ? Vous restez ou vous partez ? Il y a une grosse demande en ce moment pour des gens de votre compétence. Les russes payent royalement à ce qu’on dit.
– Je reste évidemment. C’est pour l’Empire que je me suis battu, pas pour ces imbéciles.
– Ces imbéciles comme vous dites dirigent l’Empire.
– Ils n’en dirigent qu’une partie, la roue tourne, et croyez-moi, elle va drôlement tourner.
– Comment ça ?
– J’ai fait envoyer des fleurs aux journalistes…
– Des fleurs ?
– Les fleurs du mal, ricana le colonel avant de reprendre une gorgée de son whisky japonais.
Madeleine avala une bouchée de son rôti.
– Allons colonel arrêtez de vous faire prier !
– Projet White Blossom,
– Qu’est-ce que c’est ?
– Une idée à la con.
L’ancienne secrétaire d’état tira sur son cigare. Oui, André était un magicien. C’était comme si l’arôme du Siglo venait embrasser la saveur flottante de la bouchée qu’elle venait d’avaler. Blankfein avec son japonais cuisine du monde c’était fait avoir. Il n’y avait rien de mieux que l’authentique cuisine française.
– Mais encore… ?
– Un petit malin de la Compagnie s’est mis en tête que les chinois étaient portés sur l’opium. Je sais pas, on doit leur distribuer des livres d’images sur l’histoire de l’Empire quand ils arrivent.
– Et alors ?
– Alors il a proposé un projet visant à leur refaire le coup de la guerre de l’opium… mais sans la guerre.
– Importer massivement de l’opium en Chine pour pourrir les élites ?
– De l’héroïne plus exactement, raffinée par nos amis afghans, et convoyé par nos camarades russes. Mais sur le principe vous y êtes. Sauf que ce n’est plus les élites qui se cament, enfin plus seulement.
– Oui, en effet… et ils ont accepté ?
– Vous rigolez ? Vous imaginez pas l’argent qu’on se fait sur cette opération.
– Ça marche vraiment ?
– Pas tant que ça en fait, il y a une grosse concurrence, mais justement…
– Et l’argent ?
– Même principe que pour l’Iran gate, ça finance nos opérations dans le monde.
– Les imbéciles ! Ils n’apprendront donc jamais ?
– J’en ai peur…
Elle leva la tête au ciel et réfléchit quelques instants aux conséquences d’une telle révélation. L’Empire introduisant délibérément de la drogue chez son concurrent direct pour le pourrir de l’intérieur. Les chinois n’avaient jamais digéré l’affront de la Guerre de l’Opium, encore aujourd’hui ils y pensaient.
– Vous savez ce que nous risquons ?
– Oh oui, la guerre. Ça tombe bien, j’adore la guerre.
Ils reprirent l’un et l’autre une bouchée de leur rôti.
– Mais je ne m’en fait pas pour eux, les chinois sont des hommes affaires, tout comme nous, ils sont juste un peu plus voraces. Ils vont se faire tondre sévère, il y aura quelques morts, qui sait Taïwan va tomber dans leur botte droite, et puis tout rentrera dans l’ordre.
Le colonel mêla la bouchée à un peu de son cigare, ferma un instant les yeux, jouir du moment, puis il recracha la fumée en avalant sa viande.
– Vous savez ce que disait ce personnage de roman magnifique qu’était Maître Vergès ? « La fumée du cigare, n’a pas pour seule vertu de faire fuir les moustiques, elle écarte aussi de moi les humanistes ! »
– Dieu nous préserve des humanistes, approuva-t-elle en avalant une gorgée de son verre en cristal de France.
Personne ne sut jamais ce qu’était devenu l’homme politique pakistanais. La CIA, l’ISA, Total Intelligence, CIC, cherchèrent activement le ressortissant, en vain. D’ailleurs ils furent tous très vite bien trop occupés avec le scandale qui venait d’exploser à la figure de l’Empire. C’était le Guardian, un journal de gauche anglais qui avait balancé le premier missile. Repris un peu plus tard par le Los Angeles Herald, avec de nouvelles révélations, et surtout des noms. A travers le monde on déplorait déjà plusieurs suicides. Washington était en situation de crise, Pékin aussi, mais pas la même, Taïwan comptait ses couilles. La Corée, le Japon sortaient des pétards supplémentaires. Personne, à l’exception du supérieur direct du colonel. Qui n’en parla jamais ni à ses hommes, ni aux membres de leur club de militaires et de politiciens d’affaires, ni à ses proches. Fervent baptiste, il pria en revanche beaucoup.
Le courrier était arrivé vers dix heures, apporté par son secrétaire, avec une dizaine d’autres enveloppes, toutes estampillées Top Secret, sceau impérial. Celle-ci en particulier était ornée d’un timbre du Pakistan, et comme telle le secrétaire la présenta en premier, l’air intrigué. Il lui rendit son regard, décacheta l’enveloppe pour en trouver une autre dans du papier de soie. Rose et blanc. Avec écrit au dos, dans une belle lettrine anglaise « From Kaboul with love, for your eyes only ». Les deux hommes se regardèrent à nouveau, l’un et l’autre savaient de qui ça venait, il connaissait l’humour particulier du colonel. Il l’ouvrit prudemment, comme s’il craignait maintenant un jet d’anthrax. A l’intérieur il y avait une photo. Une photo du colonel, avec sa barbe à collier de professeur d’école, son bronzage manche courte, et nu comme un vers qui faisait comme un faux signe d’excuse, la main sur la bouche. Il était accroupi sur un lit, tenait dans l’autre main des tranches de bacon sous blister, le sexe caché par un éventail d’autres tranches emballés.
Sur la photo il y avait marqué « oups, he slept ! »
Désolé il a glissé. Le directeur vomit.
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