Sur la trace du Serpent, part 4.

Un petit cimetierre dans la campagne basque, L’occasion en réalité pour s’échanger des informations. Et avoir des explications. Le Silencieux fut bien obligé cette fois de rompre le silence.

  • Quatre d’entre-nous ont été tué et tout ça pourquoi ? Tu veux me dire ?
  • Ces salopards font du trafic d’enfants !
  • Et en quoi ça nous concerne ? Tu as pensé aux tiens d’enfants ? Tu as pensé à ta femme, à mon mari ?
  • Arrête Eliane, coupa une autre fille. Il a raison on ne peut pas laisser faire ces salopards.
  • Non mais vous vous êtes vu, vous vous prenez pour qui ? Des justiciers ? Ces gens là sont des sauvages, vous avez bien vu bon Dieu !

Depuis le téléobjectif le spectacle était intéressant et instructif. Les deux gars cachés au fond du cimetière n’en perdaient pas une miette. Un type à Bordeaux les avait équipé et payé et ils n’étaient pas du genre à poser des questions passé une certaine somme. Ils ne savaient pas exactement qui était quoi, tout ce qu’on leur avait demandé c’était de capter les conversations avec le micro directionnel et des photos. La discussion semblait animée. On ne pleurait pas ses morts, on se disputait, puis un homme apparu de nulle part, manteau noir, les cheveux argentés coupés courts et il parla quelques instants avec le groupe.

  • Je suis désolé de ce qui arrive c’est de ma faute, dit Charlie en apparaissant d’entre les tombes.
  • C’est qui ? Demanda Eliane.
  • Un vieil ami, expliqua Estéban, tu n’étais pas encore dans le réseau.
  • Charlie ? S’exclama un autre. Je te croyais mort !
  • Salut Alban, non j’étais en voyage dans les iles…
  • T’étais en taule ?
  • Non, non en voyage je te dis.
  • Quelqu’un peut m’expliquer, demanda alors une des femmes.
  • Allons manger, je vous raconterais tout et vous déciderez, répondit Charlie.

La photo qui accompagnait le dossier des israéliens décrivait un Charlie Ira dans la trentaine, sur un cliché à gros grain, mais grâce aux photos prises dans le cimetière et l’aide de Bobo, on put dès lors transmettre son visage à tout le clan, toutes les têtes du réseau et certain de leur subalterne. Si on voyait ce type, il devait impérativement mourir, et sinon, si on pouvait le maitriser, Andréa se ferait un plaisir de s’occuper de lui avec le manchot. Ainsi dans leur ignorance, les membres du réseau liberté et fraternité furent mis sous surveillance discrète et permanente. Finalement Dritan et Andréa décidèrent que trois meurtres étaient insuffisants, car visiblement ils travaillaient toujours ensemble. Une expédition punitive s’imposait mais ils renonçaient à s’en occuper eux-mêmes. Considérant ce qui s’était déjà passé en Espagne, la Fabrika devait se faire discrète, sous les radars. On passait donc la main aux corses et plus exactement à André et ses relations. L’intéressé connaissait justement un gang de motard porté sur les croix gammées et les uniformes noirs qui répondait au doux nom des White Wolf. Contre vingt-cinq mille euros et un kilo de cristal de méthédrine, ils se chargeraient d’autant avec joie du problème que l’ETA c’était tous de sales gauchistes et qu’ils adoraient se taper du gauchiste. Sauf que cette fois il ne s’agirait pas de frapper mais de tuer, tout le monde, les hommes en priorité, enfant ou non, et avant ça de violer leur femme devant eux. Andréa avait laissé des instructions précises. Il voulait également que ça soit filmé et on enverrait les images aux autres. Plus personne ne devait aider l’irlandais. L’expédition aurait lieu la nuit, et la cible s’appelait Estéban Etcheverry et sa famille. Pourquoi lui ? Pourquoi pas. L’exemple devait être édifiant, la cible importait peu.

Quand il avait eu vingt ans, Charlie avait fait trois ans à Belmarsh au nom de la Cause. Trois ans durant lesquels les vieux taulards lui avaient enseigné leurs trucs. Notamment pour échapper à une fouille et toujours garder un petit quelque chose sur soi. José junior avait échappé à la baignoire d’acide mais pas à l’amputation, les amis d’Estéban avaient payé le prix fort, Charlie commençait à douter. C’était une chose de rentrer en croisade mais il n’était pas certain que les autres étaient prêt à devenir des dégâts collatéraux ni lui à l’assumer. Au reste, il avait mis la pression à leur organisation mais le prix à payer était aussi élevé que le résultat peu probant. Le trafic continuait, le Serpent était toujours libre et lui et ses amis, objectivement en danger. De plus les Chevaliers l’avaient averti, s’en prendre aux albanais c’était également s’en prendre à leurs associés les plus fidèles, la N’dranghetta. Or c’était elle qui fixait désormais les règles en Europe, notamment sur le marché de la cocaïne. S’en prendre à un réseau c’était une chose, affronter la mafia s’en était une autre. Certes il avait les moyens, des moyens dont aucune police ne bénéficiait, mais l’argent ne fait pas tout et son organisation informelle n’avait quasiment aucun pouvoir sinon celui limité de la nuisance. Il ne voulait pas nuire, il voulait anéantir. Après la découverte des restes d’Amezcoa il avait décidé qu’il était temps de prendre une pause et de réfléchir. Il connaissait Maurice. Ils avaient partagé du temps ensemble dans le passé et le vieux avait en partie fait son éducation politique en lui parlant du fascisme en Europe et de l’histoire de la lutte armée. Maurice les avait aidés dans la surveillance des albanais. Le prix qu’il avait payé pour ça était hors limite. Et Maria Salvida était une amie d’Estéban, elle qui avait fourni la dynamite. L’un dans l’autre le prix du sang était couteux de leur côté tandis que les albanais semblaient pouvoir produire des soldats indéfiniment. Alors il était reparti en Thaïlande retrouver les enfants, Noémie et essayer de réfléchir à un nouveau plan d’attaque. Les enfants grandissent vite. En deux mois Noémie avait pris quatre centimètres, baragouinait quelques mots de russe et de kurde, avait appris aux autres enfants des gros mots en français et en anglais, et, au dire de Pierre et de l’institutrice avait un peu oublié ce qu’on lui avait fait subir. Charlie en doutait. Peut-être s’était plus ou moins remit du traumatisme mais elle lui avait montré comment elle se servait de son balafon et ça n’évoquait pas le pardon.

  • Comment ça s’est passé ? Lui demanda-t-elle un matin alors qu’il venait d’appeler Llana.

Elle avait été froide, deux mois qu’il ne lui avait pas donné signe de vie, prit qu’il était par sa croisade, et ses excuses autant que ses explications n’avaient sans doute pas suffit. Et ça aussi c’était un prix à payer. Une douleur même, il s’était attaché à la jeune femme, ou bien était-ce l’âge, le sentiment qu’il vivait ses derniers amours qui l’attachait exagérément, il n’en savait rien. Il leva les yeux sur sa petite-fille.

  • Quoi donc choupette ?
  • Avec les méchants.
  • Ils ont morflé.
  • Sont tous morts ?
  • Pas encore.
  • Je veux qu’ils meurent tous !
  • Je sais.
  • Pourquoi tu te fais pas aider par Éric ?
  • Tu sais je crois qu’Éric aujourd’hui il a envie d’être tranquille. Et puis ce n’est pas un magicien, il ne peut pas résoudre tous les problèmes.

Lui aussi pensait à Lord et se demandait ce qu’il faisait aujourd’hui. Mais qu’est-ce qu’il pourrait faire de plus ce qu’il n’avait pas encore réussi à accomplir ? Si seulement il pouvait mettre la main sur ce Serpent, ou au moins son chef. Dritan Begari ne devait pas être plus intouchable que les autres. Mais ces gens-là savaient rester sous les radars. Les Chevaliers lui avait donné accès à tout ce qu’ils avaient récolté mais il avait l’impression de se casser les dents sur un mur. Connaitre une partie de leur circuit de blanchiment, même le gripper, ne suffisait pas. Pour bien faire il aurait fallu qu’il tape sur un point névralgique mais même des tonnes de billets cramés ne suffisait pas.

  • Alors c’est pour eux que tu fais ça ? Demanda Aslan en s’approchant alors qu’il regardait les enfants s’amuser sur la plage avec l’institutrice.
  • Pour peut-être pas mais à cause, sûrement.
  • C’est bien ce que tu fais, Dieu te le rendra.
  • Tu sais moi Dieu….
  • Tu n’y crois pas ?
  • S’il existe je crois que c’est surtout lui qui ne croit pas en l’homme.
  • Hum… et moi qui croyait tous les hommes riches mauvais. Mais toi tu es de ceux qui se posent des questions.
  • Bof, et puis je suis riche par hasard tu sais, j’ai pas encore eu l’occasion de me pourrir sur pied.
  • Tu as peut-être raison, c’est peut-être une question de temps. Quand j’étais videur à Londres, on avait un client, un libanais qui venait souvent faire la fête. Le genre à claquer vingt mille balles rien qu’en champagne, un type sympa et tout qui lâchait toujours un gros billet même à nous autres les videurs. Une vieille fortune à ce qu’il parait.
  • Et alors ?
  • Et alors un jour j’ai appris que son truc c’était…

Il fit un signe de tête écœuré vers les enfants.

  • Oh… et comment il s’appelait ?
  • Michel Karbaoui.
  • Et il vit où ?
  • Au Liban je t’ai dit mais il a un appartement à Londres, pourquoi ?
  • Je ne sais pas, mais s’il aime les mômes j’ai peut-être deux mots à lui dire.
  • Pourquoi lui ? Rien qu’en Thaïlande tu pourrais….
  • Noémie allait être vendue au large du Liban et tous les acheteurs potentiels ont été tués.
  • Oh…

Ça l’éloignait peut-être du Serpent et son réseau mais peut-être que ça l’aiderait, il n’en savait rien, à ce stade c’était la seule idée qu’il avait pour sortir de l’impasse. Quelques jours plus tard il faisait de nouveaux ses adieux aux enfants et expliquait au tchétchène qu’ils retournaient en Europe. Après quinze ans passés à l’ombre, le Silencieux goutait aux siens comme des retrouvailles chaque fois renouvelées. Il s’enchantait de leur présence, jouait avec ses enfants le plus possible et ne voulait plus pour rien au monde être séparé d’eux trois. Pourtant quand Charlie lui avait parlé de réseau pédophile il n’avait pas hésité une seconde. Etchéverry était un homme de principe mais au-delà de ça il lui suffisait de regarder ses propres enfants pour se dire que c’était l’occasion ou jamais de s’en prendre à leurs prédateurs. Consuela n’était en revanche pas de cet avis.

  • Quinze ans ça t’a pas suffi !? A la première occasion de refaire des conneries tu remets ça !?
  • Des conneries ? Tu sais ce qu’ils font aux gosses ces gens-là !?
  • Non et je ne veux pas le savoir, ce ne sont pas nos enfants que je sache ! Et en plus tout ça pour un vieux copain !? Où il était lui ces quinze dernières années !? Il est venu te voir !? Il s’est occupé de ta famille !? Hein dis-moi que je sache ce qu’il a fait qui vaille mieux que ce que j’ai fait moi !
  • Pourquoi le chien aboie ? Demanda soudain le Silencieux en regardant en direction de la fenêtre de la chambre.
  • Mais qu’est-ce qui te prends à la fin, je te parle de nous et tu me parles du chien !?

Il se leva et s’approcha de la fenêtre sans l’écouter. D’un coup le chien se tue laissant place au silence de la campagne.

  • Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda-t-elle sentant que quelque chose n’allait pas.

Mais soudain dans un fracas de verre quelque chose de lourd et sombre traversa la fenêtre et heurta Estéban en pleine poitrine. Consuela poussa un hurlement, c’était le chien, sa tête. Au même moment du bruit et des cris retentirent dans la pièce à côté. Estéban ouvrit un tiroir pour attraper son arme quand le tiroir éclata avec une partie de la table, le temps de sauter en arrière et de se retourner, un type chevelu les menaçait avec un fusil à pompe.

  • Fait pas l’con coco et va rejoindre tes mômes.

Francesco était par terre sous le talon d’un autre chevelu qui le tenait en joue du bout de son fusil, et Julia criait, tenue comme un paquet par un troisième dont Estéban remarqua la croix gammée qu’il avait cousu sur sa veste en cuir. Deux autres gars, un grand costaud et un plus petit, se tenaient dans le hall, également armés.

  • Aaah v’là les rois de la fête !
  • Alors le terro, on a repris du service ! Dit le plus grand. C’est pas bien ça, va falloir qu’on te donne une leçon…
  • Laissez ma famille tranquille, elle n’a rien à voir là-dedans.
  • Ah non moi j’crois pas, ricana l’autre.
  • Hey ! Regarde ! Dit celui qui était sur Francesco et qui visait maintenant sa tête.

Estéban vit le doigt glisser sur la détente, Consuela poussa un cri, Et puis ce fut la tête du chevelu qui se dispersa aux quatre coins de la pièce. Le grand attrapa Consuela par le bras quand sa tête à son tour s’ouvrit et se referma pour cracher de la matière cérébrale sur Estéban. Puis soudain un colosse barbu entra dans la maison, armé d’une hache de combat qu’il planta d’abord dans le crâne du plus petit avant de trancher le bras qui tenait la gamine comme un sac. Il allait lui asséner le coup de grâce quand Eliane entra un pistolet à la main

  • Non, non, garde-le en vie faut qu’on l’interroge

Le tchétchène, le visage éclaboussé de sang, eut un sourire féroce.

  • Où cuisine s’il vous plait ? demanda-t-il à une Consuela sous le choc, et alors qu’entrait le reste du groupe, tous armés.
  • Euh… par là…

Il attrapa l’amputé par le moignon et lui grogna.

  • Vient on va te soigner toi.

Du sang partout, la famille et Estéban sous le choc, qu’est-ce qui se passait exactement ? Qui était ces brutes !? Comment ça se faisait qu’ils étaient tous là ? Estéban ne manquait pas de question quand un hurlement retentit depuis la cuisine.

  • Qu’est-ce que…

Aslan ressortait de la cuisine sa victime sous le bras, le moignon sauvagement cautérisé. Ça sentait la chair brûlée jusque dans le salon.

  • Eh on pouvait pas laisser lui vider de son sang ! Dit-il dans un mauvais français alors que tout le monde le regardait atterré.
  • Faites pas attention, il est juste un peu brut de décoffrage, dit alors Charlie en entrant à son tour avec son fusil de précision. Va le mettre dans le coffre.
  • Ouais chef !
  • Quelqu’un peut nous expliquer !? S’écria alors Estéban
  • L’autre jour dans le cimetière, on nous surveillait, expliqua Eliane.
  • Mais comment vous saviez ? Pourquoi vous nous avez rien dit ?
  • C’est Aslan qui les a repérés mais on ne savait pas qu’ils allaient viser, j’ai prévenu les autres mais toi t’es injoignable dans ta putain de montagne.
  • Dites plutôt que vous vous êtes servi de nous comme appât ! Accusa Consuela.
  •  Eh bien oui ! S’écria alors Eliane, il fallait bien qu’on sache et qu’on les attrape tous !
  • Espèce d’enfoiré, fit Estéban à l’adresse de Charlie.
  • Il n’était pas d’accord, précisa un des hommes présents, il trouvait ça trop dangereux. C’est nous qui avons pris la décision.
  • Et pourquoi vous nous avez pas prévenu ?
  • Pour les raisons qu’il a donné, on n’arrivait pas à te joindre et venir aurait risqué de les alerter.

Les enfants étaient en pleur, des cadavres partout et le boulot qui n’était pas terminé, Charlie grinça :

  • Bon les gens serait peut-être temps de tout nettoyer et de s’occuper des petits parce que l’espérance de vie de l’autre doit plus être longue et faut qu’on cause lui et moi.
  • Je viens avec vous, expliqua Eliane, je veux savoir ce qu’il a à dire.

Il saurait tous de toute façon mais cette femme n’inspirait pas la contradiction. Ils repartirent à bord de la Subaru qu’ils avaient loué et allèrent se perdre dans la campagne jusqu’à trouver une grange vide. Quelques minutes plus tard Charlie expliquait au type ce qu’il attendait de lui.

  • Voilà le topo mon grand, t’as perdu pas mal de sang mais tu peux encore rester en vie si on t’amène à l’hôpital. Seulement pour le moment j’ai besoin que tu me dises qui vous a engagé.
  • Va te faire foutre.
  • Bon, j’ai pas été assez clair on dirait.

Il poussa la pierre qu’il avait glissé sous ses pieds.

  • Vu ta corpulence, et le fait qu’il te manque un bras et du sang, je pense que tu vas t’étouffer pendant cinq bonnes minutes, c’est long cinq minutes tu vas voir…

Suspendu au bout d’une corde juste assez longue pour qu’il ne touche pas terre mais ne se rompt pas le cou, le type se balançait en gargouillant, le visage violet. Puis il se mit à battre de la main comme s’il voulait parler. Charlie fit signe à Aslan de remettre la pierre.

  • C…c’est… c’est André qui nous a engagé !
  • Qui c’est ça André ?
  • André Agostini, il travaille pour les corses.
  • Les corses ? Qu’est-ce qu’ils viennent encore foutre dans cette histoire !? Ronchonna Charlie.
  • J… Je s… sais pas…. s’il vous plait emmenez moi à l’hôpital je me sens mal !
  • L’hôpital ? Nan pour toi ça sera la morgue, répondit Charlie en l’abattant. Une balle dans le crâne, une autre dans le sternum.
  • Pourquoi vous l’avez tué !? Il aurait encore pu nous dire ce qu’il savait !
  • Non, c’est juste un pousse-bouton, il ne savait rien. Mais vous inquiétez pas je vais vite savoir moi.

Et quand il sut, il se sentit maudit.

  • Putain de foutu Santonie vont jamais me lâcher ceux-là !
  • C’est qui ? Demanda Aslan alors qu’ils roulaient vers Beyrouth.
  • Des emmerdeurs, à cause d’eux ma fille et mon beau-fils sont morts.
  • Oh désolé… et tu t’es vengé ?
  • Oui mais visiblement ça n’a pas suffi.
  • La vengeance est un chemin sans fin.
  • Ouais ? Bin crois moi que dès que j’en ai l’occasion je vais te faire mentir.

Les Chevaliers avaient une nouvelle fois fait leur boulot. Plus besoin de surveiller ses citoyens quand ces crétins le faisaient eux même en racontant leur vie sur Facebook. Cette vieille plateforme sur laquelle des messieurs de l’âge d’André Agostini s’exhibaient avec leurs belles motos de dangereux loubard du dimanche. Et André n’échappait pas à la règle, posant avec arme et moto devant sa villa. A rajouter aux slogans nationalistes sur sa page et des liens sur des scandales financiers dans l’ile. Agostini aimait se donner une image de gars engagé, les Chevaliers avaient rapidement découvert dans quoi. Le responsable sécurité de la famille maudite. Comment était-il rentré en contact avec les albanais, est-ce que c’était lié à lui directement, pour le moment il s’en fichait bien. Pour le moment il avait une visite à faire chez un certain Karbaoui Michel, vieille fortune libanaise, banquier pour le compte d’HSBC, et selon Aslan, pédophile patenté. De ça les Chevaliers n’avait pas pu être garant, et il espérait quand même qu’Aslan avait entendu plus qu’une rumeur.

  • C’est mon cousin qui m’a raconté ça, il était à une fête chez lui à Londres et il n’y avait que des enfants… tous nus…
  • Et t’as confiance en ce qui raconte ton cousin ?
  • Bah parfois il exagère les choses, mais ça je crois pas qu’il l’ait inventé.

Appartement 502, cinquième étage dans le quartier cossu des ambassades. Il avait pris rendez-vous et insisté pour le voir chez lui. Monsieur Charles Gunn, richissime homme d’affaire, une fortune estimée à dix milliards de dollars. Karbaoui s’était renseigné et les Chevaliers s’étaient chargés de l’intoxiquer. Il n’avait pas renâclé à le recevoir chez lui, on ne contredisait pas les caprices d’un milliardaire quand on était un banquier digne de ce nom, surtout qu’il lui avait parlé d’une affaire à traiter avec discrétion. Il s’agissait d’un duplex en réalité, quelque chose qui devait approcher les deux ou trois cent mètres carrés. Et première surprise, ils furent reçus par madame son épouse.

  • Ruth Karbaoui, enchantée, mon mari vous attend dans le salon.
  • Enchanté également Charles Gunn et voici mon assistant, Aslan, dit-il alors que ce dernier baissait la tête pour passer la porte.

Michel Karbaoui était de l’espèce métrosexuel bronzé à l’année, soigneux de sa personne et de sa silhouette dynamique. Il portait des vêtements de marque, des mocassins en daim, sans chaussette, très détendu et souriant. Pas du tout l’idée qu’il s’était fait de lui. Et puis la présence de sa femme le troublait. Les pédophiles ça se mariait ? Bien entendu il y avait l’exemple de Fourniret mais ceux-là sentaient la crasse, la méchanceté, la bêtise, les crimes crapuleux, là où ce couple respirait réussite et bonheur de vivre. Ils se présentèrent et puis Charlie l’entama sur l’objet supposé de sa visite.

  • Je voudrais investir à Dubaï seulement je ne suis plus le bienvenu là-bas depuis que j’ai été en procès avec une de leurs entreprises.
  • Oh, j’en suis désolé.
  • Vous m’avez expliqué que vous aviez de bonnes relations là-bas, j’aimerais que vous m’en disiez plus.
  •  Avant ça me permettez-vous de vous poser quelques questions.
  • Je vous en prie.
  • De quel genre de somme parlons-nous ?
  • Pour commencer je voudrais investir deux millions mais si je vois que les affaires sont intéressantes, il y aura plus, beaucoup plus…
  • La provenance de cet argent est légale ou illégale ?
  • Illégale, ça pose un problème ?
  • Non, bien entendu, c’est seulement pour savoir par quel circuit nous pourrions le faire passer.
  • Il faut que ça soit absolument intraçable.
  • Oui bien entendu.
  • J’ai des enfants vous comprenez, je ne voudrais pas qu’ils héritent de mauvaises affaires.
  • Oui je comprends.
  • Vous avez des enfants vous-même ?
  • Nous n’avons pas cette joie, expliqua alors mécaniquement madame.

Pendant un instant il se demanda si elle pouvait en avoir.

  • Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire.
  • Ah oui ? Hélas non, je ne peux pas en avoir, expliqua alors le banquier avec un sourire, mais permettez-moi, dans quel genre d’affaire vous pensez investir.
  • Non vous préférez les baiser, fit Charlie avec un sourire et un clin d’œil.
  • Je vous demande pardon ?
  • Allons… pas de cachoterie entre nous cher ami, on vous a vu à Londres.
  • Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, et d’ailleurs je trouve cette allusion tout à fait déplacée !

Charlie se rendait compte qu’il jouait un peu sur le fil. Il n’avait aucune preuve à produire pour ce couple modèle. Et même il commençait à douter. Et si le cousin d’Aslan avait voulu se faire mousser en racontant cette histoire. Mais l’intéressé justement avait de la suite dans les idées.

  • Pardonnez-moi, où sont les toilettes s’il vous plait ?

Troublé, autant par les allusions de l’un que la demande du second, monsieur indiqua vaguement un chemin.

  • Venez, je vous en prie, je vais vous montrer, dit la femme avec une politesse froide.
  • Oui… vous savez je ne vous fait pas la morale remarquez, chacun ses mœurs n’est-ce pas, continua de badiner Charlie, mais j’aime savoir avec qui je travaille n’est-ce pas…
  • J’ignore totalement de quoi vous parlez, et je trouve votre curiosité à mon égard malsaine !
  • Oh allons, malsaine, comme vous y allez, je suis juste un homme d’affaire prudent !

Deux minutes plus tard Aslan revenait, la femme derrière lui.

  • Dites c’est quoi ça ? Demanda-t-il en exhibant un bavoir de sa poche.
  • Où est-ce que t’as trouvé ça ?
  • Panier à linge.
  • De quel droit vous fouillez chez nous !? S’écria alors le banquier.
  • Tombé par terre, répondit laconiquement Aslan en anglais.
  • Ah… euh… ça doit être au fils de la bonne… euh nous lui autorisons à venir faire son linge ici, bafouilla-t-il.

Et pendant quelques instants Charlie se dit qu’ils étaient en train de complètement se fourvoyer. Il bafouillait mais il avait l’air parfaitement sincère, et un peu scandalisé, ce qui était bien normal. Mais il se passa alors quelque chose de tout à fait imprévu.

  • Ca suffit vous deux ! Mains en l’air !

La femme tenait un calibre dans la main, un neuf millimètres pour sac à main. Elle avait profité de conduire Aslan pour récupérer l’arme.

  • Mais chérie qu’est-ce que tu fais !?
  • Tu vois pas qu’ils nous baladent ces deux-là !

Le type sourit, forcé.

  • Nous balade chérie ? De quoi parles tu mon amour ?
  • Mais arrête un peu de faire l’imbécile pour une fois ! Tu vois pas qu’ils savent !
  • Mais ils savent quoi !? Continua-t-il sur le même ton, et sourire forcé.
  • Oh la, la, des fois tu me fatigues tu sais ! Allez tous les deux on se lève et on va par…

Elle ne termina pas sa phrase. Vif comme un serpent le bras d’Aslan se détendit et attrapa sa main armée. Elle tenta de lutter contre lui, mais que pouvait-elle faire contre un colosse fabriqué de muscles ? Il commença à attirer le canon de son pistolet vers sa tête. Elle appuya sur la détente. La première balle frôla la tête du géant. Alors le banquier tenta de se jeter dans ses jambes et le faire tomber. Mais au même moment Aslan retournait l’arme contre le menton de la femme et la forçait à appuyer sur la détente. Sa cervelle alla gicler au plafond. Son mari hurla :

  • RUTH ! NON !

Il se précipita sur le cadavre de sa femme.

  • Oh non… non… qu’est-ce que vous avez fait… ma chérie… Ruth…
  • On dirait bien que votre femme vous a trahi, fit remarquer Charlie alors qu’Aslan braquait le banquier.
  • ASSASSIN ! ASSASSIN ! Vous avez tué ma femme ! je vais vous dénoncer ! AU SECOUR !
  • L’inconvénient des grands appartements j’ai remarqué, c’est qu’ils dispersent le son, de plus je vous ferais remarquer que vous avez du double vitrage. C’est bien ça aussi.
  • Assassin !
  • Oui tu l’as déjà dit, fit Charlie en changeant soudain de ton. C’est le passé, elle est morte et elle reviendra pas, parlons du présent maintenant, le tien, c’est quoi ce bavoir ? De quoi elle parlait ta femme ? Qu’est-ce qu’on sait exactement ?
  • Allé vous en ! Vous ne voyez pas que vous avez assez fait de mal comme ça !?
  • Y’a nulle part où accrocher une corde ici, fit remarquer le colosse en regardant le plafond.
  • C’est pas grave, on va improviser…. Tu peux soulever combien tu dirais ?
  • De quoi vous parlez !? Qu’est-ce que vous allez me faire !?
  • On te pose des questions tu me parles de ta femme, alors on va insister. Tu crois qu’on peut monter sur le toit d’ici ? demanda-t-il en s’adressant au tchétchène.
  • Je pense ouais…

Il empoigna le banquier par le bras et l’obligea à se lever, le poussant vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur malgré ses protestations et ses cris.

  • Attend, dit soudain Charlie.

Il venait de passer devant une chambre ouverte, avait crut apercevoir quelque chose dans le reflet d’un miroir. Il poussa la porte et entra, sentant une présence, sortit l’arme qu’il avait sous sa veste. Un placard légèrement ouvert avec des miroir partout dans la pièce. Il pointa le canon sur la porte du placard et ouvrit brusquement.

  • Oh putain de ta mère !

Un gosse d’à peine quatre ou cinq ans, sous-alimenté, fiévreux, enchainé. Charlie sorti de la chambre d’une traite et planta son 45 sous le menton du banquier ;

  • Combien il y en a ? Y’en a d’autres ?
  • Mais… de… de quoi parlez-vous ? sourit l’intéressé en forçant sur ses traits.

Charlie lui tira une balle dans le pied. L’autre hurla, toujours maintenu par le bras par le colosse.

  • Fait encore une fois le mariole pour voir.
  • TROIS Y’EN A TROIS ! Les deux autres sont dans la chambre du dessus !
  • Qu’est-ce qu’on fait ? Demanda Aslan qui avait compris.
  • On s’en occupera après, on a des choses à se dire monsieur le banquier et moi…

Quelques minutes plus tard le banquier hurlait et se pissait dessus, la tête dans le vide, maintenu à bout de bras par Aslan.

  • Alors on va jouer un jeu, je vais te donner des noms et tu vas me dire si tu les connais.
  • NON ! NON ! AU SECOUR !
  • On est à Beyrouth dans un quartier chic coco, personne viendra… dis donc j’y pense c’est pas ta Rolls en bas ?
  • AU SECOUR !
  • Réponds à mes questions et on te file juste aux flics, sinon tu vas allé voir ta voiture.
  • Remontez-moi ! Je vous en supplie !
  • Dritan Begari ? Ca te parles ?
  • NON ! non !
  • Bon et Andréa Brajov, alias le Serpent ça te dis quelque chose !
  • OUI ! OUI ! On a fait affaire ensemble ! Oui !
  • Bon, on avance… Et qu’est-ce que tu peux me dire sur lui.
  • Remontez-moi ! Je vous en supplie remoooontez moi !
  • Plus vite t’auras parlé plus vite tu retrouvas le plancher des vaches, dépêche-toi !
  • J… je… sais r… rien de lui… je fais affaire avec Troi d’habitude.
  • Troi ? Comme le chiffre trois ?
  • Oui ! Oui !
  • Et c’est qui celui-là ?
  • J… Je… ne sais pas… il achète, il vend, c’est le comptable j… je… crois.
  • Bingo ! S’exclama Charlie, et on peut le trouver où ce comptable ?
  • Remontez-moi ! Remoooonteeez-moi !

Il était hystérique, Charlie fit signe à Aslan de le remonter.

  • Alors je t’écoute, comment tu le rencontre ce Troi ?

Il avait un numéro et un code convenu chaque fois qu’il avait quelque chose à vendre ou qu’il voulait acheter. Charlie l’obligea à appeler.

  • Sur le port d’Amsterdam y’a des marins qui chantent…
  • Arrête de déconner, d’abord on n’est pas à Amsterdam ensuite c’est pas le moment.
  • Je dis ça parce que y’a des putes là-bas.
  • Y’a des putes dans tous les ports, Hambourg comme ailleurs.
  • Il lui a donné rendez-vous où déjà ?
  • Au Tortue. J’ai déjà loué une suite.

Ils étaient venus par le train. Ils prirent un taxi jusqu’à l’hôtel de luxe où le personnel de monsieur Charles Killian avait réservé la suite junior. Troi devait venir en fin de matinée. Le temps de réfléchir à comment on allait s’y prendre, et de nettoyer les armes. Il avait été obligé de faire venir du secours pour les enfants que les autres gardaient enchainés chez eux, deux garçons et une petite fille, tous palestiniens. Le Liban était au bout du rouleau mais c’était toujours la même chanson, quand on avait de l’argent on avait droit au meilleur où qu’on soit. Les enfants furent évacués sur une clinique privée à Tel Aviv. Il n’avait pas repris contact avec les basques. Il leur avait assez attirer d’ennuis comme ça et il se sentait coupable de ce qui était arrivé aux autres. Karbaoui avait arrangé un rendez-vous, déclaré qu’il voulait présenter de nouveaux clients mais il ne serait pas de l’affaire. Le remettre aux autorités n’aurait servi à rien. La corruption endémique qui régnait au Liban était un sauf-conduit contre tous les crimes, même les pires. Lui et sa femme dormaient dans le port. Et pour le reste de la communication avec l’albanais, il usait du gadget de Lord qui imitait les voix à la perfection.

  • Allo, Michel ?
  • C’est moi.
  • Je vais avoir du retard, un empêchement, peut-être pourrions-nous voir demain ?

Instinctivement il se dit qu’il était en train d’essayer de la lui faire à l’envers. Peut-être qu’ils s’étaient fait repérer, peut-être qu’il se méfiait et cherchait à gagner du temps.

  • Oh c’est ennuyeux, mon client doit justement repartir demain.
  • A quelle heure ?
  • Attends je vais lui demander… sept heures.
  • Ah, en effet c’est ennuyeux, et là, tout de suite il peut se libérer ? J’ai qu’une heure de libre.
  • Euh… oui je pense que ça doit être faisable, tu es où ?

Il lui donna une adresse dans la vieille ville, Altstadt, un café à l’angle d’une rue cossue. Karbaoui lui avait fait une description du personnage et il n’était pas certain de le reconnaitre. Mais il savait déjà comment le trouver. Il suffisait de le faire sonner. Et ça ne rata pas. Un type banal, avec la tête de l’emploi. Le genre qu’on ne remarquait pas, jamais, et qui calculait. Il s’approcha avec un grand sourire, Aslan derrière lui.

  • Charles Killian, enchanté, je suis désolé Michel n’a pas pu venir.
  • Ah ? Euh… et pourquoi ?
  • Figurez-vous qu’il a attrapé le Covid.
  • Ah oui je vois, bien sûr…. Euh je vous en prie, asseyez-vous… ce monsieur est votre… ?
  • Mon assistant, il est au courant de tout.
  • De tout ?
  • Pour… euh… la marchandise.
  • Ah oui bien entendu !

C’était le mot que Karbaoui avait employé à l’endroit des enfants, de la marchandise. Charlie n’avait strictement rien éprouvé en le faisant passer de vie à trépas.

  • De quel sommes parlons nous en ce cas ? Demanda le comptable avec un sourire poli.

Charlie ouvrit la sacoche qu’il avait amené avec lui, que des Ben Laden, en liasses de vingt.

  • Intéressant. Combien il y a ?
  • Deux millions. Mais j’achètes pas sans voir.
  • Bien entendu. Voudriez-vous ce soir, vers vingt heures, le temps de préparer la marchandise ?
  • On peut pas faire ça maintenant ? Michel vous l’a dit je suis pressé.
  • Euh… eh bien c’est-à-dire que la marchandise a voyagé et…
  • Ce n’est pas important, dit sèchement Charlie. Pas question de lui laisser l’occasion de foutre le camp, et c’était bien l’impression qu’il lui laissait.
  • Très bien comme vous voudrez, vous êtes venu comment ?
  • En taxi.
  • Ah, et comment comptiez-vous ramener la marchandise ?
  • Ah, oh j’ai des employés qui s’en chargeront demain, c’est possible d’en prendre livraison demain n’est-ce pas ?
  • Mais bien entendu… Je crois avoir compris, vous ne voulez pas être là quand ils en prendront possession.
  • Exactement.

Troi sourit.

  • En ce cas veuillez me suivre s’il vous plait

Ils sortirent du café pour se rendre dans une ruelle de la vieille ville. La ruelle était déserte en dehors d’un Kangoo mais au cas où Charlie gardait la main sur son calibre.

  • Venez, montez, dit-il en passant derrière le volant.

Aslan se tassa comme il put à l’arrière, Charlie pointait discrètement son arme sur Troi.

  • Ça fait longtemps que vous connaissez Michel ? Demanda-t-il sur un ton badin en sortant d’Altstadt.
  • Non, nous avons été présentés par des amis communs.
  • Et comment va Ruth ?
  • Bien mais selon Michel c’est elle qui lui a refilé le covid.
  • Une forme grave ?
  • Michel ça lui fait une grosse grippe, Ruth je ne sais pas, je ne l’ai pas vu.
  • Ah oui ? Pourtant elle et Michel ne se quittent jamais.
  • Oui ils ont l’air très amoureux ces deux-là.
  • Oui… en effet.
  • Dites c’est loin ?
  • A deux kilomètres de Hambourg, près de Winsen, vous connaissez la région ?
  • Pas du tout, menti Charlie qui s’était rendu à Hambourg dans son passé irlandais.
  • A cette heure il n’y a pas trop de circulation, nous y serons dans un quart d’heure.

Sans grande surprise il gardait les enfants dans une maison isolée d’un quartier déserté entre la grande ville et la ville de banlieue. Une maison à deux étages et un sous-sol où, sans surprise non plus, il les entraina. Ils descendirent un escalier droit puis suivirent un couloir jusqu’à ce qui avait l’apparence d’un cellier vide. Charlie était sur les nerfs, il revivait ce qu’il avait déjà vécu en Turquie deux mois auparavant, et ce n’était pas un bon souvenir. Troi débarrassa un casier et poussa sa main à l’intérieur, actionnant un panneau coulissant. Derrière il y avait deux cages assez grandes pour accueillir une dizaine d’enfants chacune. Les cages étaient vides.

  • Qu’est-ce que ça veut dire ? Gronda Charlie en se crispant sur son automatique
  • Bienvenue dans votre nouveau chez vous ! S’exclama Troi.

Alors tout alla très vite, un géant surgit derrière Aslan et le frappa de sa batte de baseball dans les genoux avant de le cueillir en pleine figure tandis que Troi et deux autres gars débarqués avec le géant, sautaient sur Charlie, d’une balayette le faisait tomber et avant qu’il ne parvienne à sortir son arme ou même à faire feu, lui injectait une dose d’héroïne. Le shoot fut si violant, si délicieux en même temps qu’il se laissa finalement désarmer tandis qu’une partie de son esprit s’insultait en gaélique. Combien de temps il disparut du monde conscient ? Il n’en eut qu’une idée vague quand il émergea et qu’il regarda Aslan dans l’autre cage. Ils l’avaient roué de coups et le pauvre était couché, le visage tuméfié, la bouche ensanglantée, qui clignait des yeux en le regardant silencieusement.

  • Je suis désolé, grommela Charlie quand on entra dans la cave.

C’était Troi et le Serpent en personne, accompagné d’un chevelu à croix gammée.

  • Vous nous avez fait courir monsieur Ira, mais tout a une fin n’est-ce pas ?
  • Comment t’as su ?
  • Vous vous pensez malin sans doute mais dans le genre de transaction que nous menons il y a des codes. Michel en a employé un à votre insu, de sorte que nous savions qu’il y avait un problème… Et puis quand nous avons parlé dans la voiture, à propos de Ruth et de Michel… si vous les aviez réellement connus vous sauriez qu’ils n’étaient pas mariés mais frère et sœur.
  • Crois pas que vous allez vous en sortir comme ça, j’ai prévenu du monde.
  • Je ne pense pas non, et d’ailleurs où vous chercheraient-ils ? Par contre nous, nous avons appelé quelqu’un que vous connaissez bien…
  • Vas-y grand tu peux venir ! Dit le chevelu alors qu’entrait en effet une vieille connaissance.
  • Oh non c’est pas vrai ! Grommela Charlie.
  • Salut alors comme on se retrouve ! Lança Bobo joyeusement.
  • Tiens, ça manquait de connard on dirait, gronda Charlie un peu plus fort.
  • Oui, tu te souviens de ça mon vieux ? Demanda-t-il en levant sa prothèse. Ils font des trucs formidables de nos jours tu sais, regarde.

Il ôta la fausse main et actionna un bouton sur son avant-bras, faisant apparaitre une pince.

  • Ca pour arracher les clous c’est super pratique, tu vas voir quand je vais t’arracher les couilles avec. Et ça…

Il actionna à nouveau le bouton, la pince disparue à l’intérieur du bras laissant place à une petite scie électrique.

  • Ça c’est mon gadget préféré, t’imagines bien pourquoi, dit-il en faisant tourner la lame.
  • Celui-ci y doit un bras à mon frère, expliqua le chevelu en montrant Aslan.
  • D’accord… alors lequel des deux veut commencer ?
  • Nous avons besoin que monsieur Ira nous explique certaine chose, fit Troi.
  • D’accord. Alors on va voir si tu tiens à ton pote… t’as le chalumeau ?
  • Ouais, fit le chevelu.
  • Je voudrais pas qu’il se vide tout de suite non plus.
  • Bah non, ricana le chevelu.

Bobo poussa la porte de la cage d’Aslan et lui sourit.

  • Coupe-coupe ? Coupe-coupe ?

Sur la trace du Serpent, part 3

  • Je vais à l’église si c’est ça la question mais est-ce que je crois… c’est un peu la question que se posent tous ceux qui pensent croire non ?
  • Ah oui, le doute, au cœur de nos questionnements également. J’aime les gens qui doutent. Nous allons faire affaire monsieur Begari. Malheureusement je ne sais pas grand-chose de cet Ira mais je vous ferais transmettre le dossier que nous avons sur lui.

Au même moment à Beyrouth, dans une propriété au nord de la ville, entrait une Mercedes coupé sport avec à son bord un couple. Ils avaient l’air de touristes de luxe, avec leurs vêtements de marque au tissu couteux et leurs airs un peu maniérés.

  • Bonjour messieurs dames, je m’appelle Andréa, je serais votre hôte pour ce matin.
  • Bonjour Andréa, pressons-nous voulez-vous, nous avons une journée chargée je le crains, dit la femme sans quitter ses lunettes noires qui lui mangeait tout le haut du visage.

Ils entrèrent dans le salon où attendait le petit avec les femmes. Le couple commença à lui tourner autour sans un mot, l’air pensif.

  • Qu’est-ce que tu en penses… Le prince ?
  • Non il est trop foncé… on peut le déshabiller ?

Le gamin commença à pleurer alors qu’on le mettait nu, la femme s’approcha et gentiment lui tendit un mouchoir.

  • Allons mon bout de chou, faut pas pleurer, tout va bien se passer tu vas voir. Jacques ? Demanda-t-elle alors en se retournant vers le gars.
  • Mmh… je ne suis pas convaincu… Joe peut-être.
  • Combien vous en voulez ?
  • La mise de départ et de cent cinquante mille euros madame, répondit Andréa.
  • Mmmh… un peu cher pour Joe non ?
  • Oui… Vous ne pouvez pas redescendre un peu vos prétentions ? Dit le type avec ce ton un peu arrogant qui exaspéra immédiatement l’albanais.
  • Dites-moi un prix, et je vous dirais s’il est convenable, répondit-il pourtant avec un sourire aimable, le client était roi après tout et il savait le sort qui attendait le gamin s’il ne trouvait pas d’acheteur.
  • Soixante-quinze, proposa le type.
  • Mais non allons à ce prix nous perdons de l’argent monsieur.
  • Soit, je vous en offre dix de plus mais c’est tout, au-delà c’est moi qui y perdrais.

Andréa secoua la tête, il savait qu’il pourrait en tirer plus ailleurs et autrement mais ça ne lui plaisait pas comme idée. Et ce type l’exaspérait.

  • Alors je suis désolé de vous avoir dérangé pour rien, mais j’espérais beaucoup plus, rétorqua-t-il sans sourciller.
  • Quel âge a-t-il ? Demanda la femme.
  • Quatre ans.
  • Il en parait plus.
  • Ce n’est qu’un air.

Qu’est-ce qu’ils avaient tous à discuter son âge !?

  • Bien, je vous en offre le prix que vous demandez, décida la femme.
  • Tu es sûr chérie ?
  • Oui, oui, avec un peu de maquillage et habillé en véritable garçon Abdallah l’achètera j’en suis certaine.
  • Mmh, j’en doute mais bon… c’est ton argent.

Soulagé, Andréa prit l’argent, remarquant au passage qu’ils en avaient des liasses comme du Monopoly,

  • Sinon, je voulais vous demander, vous achetez également ? Demanda la femme en rangeant ses billets.
  • Ça nous arrive en effet, pourquoi ?
  • Nous avons peut-être un garçon à vous vendre.

Elle avait attendu la dernière minute pour lui balancer son baratin, elle était maligne celle-là.

  • Combien ? On peut le voir ?
  • Le voir ? Oh oui, Michel mon chéri vas le chercher s’il te plait.

Le type sortit et alla ouvrir le coffre de sa voiture.

  • Sort mon garçon, lui dit-il doucement.

Sept, huit ans peut-être, sale, dépeigné, effrayé. D’où ils le sortaient ? Andréa n’était pas très contant.

  • Qu’en pensez-vous ?
  • Combien ?
  • Il a très peu servi, que diriez-vous de la moitié de ce que nous vous avons déjà versé.

Andréa n’avait aucune envie de l’acheter, il savait ce qu’il deviendrait si jamais il en faisait l’acquisition. Il était trop vieux pour leurs circuits habituels et même lui avait ses limites.

  • Faut voir, si je ne vous l’achète pas qu’est-ce que vous allez en faire ?
  • Oh eh bien lui trouver un autre acheteur, il est palestinien, je suis sûr qu’en Cisjordanie quelqu’un saura quoi en faire, ricana Michel.

Andréa était écoeuré, ces gens n’avaient donc aucun principe ? Et lui était coincé. Il ne l’achetait pas, ils le feraient probablement tuer, il l’achetait Dritan voudrait qu’il s’en débarrasse. Il leur rendit la moitié de l’argent et l’acheta.

  • Qu’est-ce qu’on en fait patron ? Demanda un des hommes quand le couple fut parti.
  • Tu parles arabe non ?
  • Bah oui.
  • Alors demande lui d’où il vient.

Le lieutenant d’Andréa s’exécuta.

  • Beyrouth ouest.

Andréa se sentit soulagé.

  • Ramène-le là-bas, je veux plus le voir.
  • Mais j’en fais quoi ? Je vais quand même pas le ramener chez lui ! Si ?
  • Demande-lui comment il a atterri avec ces deux salopards.

L’autre posa la question, le gamin hésita avant d’expliquer qu’ils l’avaient acheté avec un peu de nourriture.

  • Ses parents sont morts y parait, expliqua le lieutenant, il vit dans la rue, ça serait du gâchis que de pas en profiter non ?
  • Fais ce que je te dis, va à Beyrouth ouest et tu le relâches.
  • Okay, okay… soupira l’autre.

Andréa le regarda partir en se disant qu’il en serait de sa poche mais que c’était moins important que de sentir bien avec sa conscience de temps en temps. Il retourna au Kosovo satisfait et soulagé. Pourtant à son arrivée, Dritan l’attendait avec sa tête des mauvais jours.

  • Ca va ? Tout s’est bien passé ? Lui demanda-t-il avec son regard féroce fixé sur lui.
  • Euh bah oui… comme je t’ai dit on les a vendus finalement.
  • Tous ?
  • Bah oui je t’ais dit j’ai trouvé des acheteurs pour le dernier !
  • Alors pourquoi tu as demandé à Marko d’en relâcher un ?
  • Hein… ah euh il était trop vieux… on n’aurait rien pu en faire ! Plaida Andréa en maudissant Marko.
  • Depuis quand on te demande ton avis sur l’âge qu’ils ont ? Tu vends, t’achètes, et tu poses pas de question, tu m’as compris ?

Dritan avait comme une aura de maléfices qui vous submergeait quand il vous parlait comme ça. Comme une sorte de poison qui vous rentrait de force sous la peau. Toute la noirceur de son âme semblait se manifester dans ses yeux et sa voix.

  • Oui Dritan.
  • Heureusement qu’il m’a appelé à temps sinon crois moi t’aurais passé un sale quart d’heure.

Une onde de froid glissa dans la colonne vertébrale du Serpent. Il savait parfaitement ce que ça voulait dire.

  • Oui Dritan…. Euh vous allez en faire quoi ?
  • Tu sais très bien ce qu’on va en faire ! Et tu ferais mieux de t’endurcir si tu veux durer dans ce métier.

Oui, il ne savait que trop. Et ça le rongea assez pendant quelques jours pour qu’il cherche à oublier. Heureusement il y avait la divine cocaïne, l’excellence de la vodka russe, et quelques putes tchèques. Il fit la tournée des boites à Pristina avec ses copains et les putes. Une à chaque bras, trois jours de fête pour se soulager de toutes la tension de ces dernières semaines et oublier le petit palestinien. Trois jours dont il sorti avec une fameuse gueule de bois et mauvaise humeur.

  • Patron, on a reçu un colis, expliqua un de ces hommes en entrant dans le salon où il avait l’air de prier devant sa chicorée.
  • Mmh…. Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient ?
  • Un livreur ce matin, ça vient d’Allemagne.
  • Vas-y, ouvre-le.

Le gorille obéit avant de s’exclamer.

  • Putain c’est quoi ça !?

Une main sectionnée à ras du poignet. Une main avec une grosse chevalière américaine. Un carton accompagnait le trophée, le gorille le tendit à Andréa.

« Monsieur Mamame ne volera plus personne. Avec les compliments de la Corse. »

Le type devait avoir une trentaine d’année et ressemblait à un punk à chien fatigué par la came. Une crête verte improbable, des boucles d’oreilles comme un assortiment de boutique piercing/tatouage, des bagues maousses sur les doigts, et bien entendu visage, mains, bras, tatoués. Il l’avait reçu dans un mobile home qui puait le shit quelque part dans la campagne autour de la Haye, Pays-Bas. Les autres lui avaient dit que c’était un spécialiste, un savant, qu’il pourrait lui poser toutes les questions qu’il voulait, et Charlie n’arrivait même pas à être surpris. Les Chevaliers avaient dit oui et ça l’avait soulagé d’un poids. Mais avant de se lancer ils lui avaient donc conseillé de rencontrer ce gars Fritz. Alors il avait confié Noémie et les enfants à l’institutrice et au précepteur et était parti pour l’Europe sur leurs conseils, Aslan avec lui.

Faut que tu comprennes une chose, t’as à faire à quinze familles, quinze familles qui contrôlent la totalité du business. Depuis les années 60 les albanais font de la contrebande, c’est leur plus grande spécialité. Alors au début, quand ils ont commencé à s’exporter à l’étranger, ils se sont mis au service des autres groupes criminels pour qui ils ont fait les mules. Et puis petit à petit, d’employés, ils sont devenus acteurs, puis bientôt partenaire.

  • Avec qui ils travaillent ?
  • Principalement les italiens de la n’dranghetta, les vory v’ zakone, les turcs et les bulgares.
  • C’est quoi leur spécialité maintenant ?
  • Le trafic principalement, d’armes, de drogues, et d’êtres humains.
  • Hum…. Ça je sais… et sur le Serpent t’as quoi ?
  • Avant de t’en parler, j’aimerais te poser une question à mon tour.
  • Vas-y.
  • Est-ce que tu te sens prêts à descendre au plus noir de l’âme humaine ?
  • Je crois que j’y suis moi-même descendu quelque fois, répondit Charlie avec une pointe d’amertume dans le regard.
  • Tu veux t’attaquer à eux n’est-ce pas ?
  • On peut rien te cacher.
  • Alors je te préviens, tu n’es sans doute pas prêt pour ce que tu vas voir quoi que tu penses. Tu vas regarder l’enfer au fond des yeux mon ami et ça te coutera peut-être plus que tu ne le crois.

Charlie avait vu et fait beaucoup de chose peu ragoutante dans sa vie. Tué salement et parfois de sale type, et avec le trafic qu’ils avaient découvert avec Lord il pensait avoir déjà atteint une limite. Mais apparemment pas, et ça le crispait un peu.

  • Okay… merci de l’avertissement, maintenant parle-moi de l’autre.
  •  Andréa Brajov dit le Serpent, membre de la Fabrika, le clan dirigé par Dritan Begari.
  • C’est qui celui-là ?
  • Un méchant, un vrai, il a tué quatre policiers qui essayaient de l’arrêter en Italie. Il y un mandat d’arrêt international contre lui. Quant à celui qui t’intéresse il est également recherché en Allemagne et en Italie.
  • Pourquoi ?
  • En Allemagne pour le meurtre d’un gars d’un clan rival, en Italie pour trafic de drogue.
  • Je croyais que sa spécialité c’était les êtres humains.
  • En effet, après l’affaire italienne Begari lui a confié d’autres activités. Mais ces gars sont multi taches tu sais.
  • Explique-moi comment marche le trafic d’êtres humains.

Fritz lui fit un cours, les méthodes employés par les albanais, les viols systématiques des filles pour les briser, les déplacements réguliers pour qu’elles perdent leurs repères. Le recrutement dans les villages reculés du Kosovo, d’Albanie et d’ailleurs en Europe de l’est. Le trafic de faux papiers qui allait avec. Et à raison de mille euros le passeport, rien que ce business était une très bonne affaire. De sorte qu’ils gagnaient sur tous les tableaux. Ils fournissaient des faux papiers et un passage, contre quoi la fille devait payer sa dette avant d’être totalement cooptée. Ils achetaient aussi et revendaient les filles.

  • Et les enfants ?

Le punk à chien marqua une pose.

  • Tu fumes ?
  • Ça m’arrive.
  • On va rouler d’abord, ça me stress de parler de ça.

Il comprit pourquoi peu après, il eut même du mal à entendre ce qu’il lui révéla.

  • Mais c’est dégueulasse ! S’exclama-t-il au bout d’un moment.
  • Tu sais combien peut rapporter un cœur ? tu sais combien certaine famille serait prêt à payer pour sauver leur enfant ?
  • Putain…
  • Ils appellent ça le recyclage. Passé un certain âge les gosses sont trop vieux pour intéresser les amateurs et encore trop jeunes pour qu’on les mette sur le trottoir, C’est surtout les garçons qui y passent, sont moins vendeurs. Sans compter que si un gars est prêt à payer le prix fort, il pourra s’occuper lui-même du gamin, et même ramener un film de ses exploits.
  • Tu veux dire un snuff ? Je croyais que c’était une légende urbaine.
  • Malheureusement….

Fritz avait eu raison de l’avertir. Dans quel bourbier de noirceur il était en train de plonger ?

  • Et le Serpent est impliqué là-dedans ?
  • Il dirige un réseau dans ce domaine, confirma Fritz. Mais il reçoit ses ordres de Begari.
  • Okay maintenant si toi tu devais t’attaquer à ces gens, par quoi tu commencerais ?
  • Suivre l’argent, c’est la règle. Si tu touches à leur portefeuille tu touches à leurs couilles.
  • Ouais, j’imagine qu’ils ont des circuits de blanchiment dans le monde entier.
  • T’imagines bien. Mais avant que cet argent rentre dans les tuyaux de la grande machine à laver internationale, il existe en cash sonnant et trébuchant.
  • C’est-à-dire ?
  • C’est-à-dire qu’ils ont des collecteurs qui le stockent à travers toute l’Europe.
  • Et ensuite ?
  • Converti en or, revendu à Dubaï, réinjecté dans la blanchisseuse.
  • Londres, New York, Genève ?
  • Aux Etats-Unis surtout, Arizona, Dakota du Sud, Delaware, tu comprends les américains sont très regardant quand il s’agit de leurs intérêts dans les banques étrangères, mais question partage des informations avec les services fiscaux des autres pays… oublie un peu.
  • Et vous pourriez me retracer un de ces circuits jusqu’à la dernière banque ou société écran ?
  • Oh c’est de l’ordre du possible mais ça ne te servira à rien. A partir du moment où l’argent est dématérialisé tu courras après un fantôme. Par contre j’ai peut-être mieux pour toi.
  • Vas-y raconte.

Aslan attendait dehors dans la bagnole qu’il avait loué sous un faux nom à l’aéroport.

  • Alors ?
  • Alors tu connais le Maroc ?
  • Nan, mais dis donc on voyage avec toi ! J’aime ça !
  • Ouais… bin on verra ça, fit sinistrement Charlie en pensant à la conversation qu’il venait d’avoir.

Marrakech, place Jemaa el Fna, ses montreurs de serpent, ses vendeurs d’orange pressée, ses centaines de guides, voleurs, pickpockets, ses gnawa, vendeurs de thé, musiciens, touristes par millier. The place to be quand on passe à Marrakech ou qu’on la traverse pour se rendre au souk. Charlie n’était pas venu ici depuis la fin des années 80 quand il opérait encore pour le compte de l’IRA. Et il avait toujours aimé cette ambiance riche d’odeurs de viandes rôtis, d’agrumes, de thé à la menthe, de fleur d’orangé, de musiques et de couleurs. Il entra dans le souk poursuivi par deux guides, souvent des étudiants sans le sou qui s’improvisaient mais aussi parfois des indicateurs de police et parvint à les perdre dans les dédales encombrés du marché, se faufilant entre les touristes jusqu’à rentrer dans une boutique d’antiquité. Le patron de la boutique était occupé à la manœuvre pendant qu’un grand type accrochait pour lui des lustres ouvragés en étain.

  • Faites attention vous allez les abimer !
  • Salam aleikum, fit joyeusement Charlie en entrant avec assez d’accent français dans le phrasé pour que l’autre lui réponde immédiatement dans cette langue.
  • Bonjour monsieur, que puis-je faire pour vous aider ?
  • Je cherche Monsieur Bennani.
  • C’est moi-même, que puis-je pour vous ?
  • Euh…. Eh bien c’est délicat, je voudrais transférer de l’argent à Paris et on m’a dit que vous pourriez m’aider.
  • Quel genre de somme parlons-nous ? Répondit le saraf sans s’affoler.

Le saraf, le banquier du blanchiment. Il faisait collecter l’argent en Europe et pouvait vous le transférer partout dans le monde. Tout à la confiance et au coup de téléphone.

  • Vingt mille euros, expliqua Charlie.
  • Oui bien sûr pas de problème.
  • Quel est votre pourcentage ?
  • Zéro cinq pourcents monsieur.
  • Intéressant, qui collecte pour vous en Europe ?

Le patron de la boutique afficha un sourire poli.

  • Qu’entendez-vous par là ?
  • Eh bien ceux qui ramassent l’argent qui centralise ? Vous comprenez, je vais vous confier vingt mille euros j’aime savoir avec qui je travaille.
  • Euh… je suis désolé mais cette information est confidentielle. Vous comprenez, pour votre bien comme le mien il est préférable que nous ignorions chacun les maillons de la chaine.
  • Oui…. Je ne me suis peut-être pas bien fait comprendre… je ne vous demande pas si cette information est ou non confidentielle, j’exige cette information, dit Charlie avec un grand sourire.
  • Je… euh… vais vous demander de sortir de ma boutique.
  • Et comment veux que je sorte moi si plus personne ne peut sortir.
  • Pardon ?
  • Aslan….

Soudain un des lustres tomba sèchement par terre tandis que la lumière du dehors disparaissait, le tchétchène couvrant toute la largeur de l’entrée de son énorme masse. Le patron tenta de se lever brusquement en ouvrant la bouche, mais Charlie se jetait sur lui avec un mouchoir imbibé de Valium.

  • Chut…. Doucement mon gars, ça va aller…

Groggy, ils en profitèrent pour le bâillonner avant de le ligoter, l’enrouler dans un tapis et de l’évacuer à la vue de tous, comme deux livreurs. Le vendeur de souvenirs se réveilla les mains liées dans le dos, la corde au cou et les deux pieds posés sur un petit tabouret au milieu d’une pièce nue, le colosse qu’il avait embauché ce matin et le touriste français qui l’observaient.

  • Salut, dit le français, alors je t’explique, d’après ton poids et ta taille quand on va retirer ce tabouret tu ne te rompras pas le cou, par contre tu vas t’étrangler et ça va être douloureux. Je dirais environs dix minutes, après tu mourras. Sauf, sauf si bien sûr tu me dis ce que je veux savoir….

Neuilly-Plaisance, sept heures trente du matin, la jeune femme courait à petite foulée dans le parc près de chez elle, le long d’un petit point d’eau où s’ébattaient des canards. Au loin un utilitaire blanc approchait. La jeune femme écoutait du rap de quartier dans ses écouteurs Bluetooth, une queue cheval serrée qui dansait en rythme avec ses pas. Elle pensait à la journée qui l’attendait. A ses patients, les nouveaux et les anciens, ce qu’il fallait retenir. Infirmière libérale elle travaillait dans tout le département, des heures parfois dans la circulation, les bouchons. Alors pour perde le moins de temps possible, celui-ci était calculé au millimètre. A huit heures son footing était terminé, dix minutes plus tard et pas douze, elle était dans sa voiture. A vingt, cinq minutes avant que les bouchons commencent, elle prenait la direction de Rosny-Sous-Bois où l’attendait son plus ancien patient. Et comme ça cinq jours par semaine. L’utilitaire n’était plus qu’à quelques mètres d’elle, elle s’écarta distraitement. Ce n’était pas rare qu’ils passent par là à cause des travaux de l’autre côté, un raccourci pour s’éviter la mélasse du carrefour proche. La circulation avait toujours été un cauchemar dans le département, aussi loin qu’elle s’en souvenait et très franchement elle supportait de moins en moins et rêvait de s’exiler à la campagne. Mais à la campagne tout était plus compliqué n’est-ce pas, surtout dans les nombreux déserts médicaux français. L’utilitaire freina à sa hauteur, la porte latérale s’ouvrit sur un colosse barbu qui la saisi par la taille et l’emporta à l’intérieur. Elle poussa un cri, se retrouva avec un sac sur la tête et une voix qui lui dit :

  • T’inquiètes pas cocotte on veut pas te faire du mal, juste te poser des questions.
  • Qu… qui vous êtes !? Qu… qu’est-ce…. Que vous voulez !?
  • La liste de tous tes collecteurs.
  • De…de quoi… v… vous parlez ?
  • Ah non cocotte pas de ça avec moi, tu parles et je te payes pour tes frais, tu parles pas, t’es mal.

Elle poussa un profond soupir.

  • M… ais… si… si je fais ça ils vont…m…me t…t… tuer ! Bégaya-t-elle.
  • Combien ça te rapporte par mois ton business ?
  • Qu… qua… quatre-vingt mille euros…

Il poussa un sifflement admiratif.

  • Prés d’un million par an… pas mal. Tu fais quoi de tout cet argent ?
  • P…po… pour ma fille…
  • Alors voilà ce que je te propose, tu parles et je t’offre cinq millions pendant dix ans, et un passeport neuf pour refaire ta vie avec ta gamine.
  • Et si… si je parle pas ? Demanda-t-elle d’une voix timide.
  • Et bien ça dépend de ta résistance à la souffrance…
  • M…Mais comment je peux… peux… être sûre ?
  • Parce que je vais te donner un million tout de suite et un passeport. Ensuite tu me diras où je dois déposer l’argent, je m’occupe du reste.

Elle tenait sa liste dans un carnet, ils allèrent donc chez elle. Elle était divorcée, sa fille à l’école, les Chevaliers avaient fait leurs devoirs. Quand ils furent partis, Aslan lui demanda.

  • Tu vas vraiment faire ça ?
  • De quoi ?
  • La payer cinq briques pendant dix ans ?
  • Mon cul oui, cette fille collecte l’argent des mafias et elle le sait, c’est déjà bien que je lui ai donné un million et un passeport.
  • Ouais mais c’était pas ton million, fit remarquer Aslan avec qui ils avaient fouillé l’appartement du vendeur de souvenir.
  • Mon ami c’est ça la guerre, on se paye sur la bête.
  • Alors c’est ça ? On est en guerre ?
  • Pour l’instant on s’échauffe, attend qu’on fasse notre déclaration….

Le carnet comportait huit noms, avec les sommes que rapportait chacun par mois. Mit bout à bout, des montants affolants. Il ne comptait pas s’attaquer à tout le monde. Ces collecteurs travaillaient indifféremment pour un réseau ou un autre. Alors ils firent un tri sélectif avec une préférence pour un turc et un roumain. Un ambulancier et un vendeur d’imprimante, laissant momentanément de côté les autres. Ils commencèrent par les surveiller l’un et l’autre, pendant près de deux semaines avant que les choses bougent. Et le turc fut l’heureux gagnant de ce concours. Son argent, des sacs entiers, il allait les chercher dans un immeuble plein d’immigrés, dont des albanais qu’ils repérèrent très vite. Charlie était doué pour aller renifler au plus près des lignes ennemies comme il disait. Même quand les gars trainaient sur leur palier avec un flingue à peine caché.

  • Alors ? Demanda Aslan quand il fut de retour de son repérage.
  • Alors reste plus qu’à trouver sa planque.
  • Oh ça c’est fait.
  • De quoi ?
  • Pendant que tu dormais l’autre soir, je l’ai suivi, je sais où il planque. Pourquoi tu comptes faire quoi ? Lui piquer ?
  • Nan, incident domestique.
  • Incident domestique ?

L’ambulancier louait un garage pour le seul usage du stockage. Des sacs Tati entier de billets, toutes les modèles d’espèce. Et il y avait à peine la place pour se déplacer. Mais deux grenades incendiaires plus loin il n’y avait plus rien sinon un brasier. La guerre était déclarée.

Bobo se regardait dans la glace et avait un peu de mal à se reconnaitre. C’était son nez et en même temps ce n’était plus exactement le même dessin. Ils avaient reconstruit le cartilage avec du silicone et quelques greffes plus loin reconstitué le morceau qui lui manquait. La science faisait des miracles même s’il se trouvait différent. Et pareil pour son nouveau bras. Une prothèse plus solide, moins sophistiquée, avec des extrémités différentes, pince, main articulée, crochet, avec quand même dans la pince la force d’une presse hydraulique. Pour les dents en revanche il avait dû accepter l’avis du médecin et revenir à la raison.

  • Alors qu’est-ce que t’en penses ? Demanda derrière lui Emile.
  • C’est bizarre, j’ai l’impression d’être devenu beau.
  • Mais t’es beau !
  • Arrête tes conneries…

Il sourit à son reflet, examinant ses dents.

  • Faut que je voie Marie Prudence pour la remercier, elle avait raison pour les dents.
  • Elle est à Vienne.
  • Qu’est-ce qu’elle fout à Vienne ?
  • Rencontrer des gens.
  • Dis donc faut que ça soit important pour qu’elle bouge.
  • J’en sais pas plus

Bobo quitta la contemplation de ses dents pour jeter un coup d’œil au bureau de l’avocat.

  • Alors comme ça tu t’es installé à ton compte.
  • Et mon unique client c’est la famille.
  • Un consigliere comme disent les ritals. Ouais, ça nous manquait. C’est bien que tu fasses ça, t’as toujours été très famille de toute façon.
  • C’est pas faux mais je ne conseille personne, j’assiste tout au plus.
  • Bon on va dej’ j’ai les crocs moi.

L’hôtel Indigo était de ces établissements de luxe post moderne, avec une déco minimaliste et graphique, une façade géométrique et opaque, une froideur presque technique qui contrastait avec la chaleur de l’accueil. Elle buvait son café sur la terrasse de sa suite, attendant les albanais. André lui avait fait son rapport sur ce qui se passait au sein des Black Axes depuis que leurs deux chefs avaient disparu. Et leur désorganisation momentanée signifiait qu’il y avait des places à prendre. Mais rien ne se ferait dans ce domaine sans l’autorisation de ceux qu’elle attendait. Elle avait vu à travers son mari l’ascension de ces derniers, comment en quelques années ils étaient passés de subalterne à acteur. Comment avec leur férocité, notamment dans le domaine de la prostitution, ils s’étaient lentement imposés auprès de leurs amis à tous, les italiens. C’était Don Antonello qui lui avait conseillé de prendre voix avec eux, de chercher le compromis plutôt que l’affrontement. Mais elle avait eu mieux à proposer qu’un acte de soumission, grâce notamment aux amis allemands d’André, mais également de son demi-frère. Quand il avait compris que les ukrainiens avaient tenté de les baiser aux dépens des albanais ça lui avait remis la rage de ses jeunes années. C’était lui sur la moto qui avait appuyé sur la détente du Glock. Ce n’était pas son premier. Son premier l’avait exilé du vieux pays. Une question d’honneur cette première fois, maintenant c’était les affaires et personne n’avait intérêt à déconner avec ça. Les copains d’André s’était occupé de Mamame quand on avait découvert qu’il n’était plus protégé par Issa. Et si les corses ne connaissaient pas forcément les tenants et les aboutissants berlinois et nigérians, leurs amis Hell’s et leurs amis italiens les avaient rencardés. Leurs deux corps avaient disparu, seul souvenir de leur existence sur terre, la main de Mamame et qu’Andréa avait fait naturaliser. André entra sur la terrasse.

  • Ils sont en bas.
  • Dis-leur de monter.

C’était la première fois qu’elle rencontrait celui qu’on surnommait le Serpent et elle le trouva plutôt à son goût même si elle ne lui montra pas. Andréa au contraire n’aimait pas beaucoup les femmes et avait un peu de mal à se faire à l’idée de devoir traiter avec l’une d’elles. Les gens faisaient ce qu’il voulait mais au pays il aurait été inconcevable qu’une femme dirige. Elles étaient trop imprévisibles, trop tête en l’air. Mais Dritan avait dit : « écoute ce qu’elle a à dire » et quand Dritan parlait, on obéissait. Troi l’accompagnait avec sa petite serviette pleine d’un ordinateur portable. On allait discuter affaire après tout. Et rapidement, aussi surprenant ça lui sembla, Andréa comprit qu’il avait à faire à une femme de tête, réfléchie, posée et qui était douée pour négocier.

  • Notre chiffre d’affaires par fille s’élève, moins les charges, à quatre-vingt-cinq mille euros par mois. Là-dessus nous reversons six pourcents de leurs revenus aux filles, soit trois points au-dessus de ce qui se fait en ville. Ce qui semble-t-il pose problème.
  • En effet.
  • Vous nous réclamez de vous reverser cent mille euros tous les mois par établissement et de revoir notre politique salariale.
  • C’est exact.
  • Nous avons mieux à vous proposer. Un partenariat. Une association à raison de cinquante pourcents des bénéfices chacun.
  • Ça pourrait faire grincer certaines dents, vous y avez pensé ?
  • Des dents qui grinceront beaucoup moins fort si vous êtes derrière nous. Cependant j’ajoute que vous nous fournirez dès lors les filles gratuitement.

Le téléphone d’Andréa bourdonna.

  • Excusez-moi…. Allo… po, po… Çfarë ? Për çfarë po flet ?

Bien qu’il parlât en albanais elle comprit que quelque chose n’allait pas.

  • Un problème ? Demanda-t-elle quand il eut raccroché.
  • Problema ? No, no…

Son italien n’était pas délicat mais il parlait couramment, ce qui était pratique. Marie Prudence le parlait depuis l’enfance en raison de grands-parents siciliens. Il se pencha à l’oreille du gars avec la serviette qui se leva aussi tôt et sorti. Le Serpent la regarda et elle vit que quelque chose avait changé.

  • Gratuit ? Rien n’est gratuit dans ce monde.
  • Vous avez raison c’est pourquoi nous vous proposons un partage équitable.
  • Non, non ce n’est pas équitable, gratuit ça veut dire que nous perdons de l’argent. Vous voulez nous associer à vos affaires, alors c’est soixante-dix, trente.
  • Je regrette mais nous ne nous pouvons pas nous permettre ce genre d’arrangement.
  • Alors ça sera cent mille tous les mois par établissement.
  • Monsieur Brajov je n’aime pas voyager, je ne suis pas venu à Vienne pour me faire dépouiller. Don Antonello avait dit que vous étiez des gens raisonnables, où est la raison ici ?
  • Ce n’est pas Don Antonello qui dirige nos affaires.
  • Alors peut-être devrais-je m’adresser à celui qui les dirige, les subalternes ont souvent tendance à faire du zèle.

Le Serpent se tassa en la fixant comme s’il allait lui bondir dessus. Visiblement il n’avait pas l’habitude qu’on le traite de subalterne. Mais il avait suffisamment de sang-froid pour répondre :

  • Nous verrons ça, mais ne pensez pas que ce service que vous nous avez rendu vous autorise à faire ce que vous voulez.
  • Allons, c’était un geste d’amitié, les amis n’attendent rien n’est-ce pas, au plus ils espèrent un peu de reconnaissance… rétorqua-t-elle avec un sourire froid.
  • Mes associés sont des gens très occupés, je dois en parler d’abord avec eux, il vous reste une semaine pour nous payer ce que vous nous devez.

Ca ne lui échappa pas, il parlait de son patron comme d’un associé. Oui, il n’aimait pas qu’on le rabaisse.

  • Oui, sinon, pour les putains qu’on vous a volé, nous vous les rendons comment ?
  • Vous pouvez les garder une semaine, c’est notre geste de reconnaissance à nous, répondit-il avec le même sourire glacial qu’elle lui avait accordé.
  • Allons… cette habitude des hommes d’interrompre toujours les femmes…vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase… Quand je vous demandais comment nous vous les rendions, entières ou dans plusieurs valises ?

Cette fois le Serpent blêmit.

  • Vous n’oseriez pas.
  • Et pourquoi donc ? Ces filles ne sont rien pour moi et vous avez déjà amorti votre perte j’en suis certaine.

Elle était en train de le coincer dans ses retranchements et il s’en rendait parfaitement compte. Avec cette désagréable impression que cette femme ne parlait jamais en l’air. Mais contrairement à ce qu’elle semblait croire on ne gâchait pas la marchandise. D’autant qu’il avait eu le temps de se renseigner sur les filles, que Laszlo était de la famille et Camille une de ses petites favorites.

  • Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
  • La même chose que vous semble-t-il, un compromis.
  • Et vous proposez quoi ?
  • On ne vous paye rien tant que je n’ai pas rencontré vos associés
  • Et s’ils refusent de vous rencontrer ?
  • Allons, j’augure que vous n’avez pas besoin de valise et que vous êtes des gens de raison.
  • De valise hein…

Voilà qu’elle remettait ses menaces en avant. Elle croyait quoi exactement qu’on la laisserait faire ?

  • Bon très bien, vous restez combien de temps à Vienne ?
  • Comme je vous l’ai dit je n’aime pas voyager, je repars après-demain.
  • Je vous rappelle cette après-midi.
  • C’est vous qui voyez, sourit-elle sans chaleur.

Le Serpent sorti en trombe de la suite en grommelant pour lui-même :

  • Putain c’est quoi cette salope !?

Avant d’attraper un de ses hommes par le bras.

  • Tu te démerdes comme tu veux mais nos putes rentrent à la maison ce soir.
  • Et s’ils veulent pas nous les rendre ?
  • Je veux pas le savoir, elles sont là ce soir, tu te démerdes.

Puis il alla vers Troi et lui demanda ce qu’avait dit Dritan.

  • Il a dit d’aller là-bas voir ce qui se passe.
  • Aller en France !? Mais y croit que j’ai que ça à foutre !?
  • Il a dit que deux cinquante millions c’est trop, il veut savoir pourquoi l’autre stockait autant. Et qui a fait ça.
  • Mais merde je suis pas un putain de flic ! Il me prend pour qui !?

Troi haussa les épaules, il n’était que le messager.

  • Okay je vais l’appeler.

Marie Prudence portait bien son nom. Sitôt le Serpent sorti elle appela André et Sébastien, qu’ils convoquent la garde et l’arrière-garde, les albanais allaient sans doute essayer de récupérer les filles. Les Hell’s Angel étaient justement potes avec les propriétaires d’une casse qui se trouvaient être des gitans. Aussi quand il se passa ce qui devait se passer, l’accueil des albanais fut plus musclé qu’ils ne le pensèrent au départ de leur expédition. Ils étaient partis avec trois AK47 et des battes de baseball pour six personnes, dix hommes au total qui se retrouvèrent bientôt au milieu d’une meute de motards et de gitans tous armés, fusils, AK47, fusils à pompe, révolvers, pistolets. Et ça serait sans doute parti en vrille si Sébastien ne partageait pas avec sa sœur son sens de la négociation.

  • Allons les gars vous n’avez pas envie de mourir et nous non plus, alors qu’est-ce que vous diriez de rentrer chez vous bien gentiment ? Dit-il en anglais.
  • Toi va faire enculer toi ! Rétorqua fièrement un des albanais dans la langue de Molière.
  • Voyons mon ami ne te montre pas plus stupide que tu n’en as déjà l’air, vous êtes dix, on est vingt, même si vous en tuez dix d’entre-nous il en restera assez pour vous effacer de ce monde. C’est mathématique.

Les albanais se consultèrent alors sagement et déclarèrent qu’ils reviendraient et que la prochaine fois il payeraient tous. Ce qui leur valu un éclat de rire général et la colère d’Andréa qui lui entre temps n’avait pas passé une bonne matinée. Non seulement la salope lui avait donné tort, Dritan voulait la rencontrer mais ce dernier se montra intransigeant quant à ce qui se passait en France dans leur dos. Deux cent cinquante millions ce n’était pas un détail. Ainsi, le lendemain, pendant que celui-ci partait en train pour Paris, Marie Prudence recevait à son tour Dritan Begari. Elle avait pris quelques renseignements sur la Fabrika. Ils avaient une réputation de férocité connue dans toute l’Europe, plusieurs de leurs membres étaient recherchés pour meurtre, acte de barbarie, et autres joyeusetés prometteuses si on savait les manœuvrer. Mais elle comprit rapidement que Begari n’était pas du tout du même bois que le Serpent. Dur, froid, calculateur et visiblement dénué de la plus petite forme d’empathie ou de compassion.

  • Cinquante, cinquante et les filles gratuites hein ?

Il parlait anglais, un anglais rugueux mais après tout c’était la langue des affaires, de toutes les affaires.

  • Oui.
  • Moi j’ai autre chose à vous proposer, on vous tue tous, on récupère vos affaires à Hambourg, on brûle votre maison, on massacre les hommes de votre famille jusqu’au dernier. Et je vous mets personnellement sur le trottoir.

Marie Prudence commença par déplier un sourire aiguisé, mais Begari se fichait bien de la laisser parler.

  • J’ai parlé aux italiens, vous êtes fini les corses, en France vous représentez tout juste vous-même, en Afrique les chinois vous baisent, et ailleurs vous n’existez même plus. Sans vos amis de Calabre, qui sont par ailleurs également nos amis, vous seriez ce que vous n’avez cessez d’être, des vagabonds.

Marie Prudence prit sa gifle comme de juste, et resta calme, imperturbable comme l’exigeait la situation. Begari avait bien une réputation de féroce mais elle ne pensait pas qu’il irait si loin.

  • Alors on va faire comme ça, c’est quatre-vingt-dix, dix et vous nous devez deux cent mille euros par établissement à partir de maintenant et jusqu’à ce que je décide que ça s’arrête. C’est compris ?
  • Non, je ne crois pas non monsieur Begari, commença-t-elle alors d’une voix lente.

Begari la fixa sans un mot, maitre des ses traits également. Il attendait.

  • Comme vous l’avez fait remarquer, vos amis sont nos amis. Or ces amis détestent les affaires qui tournent mal pour des histoires d’égo et de certitude quant à notre nature de vagabond. Vous me menacez moi et ma famille alors que nous avons diligemment rendu un précieux service, vous m’insultez en me promettant de finir sur le trottoir, vous vous prenez pour qui exactement monsieur Begari ? Vous êtes un employé de n’dranghetta, tout au plus un employé doué. Mes grands-parents mangeaient le pain et buvaient le vin avec les vieux alors que vous n’étiez même pas né. Don Antonello est le parrain de ma fille, croyez-vous sincèrement pouvoir nous faire tous la guerre parce que vous pensez avec votre bite au lieu de votre cerveau ?

Il poussa un juron et failli se lever de colère quand un petit bonhomme avec une veste en cuir cousu de badges et les cheveux long et gras entra dans la pièce avec un sourire potache.

  • Dis donc sont sympa ses mecs, mais ils sont morts si y ferme pas sa gueule et qui se rassoit pas gentiment, dicta le chevelu en ouvrant sa veste sur la crosse du Colt.

On le sentait près à le tuer de ses mains et sûrement qu’il réfléchissait à la question mais sagement il se rassit et attendit à nouveau.

  • Ecoutez plutôt ma proposition. Je conçois avoir moi-même été déraisonnable quant à vous réclamer des filles gratuitement. Nous vous reverserons donc vingt pour cent de leurs revenus par fille et en sus, je vous propose en signe de bonne volonté une association soixante quarante à votre bénéfice. Sans compter qu’avec nous vous serez également libre de venir faire vos affaires en France, sans risque d’être inquiété. Réfléchissez, ne pensez-vous pas qu’un arrangement de cet ordre serait plus intéressant qu’une guerre ?
  • On verra, dit-il avant de se lever.

Et visiblement le Hell’s pouvait aller se faire foutre, il n’avait pas peur de lui. Marie Prudence lui fit signe de le laisser partir. Dehors de la suite Dritan retrouva ses gorilles entourés de la bande de motards d’André, un autre chapitre, ceux-là venaient de Düsseldorf et en dehors du fait qu’ils se revendiquaient nationalistes, ils détestaient conjointement turc et albanais. La démonstration de force fit son effet. Dritan Begari se mit dès lors à réfléchir comment contourner le problème.

Tout le monde avait des ambitions dans cette histoire. Marie Prudence de faire affaire en bonne intelligence, Dritan de dévorer le monde, Andréa de s’arranger pour qu’il tourne à sa guise, Charlie de tous les raser de près. Laszlo Dobejac en toute logique en avait également.  Proxénète, rabatteur, mais également producteur et distributeur de vidéo porno. Sa production était destinée à l’est de l’Europe, vidéo dans lequel il aimait parfois tourner, pourvu lui-même d’un bel engin photogénique. Il avait à son service une dizaine de gérants qui s’occupaient des filles et de récolter l’argent. Chaque gérant avait entre cinq et quinze filles pour les plus doués, à s’occuper. Ce qui impliquait de les violer régulièrement, du moins au début, pour les mater et les habituer. Les violer, les battre ou les cajoler, s’en débarrasser si elles se rebellaient, Et durant les viols, pourquoi ne pas les filmer ? On les faisait chanter avec si elles avaient une famille, on vendait le reste sous le manteau, double emploi. Avec l’argent des viols il s’était équipé en caméras, micros et lampes, et depuis sa queue était un peu une star dans le milieu très fermé des voyous de son espèce. Au pays évidemment ça ne plaisait pas à tout le monde mais au Monténégro, ça passait tant qu’on ne faisait pas trop de bruit et qu’on avait l’argent pour graisser les pattes. Ainsi, ce matin-là, une caméra GoPro sur le front, il était occupé à se faire sucer, au bord de sa piscine, par une jeune fille de tout juste dix-neuf ans, son âge préféré. Paradoxe de son métier d’acteur porno il n’aimait pas tourner devant un public, aussi était-il seul dans sa villa en dehors des trois filles qu’il avait fait venir pour le tournage et de son secrétaire particulier. Elles attendaient leur tour dans le salon attenant à la piscine, se prélassant en baillant aux corneilles et en fumant des joints que leur avait roulé le secrétaire. Quand on sonna à l’entrée de la villa. Ils avaient commandé des pizzas, le secrétaire se leva pesamment et alla vérifier dans le hall sur l’écran de l’interphone, si c’était bien ça. Soudain une balle de neuf millimètres lui traversa la tempe côté droit pour ressortir par l’occiput, en vrille et en champignon qui termina sa course dans la porte d’entrée. Charlie entra dans le salon cagoulé et fit signe aux filles de se taire. Mais la plupart étaient trop camées pour même comprendre ce qui se passait ou tenter de crier. Il traversa le salon d’un pas de chat et se glissa derrière le bonhomme.

  • Cocotte, serre les dents, ordonna-t-il en la menaçant de son Beretta prolongé d’un silencieux.

Le gars tenta bien de se retourner avant d’être pris d’une vive douleur au sexe.

  • Plus fort.

Laszlo essaya d’abord de repousser la fille mais comprenant vite que c’était dangereux, la frappa en pleine mâchoire, l’obligeant à lâcher au même moment où son genou droit explosait.

  • On t’a jamais appris qu’il ne faut jamais frapper une femme ? Gronda Charlie tandis que l’autre hurlait de douleur.

Des cris qui furent suivi cette fois par celui des jeunes filles à l’intérieur. Aslan venait de faire son entrée, une cagoule également sur la tête, le gardien de la villa sur l’épaule. Il le laissa tomber comme un sac, leur fit signe que tout allait bien et alla rejoindre Charlie.

  • Bon on va commencer par le plus facile, où est-ce que tu planques ton fric mon garçon ? demanda-t-il en italien.
  • Quel fric !? Y’a pas d’fric ici ! Grogna le proxénète entre deux cris.
  • Tss fait pas l’enfant ou je te démolis l’autre genou, tous les voyous ont du fric planqué pas loin, Nécessité fait loi non ?
  • J’vous dit que j’ai rien ! Je suis sec ! Répondit-il avant de pousser un cri inhumain alors qu’Aslan appuyait doucement sur son genou broyé.
  • Tu parles italien ? Demanda Charlie surpris.
  • Non mais je vois bien qui veut pas causer.

Charlie se retourna vers Dobejac.

  • T’as vu même mon pote trouve que t’as une tête de menteur.
  • Dans le jardin ! Dans le jardin le bac à compost !
  • Il a dit quoi ? Demanda Aslan.
  • Que tu vas devoir mettre les mains dans la merde…

Ils trouvèrent vingt millions en grosse coupure de Ben Laden. Des billets de cinq cent rouges, si rares qu’on les avait surnommés ainsi parce que tout le monde en parlait mais rares étaient ceux qui en avait vu. L’Union Européenne avait fait arrêter la production quatre ans auparavant. L’argent tenait dans une sacoche, quarante mille billets exactement. Charlie en distribua une partie, une liasse par fille en leur faisant promettre de se taire et de s’en aller très loin. Elles quittèrent la villa sans demander leur reste, comme une nuée de moineau venant de piller un grainetier.

  • A nous maintenant, ronronna Charlie en s’approchant du proxénète qu’Aslan avait entre temps piqué à la morphine.

Ce dernier était assis sur un des fauteuils du salon, grimaçant toujours de douleur malgré l’injection, le regard remplis de haine.

  • Tu t’appelles Laszlo Dobejac, tu es à la tête d’un réseau de prostitution en France, en Espagne et en Allemagne, tu diriges dix connards de ton espèce, je veux leur nom et où on peut les trouver.

Les Chevaliers avaient bien fait leur devoir et le nom du proxénète était apparu de lui-même à travers leurs recherches. Charlie leur avait demandé de creuser, Dobejac était heureusement fiché par la police espagnole et les Chevaliers avaient piraté leurs bases de données.

  • Va te faire foutre.
  • Je t’explique, j’ai encore dix cartouches dans mon chargeur, plus un chargeur de rechange. Il te reste onze articulations intactes et je ne compte ni les pieds ni les mains. Tu veux me tester ?

Appelé en urgence, les pompiers monténégrins ne purent hélas pas grand-chose contre l’incendie qui dévora la villa. Puis finalement quand on put s’introduire dans les ruines fumantes, ce fut pour découvrir trois cadavres carbonisés, dont un avec huit balles dans le corps, dont une dans la tête et une autre dans la poitrine. Le lendemain, alors que les journaux monténégrins relataient le crime, en pleine après-midi sur la Costa del Sol un proxénète albanais mourrait à son tour de la même manière, mozambiqué.

  • Mozambique ? Quel est le rapport avec le Mozambique ?
  • Pendant la guerre civile là-bas, un mercenaire rhodésien a inventé cette méthode et s’est vanté de son efficacité. Le nom est resté.
  • Mais pourquoi tu fais ça, ils vont finir par se poser des questions non ?
  • J’y compte bien, c’est une signature, comme ça ils sauront.
  • Que la chasse est ouverte ?
  • Exactement.

Laszlo Dobejac avait livré son réseau, tout était sur un disque dur externe non crypté. Les sommes rapportées, les filles et leur nombre, les noms des gérants, les lieux d’abattage. Le tout dûment inscrit sur des tableaux Excel en italien.  Le même jour, en soirée, dans le pays Basque côté français, dans le petit village d’Ascain un second membre du réseau disparaissait alors qu’il sortait d’un bar. Une moto, un tireur casqué visière opaque, deux balles, précises et fatales. Bien entendu, à notre époque les nouvelles vont vite, à la vitesse de la lumière même, et bientôt tous ceux concernés furent au courant qu’on leur faisait la chasse. Alors on s’organisa, on se fortifia, et surtout on se barricada du mieux qu’on put, tandis qu’une troupe descendait du Kosovo pour servir de renfort sur les places fortes de Barcelone, Toulon, Marseille et Berlin. Les albanais géraient quatre bordels à la frontière espagnole, dont un servait de maison d’abattage. Un cinquième, situé dans la banlieue de Barcelone faisait figure d’établissement de prestige pour les touristes en visite dans la capitale de la Catalogne. C’est là que s’était établi la troupe venue des montagnes. Rien que de rudes albanais et kosovars sérieusement armés et qui ne faisaient rien pour qu’on ne les remarque pas. Grosses cylindrés, air patibulaire, AK47 et AR15 bien lisibles qui allaient et venaient entre les bordels comme si le pays leur appartenait. Ce matin là on était en train de faire tourner les moteurs autour du bordel près de Barcelone, la Casa Rosa. Chassé, tête à queue, moteur ronflant, bière et cocaïne parce qu’il n’y avait pas de raison de rigoler quand même un peu, depuis une semaine qu’on était là et qu’il ne se passait rien. Pour plus de commodité, la moitié des filles avaient été évacuées sur les autres établissements, et celles qui travaillaient encore ici, le faisait à l’étage. Peu de client cependant s’aventuraient pour le moment, les armes faisant réfléchir plus d’un. Soudain une roquette traversa les champs alentours et alla percuter une des cylindrés en plein rafting. La BMW vola en éclat avant qu’une seconde roquette, venue du nord cette fois, fasse voler en éclats l’entrée de la Casa Rosa. Affolement immédiat, on se mit à tirer à tort et de travers sur un décor vide pendant que les autres tentaient d’éteindre le début d’incendie qui embrasait le bordel. Enfin une troisième roquette percuta une Audi, dispersant des morceaux d’acier brûlant un peu partout dans une boule de feu majestueuse. Gorgé d’adrénaline et de colère, un ancien de la guerre du Kosovo, cala son AR15 haute performance dans la direction où était parti cette dernière roquette et commença à faire feu méthodiquement en suivant la ligne d’horizon de droite à gauche. Son arme était équipée d’une visée holo point, holographique, d’un laser et d’un chargeur grande capacité. Il n’entendit pas le coup de feu qui le décapita pourtant, mais les autres si, et on se mit en vitesse à l’abri tandis que des ogives de 50 BMG venus du nord comme un mauvais vent abattaient les uns et les autres. Bien que débiter serait un verbe plus approprié. A l’intérieur, alors que le feu montait, les filles et les clients sautaient par les fenêtres. Plusieurs se blessèrent pendant que le carnage continuait devant l’établissement en flamme. Quand les forces de l’ordre se pointèrent finalement ce fut pour ramasser les morceaux de douze cadavres et éteindre un bordel dont ils ne sauvèrent finalement rien. Une demi-heure plus tard, alerté par la police elle-même, une autre équipe, stationnée autour de la maison d’abattage, à la limite des montagnes, délégua quatre hommes qu’ils se rendent sur place dare-dare. Les quatre hommes montèrent immédiatement à bord de la Porches Cayenne qui les attendaient dans la cour quand un portable dans une poche sonna. Le chauffeur décrocha. La voiture se volatilisa. Fou de rage et d’inquiétude, le chef d’équipe, fit immédiatement évacuer le bordel, camionnette à l’appuis, ses hommes armés évidemment. Avant d’appeler de toute urgence le Kosovo. Cette fois deux téléphones retentirent. Simultanément, à Pristina et dans sa propre voiture, à quelques mètres de là où il était. Il leva les yeux surpris.

  • Allo ? Dit une voix au loin avant que la dites voiture n’explose à son tour.

Le chef d’équipe fut tué sur le coup par le jeu combiné du souffle et des éclats. Déclenchant une panique générale. On s’enfuit laissant même des filles derrière.

  • Allo ? Continua Troi dans le vide, ignorant naturellement qu’au même moment son téléphone était tracé.

De l’avantage de travailler avec une équipe de cyber pirates, mais également de retrouver des vieux copains.

  • Nombre de Dios de mierda ! Charlie Ira !
  • Moi aussi je suis contant de te voir Estéban.

Quand il avait appris que l’un des gérants opérait dans le pays Basque français, Charlie avait demandé au Chevalier de retrouver pour lui un vieil ami, des fois qu’il serait toujours au pays. Des rumeurs couraient bien sûr qu’il était mort en Colombie, d’autres tué par la police de Mitterrand, mais Charlie connaissait les rumeurs au sujet de celui qu’on surnommait dans le milieu, le Silencieux, Estéban Etcheverry, ancien activiste de l’ETA, artificier par goût autant que nécessité. Il vivait désormais dans le pays Basque français, sorti, en réalité, de prison trois ans auparavant après une condamnation de quinze ans pour un attentat qu’il n’avait pas commis. Quinze ans durant lesquels on ne cessa de lui faire la vie pour qu’il balance le réseau auquel il appartenait, même après que des accords de paix eut été trouvés. Les flics avaient eux aussi la vengeance dans la peau. Mais le Silencieux donc. Le type qu’on n’entendait en réalité jamais venir et dont l’œuvre faisait toujours un grand vacarme.

  • Qu’est-ce que tu fiches en France ? je croyais que c’était fini pour toi l’Europe.
  • Je suis devenu riche, je peux faire ce que je veux maintenant.
  • Félicitation mais…
  • Papa c’est qui ? Demanda une petite fille surgit derrière lui.
  • Un vieil ami ma chérie, va voir ta maman s’il te plait.
  • Ah je vois que tu t’es agrandit, mes félicitations également.

Estéban portait ses cinquante-quatre ans sans conteste, les mains retapées montraient encore quelques signes de brûlures que son cou ne masquait en revanche pas. Brûlé au troisième degré comme bien des artificiers qu’il avait connu. Le front plissé, le regard cependant rieur et le sourire accueillant d’un type a l’air un peu fatigué par la vie. Mais après quinze ans de taule…

  • Merci.
  • Combien ?
  • Deux, une fille et un garçon. Mais vient, rentre, rentre, je vais te présenter.

Francisco, seize ans, Julia cinq et conçue en prison,, et madame, Consuela. Des gens très accueillants avec qui il partagea finalement le repas.

  • Faut qu’on parle, glissa finalement Charlie alors que madame et les enfants débarrassaient.
  • Qu’est-ce qui se passe ? T’as repris du service ?
  • Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
  • Je connais ce regard chez toi Charlie, t’avais le même dans le temps.
  • Quel genre de regard ?
  • Qui pue la mort.
  • On peut parler quelque part, insista Charlie.
  • Comment ils t’appelaient dans le temps tes amis de l’IRA déjà ?… Le Cimetière….
  • Ecoute…
  • J’ai fait quinze ans Charlie, je veux pas replonger.
  • Il ne s’agit pas de ça et écoute moi s’il te plait.

Le Silencieux l’observa un instant alors que sa femme entrait pour finir de débarrasser.

  • Suis-moi.

Ils sortirent de la maison, et allèrent se promener vers les montagnes.

  • T’es bien ici hein ?
  • Ouais, peinard.
  • Ecoute je ne veux pas t’embarquer dans les emmerdes alors je vais juste te demander si tu connaitrais pas un mec dans tes compétences, un gars sûr, que tu peux me garantir.
  • Pourquoi ?

Il y a parfois des questions qu’on ne devrait pas poser et on ne le sait même pas. Des questions qui aboutissent à des sentiments de dégoût et de colère, de peur aussi, pour les siens pour commencer. Peur qu’il ne leur arrive ce qui était arrivé à Noémie et aux autres enfants. Charlie n’avait même pas joué sur la corde sensible, et avait occulté le plus sordide. Il n’avait pas eu besoin. Pendant des années l’ETA avait représenté pour toutes les organisations répertoriées terroristes et particulièrement l’IRA, une formidable machine à renseignement, un réseau d’espionnage très efficace, très infiltré dans certains rouages de la police française et au parti socialiste notamment. Le Silencieux avait gardé des contacts. Ces contacts avaient mis les albanais sous surveillance, le temps de passer à l’action. La nuit et le Silencieux se chargèrent du reste. Piégeant deux voitures avec des bâtons de dynamite emballés dans du plastique et glissés dans le réservoir, à l’ancienne. Et relais moderne, façon Irak. Le vacarme provoqué par les attaques trouva non seulement écho dans tous les médias espagnols, albanais et français, mais porta la lumière de la police sur ce qui se passait à la frontière. Tous les bordels tenus par les albanais furent fermés par sécurité jusqu’à nouvel ordre. Dans le jet qui les emportèrent vers leur nouvelle destination, les deux hommes célébrèrent leur victoire au Sangre de Toro, un vin basque, noir et rude comme un coup de mule. Aslan suivait au thé à la menthe. Charlie n’avait  pas eut besoin de lui apprendre à se servir d’un RPG 17, Aslan avait dix-sept ans lors de la dernière guerre de Tchétchénie, largement l’âge d’entrer en guerre. Le matériel avait été acheté avec le reste des vingt millions volés à Dobejac à un marchand d’armes indépendant que Charlie connaissait de longues dates et qui ne posait jamais de question. Pas même le désormais sacro-saint : « t’es de retour ? ».

  • A la santé des putains d’Amsterdam et d’ailleurs ! Brama le basque.
  • Tu cites Brel toi maintenant ?
  • Et pourquoi pas, ça c’était un mec, ça c’était un artisan !

Le grand complexe de cet homme, ne pas savoir jouer un seul accord, ne pas peindre, et même être désormais trop sourd pour entendre correctement la musique. Son drame d’artiste incompris alors qu’à côté de ça pour ses mômes il fabriquait des automates merveilleux.

  • A la santé de ces pauvres filles, approuva le tchétchène.
  • C’est quoi le programme maintenant ?
  • Ca va s’agiter méchant dans le sud, c’est le moment de monter la température au nord.

Le tchétchène ricana.

  • j’adore ce mec !

Le Serpent se mordait la queue. Il avait interrogé le turc, pourquoi autant d’argent, l’autre lui expliqua qu’il y avait eu des retards de livraison, que l’argent s’était accumulé alors qu’au Maroc plus personne ne répondait. Il ne pouvait quand même pas aller se rencarder lui-même sur place, alors il appela quelqu’un qui lui expliqua que selon les voisins le saraf était parti sans laisser d’adresse. Puis il y eut le carnage en Espagne., avec un total de vingt morts et dix-huit blessés. Personne dans le milieu, ni dans la police, n’avait jamais vu ça sauf dans les cas de terrorisme bien sûr. Mais cette fois il ne se rendit pas sur place, rappelé d’urgence au pays par les vieux en personne. Un nouveau Bajrak avait été convoqué. Sauf que pour l’occasion quatre autres clans alliés avaient été invités à la table, ainsi qu’un représentant de la Calabre. Quatre clans qui avaient délégué chef et premier capitaine. La Fabrika recevait cette fois dans un grand restaurant de Pristina, entièrement loué pour la soirée, au prétexte de l’anniversaire d’un de ses représentants, le vénérable Zamir, âgé de quatre-vingt-un ans. Qu’il aurait en réalité dans six mois. On mangea très bien, on but de la vodka à satiété, tout en discutant d’une situation grave. Dritan laissa les uns et les autres parler, comme à son habitude, testant la température de la pièce avant d’annoncer d’une voix froide que le responsable de ce chaos depuis deux mois portait un nom.

  • Il s’appelle Charlie Ira, on aurait enlevé sa petite-fille, c’est un ancien terroriste passé au privé dans les années 90. Il a pris sa retraite officielle vers 2008.
  • Dobejac c’est lui ?
  • Sans aucun doute.
  • Mais comment il fait pour se déplacer aussi vite ? Laszlo est mort mercredi, et vos gars se sont fait dessouder les jours suivants en Espagne.

Troi intervint.

  • Il possède une compagnie d’aviation, uniquement des jets privés loués à des millionnaires.
  • Une compagnie privée hein ? Et d’où vient son fric ?
  • On n’en sait rien, avoua alors Dritan, mais on va savoir.
  • Mais qu’est-ce qu’il veut à la fin, une part de nos affaires ?
  • Non, il veut la Gjakmarrja, la vengeance pour sa petite. Et c’est toi en priorité qu’il veut, énonça le chef de la Fabrika en se tournant vers le Serpent.
  • Moi ?…. Je vais m’en charger oui ! Il va voir, lui et tous ceux qui l’ont aidé ce fils de pute !
  • Nous comptons sur toi mais fait ça discrètement, nous avons déjà assez de mauvaise publicité comme ça à gérer dit alors le vieux Zamir.
  • En attendant tout doit être réorganisé, dit Dritan, on ne peut plus continuer comme ça. Nous allons avoir besoin de votre aide à tous.
  • Tu sais bien que tu peux compter sur nous dit alors un des chefs de clan, immédiatement approuvé par tous les autres.
  • On ne vous laissera pas non plus tomber, vos ennemis sont nos ennemis.
  • Grazie, lança Dritan en levant son verre à l’adresse du calabrais.
  • Ce Charlie Ira n’en n’a plus pour très longtemps, fait nous confiance, assura un capitaine.
  • Et on sait où le trouver ?
  • Pas encore, mais on a des pistes, expliqua Troi. Sa compagnie d’aviation pour commencer est tenue par un son ancien propriétaire, José Ben Simon. Le dossier qu’on a sur lui nous mène également vers le pays Basque et les anciens de l’ETA. Enfin nous savons qu’il a travaillé un moment pour la mafia irlandaise, Kinahan et consort…
  • On a des contacts avec eux ?
  • Non aucun, mais nos amis bosniaques en ont, eux, dit un des chefs de clan.
  • Très bien qu’ils essayent de nous mettre en relation en ce cas.

José Ben Simon, depuis qu’il avait vendu sa compagnie, vivait en Suisse à l’abri du besoin. Il y vivait avec sa femme et son fils de quinze ans, inscrit au collège international à Genève la cosmopolite. Et cosmopolite elle était si bien en effet qu’une équipe venue de l’est pouvait descendre chez les helvètes sans qu’on ne les remarque plus qu’on ne remarquait des ouvriers. Ils enlevèrent pour commencer son fils à la sortie du collège, avant de lui envoyer son avant-bras avec une promesse, ils enverraient le reste des morceaux s’il n’obéissait pas. José alerta immédiatement Charlie. L’intéressé était en repérage en Allemagne quand José passa son coup de fil. Pas question de le laisser se faire tuer et ces chiens allaient payer double tarif pour le gamin.

  • Ils disent qu’ils le rendront si tu te rends. Je t’en supplie Charlie, je ne sais pas ce que tu es en train de faire mais arrête.
  • T’inquiète je vais te ramener José junior.
  • Non ! Rends-toi c’est le seul moyen.

Charlie réfléchit à ses options avant de sourire à son téléphone.

  • D’accord, où et quand ?
  • Oh merci Charlie merci !
  • Chut, où et quand ?

Quelques jours plus tard le téléphone sonnait pour le Serpent.

  • Ca y est on l’a.
  • De quoi tu parles bordel ?
  • De l’irlandais.
  • Tu déconnes ?
  • Non, non il est dans la voiture avec nous là, qu’est-ce qu’on fait on le travaille en attendant que t’arrives ?
  • Ouais faites ça et faites ça à la perceuse.
  • Okay, comme tu voudras.

Puis il regarda son prisonnier face à lui et ricana.

  • Oh, oh, oh on va sortir la perceuse !

Le SUV roulait à vive allure sur l’autoroute à deux voies en direction de Lausanne, L’aube était laiteuse et rose, Charlie avait un cocard de bienvenue qui lui bleuissait l’œil droit et les mains menottées avec du zip police. Ils l’avaient bien fouillé pourtant mais soudain Charlie plantait la petite lame qu’il avait caché dans son poing dans l’œil de son voisin, tout en frappant avec son coude le mec à sa gauche et de lancer son pied dans l’estomac du gars face à lui. Ce dernier rebondit sur sa banquette, Charlie se jeta sur lui et le débarrassa de son Glock. On retrouva le SUV dans le fossé, à la sortie de l’autoroute, direction la nationale. Quatre morts, le cinquième homme de l’équipage avait disparu avec le prisonnier. On le découvrit à la planque mozambiqué, le gosse disparu. Bien entendu Andréa se rendit en personne chez Ben Simon, et ne trouvant personne, de rage ravagea l’appartement avant d’y mettre le feu. L’irlandais maudit marquait des points et lui courait après des ombres dans le sillage de ses cadavres. Heureusement dans ce marasme, un homme restait méticuleux en tout point, Troi. Le comptable avait épluché le dossier transmis par le rabbin du Mossad et relevé deux noms, Franco Moralez et Anton Abara, deux anciens membres de l’ETA, branche espagnole, deux noms qu’il ne tarda pas à localiser, l’un sur la côte Basque du côté de Bayonne, l’autre à Madrid. Cette fois le Serpent ne délégua pas. Il allait interroger lui-même ces deux types et s’il pouvait, il s’en servirait pour piéger Ira. Il descendit à Bayonne pour commencer. Le gus approchait de la retraite et travaillait pourtant dans une boutique de pèche. Célibataire, sans enfant, un chien, un chat, un perroquet. Il s’introduisit chez lui pendant qu’il travaillait. Moralez était un grand type maigre d’un mètre quatre-vingt-cinq. Andréa faisait une tête de moins mais le double de kilos, et puis il avait une matraque. Une matraque, un couteau, des menottes, du ruban adhésif. Moralez se retrouva bientôt attaché, la bouche bâillonnée, regardant, abattu et désolé, le chien qu’il avait déjà égorgé juste après être entré.

  • J’ai remarqué vous autres, qui avez des animaux, souvent, vous y êtes plus attaché que si c’était vos gosses. C’est bizarre tu trouves pas ?

Il attrapa le chat par le cou.

  • Alors tu vas me dire où est Charlie Ira ou je massacre tes bêtes.

Il éventra le chat et sortit lentement ses intestins de sorte de le faire hurler le plus longtemps et le plus fort possible. Il fit cuire le perroquet dans le micro-onde et l’obligea à regarder le pauvre oiseau mourir. Après ça Moralez était  rendu à demi fou, en larme, divaguant derrière son bâillon, couinant.

  • Ouais c’est bizarre, c’était pas tes gosses pourtant. Bon, à nous maintenant….

André Barjov n’avait pas hérité de son surnom par hasard. Froid, sadique, se servant de son couteau pour torturer ses victimes. Il lui écorcha la moitié du dos avant que l’autre ne lâche un nouveau nom. Maria Salvida. Après quoi il l’égorgea comme son chien. Madrid attendrait, la fille vivait à Bordeaux, or il se trouvait que la Fabrika faisait tourner des filles sur le port. Salvida était mère de famille et accompagnait ses fils tous les matins à l’école. Une partie en voiture, une partie à pied, à longer une rue généralement déserte derrière l’établissement scolaire. La camionnette lui coupa la route alors qu’elle s’en retournait de l’école, passant dans la fameuse rue. La portière s’ouvrit à la volée et un type se jeta sur elle. Maria Salvida le fit passer par-dessus sa hanche et le laissa s’écraser sur le trottoir tandis qu’elle dégainait un neuf millimètres gros comme un poing. La première balle se ficha dans la tôle, la seconde dans le ventre d’un des kosovars. La troisième atteint le réservoir, la camionnette fit brusquement marche arrière pendant que la fille s’enfuyait à toutes jambes. Andréa sauta sur le trottoir et lui courut après. Son corps martyrisé fut retrouvé une semaine plus tard sur une plage du littoral. Ainsi il remontait la piste des anciennes relations de l’irlandais pendant que de son côté Dritan prenait des garanties italiennes au sujet de la salope corse. En cas de guerre ouverte, ils ne bougeraient pas. Les corses pesaient moins lourds que les albanais désormais. Cependant on le pressa de trouver un compromis. Ce que l’albanais était prêt à faire de toute façon, il avait assez d’une guerre sur le dos. Alors ils se revirent et cette fois c’est lui qui se déplaça jusqu‘à Bastia. Elle lui présenta son avocat personnel, et un de ses capitaines. Un manchot avec une main mécanique et un nez bizarre du nom de Bobo. Dritan se demanda brièvement ce qui lui était arrivé, avant de se désintéresser du phénomène. Mais la corse tenait à tout expliquer comme une maitresse dictant la leçon. L’albanais laissa dire.

  • Nous avons eu nos problèmes nous aussi et Bobo en a fait les frais le premier., j’ai énormément confiance en lui, c’est plus qu’un employé c’est un ami, hélas à cause de ce maudit irlandais il a dû subir plusieurs opérations douloureuses, mais c’est un guerrier et…
  • Un irlandais vous dites ?
  • Oui un ancien tueur de leur mafia, un certain Charlie Ira, pourquoi ?

Dritan sourit, faites cause commune avec votre ennemi et vous en ferez un allié, il lui exposa son problème sans pudeur ni cachotterie. Ira leur mettait la pression et toutes les bonnes volontés étaient le bienvenu. Marie Prudence avait initialement décidé de laisser momentanément choir le projet de venger la famille, mais là, l’occasion était trop belle. Avec le soutien des albanais et des Hell’s Angel, Ira ne courrait pas longtemps, aussi riche fusse-t-il devenu, aussi dangereux était-il.

  • Il avait des amis dans l’ETA, Andréa se charge de cette piste-là.
  • Et moi j’en ai au ministère de l’intérieur, nous allons l’aider à affiner sa recherche.

Quinze jours plus tard, le corps également martyrisé et décapité de Maurice Amezcoa fut retrouvé sur un bord de route en Espagne. Amezcoa était un des plus anciens de l’organisation, un livre d’histoire vivant, qui avait vécu les heures de gloire et de violence des années 70/80. Puis ce fut au tour du madrilène Abara, retrouvé étranglé après avoir été interrogé violemment. Le Serpent laissait chaque fois une trace, un S taillé au couteau, sur la joue de sa victime, de son vivant si possible ou sur son torse. Et si les autorités ne firent pas le rapport les membres survivants du réseau Askatasuna eta Anaitasuna, liberté et fraternité, le firent eux. Ils avaient survécu à Honneur de la Police, ce gang de malfaiteurs téléguidés par l’état français pour les abattre tous. Ils avaient survécu à la police et aux services secrets espagnols. Certain avait même lutté au côté des FARC en Colombie. Mais ces hommes et ces femmes, cinq personnes au total, tous dans la cinquantaine, n’étaient pas du genre à se précipiter sur un portable pour alerter les autres. A même s’agiter d’aucune manière, rompus qu’ils étaient à la clandestinité. Et quand ils enterrèrent leurs amis, ils le firent séparément.

Sur la trace du Serpent, part 2.

Les anciens avaient réuni le Bajrak à la demande du chef, douze hommes entre quarante et soixante-dix sept ans autour d’une table en U, quelque part dans une auberge au cœur des montagnes kosovar. Douze hommes unis par un même serment, un même sang, et une même loi. Le Kanun du XVème siècle écrit par le légendaire chef de guerre Lekë Dukagjini. Douze hommes à qui on venait justement de déclarer la guerre. Et personne autour de la table ne savait qui ou même pourquoi. Les italiens ? On était bien en affaire avec eux. Les chinois ? Ils blanchissaient leur argent contre de rondelettes commissions, pas de raison que ça change. Les turques ? Pourquoi les turques auraient attaqué et détruit un de leurs propres navires ? L’esprit byzantin avait ses limites. Les russes, les géorgiens, les tchétchènes ou un clan ennemi ? C’est ce qu’on allait bientôt savoir. Mais en attendant l’homme en bout de table leur devait des explications à tous. Car c’était spécifiquement lui qui avait été visé.

  • Vingt-quatre morts, nos clients assassinés, la marchandise envolée, quel genre de diable as-tu réveillé Andréa ?
  • Aucun diable Dragan, je ne comprends pas plus que vous tous.
  • D’où venait la marchandise sur le bateau ? Demanda quelqu’un.
  • Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je ne m’occupe pas de ça. Faut voir ça avec Troi, c’est lui qui fait venir la marchandise.
  • Nous lui demanderons mais il doit bien avoir une explication, réfléchi !
  • C’est déjà fait et j’en vois qu’une ! C’est la Kompania qui nous a balancé.
  • Pourquoi ils feraient ça ? Nous avons signé la paix avec le sang, demanda un ancien.
  • Ces chiens ne respectent rien, ni les pactes anciens, ni le Kanun, voilà pourquoi, approuva un proche d’Andréa.

La Kompania, un clan rival contre lesquels ils s’étaient battus pour des affaires de territoire au Pays Bas et en Belgique.

  • Comment ils savaient où trouver la marchandise à Istanbul ? Renchérit Andréa. Moi je vous le dis c’est signé !
  • Peut-être, peut-être, tempéra un autre vieux en tapotant la toile cirée fleurie du bout des doigts. Mais ce n’est pas la Kompania qui a envoyé ces hommes.
  • Et pourquoi pas ? Demanda le proche.
  • Parce qu’ils seraient tous morts à l’heure qu’il est, c’était une opération militaire.
  • Qu’est-ce que tu racontes ? Grogna son voisin.
  • J’ai parlé avec nos amis dans la police. Matériel militaire, méthode commando, au moins deux hommes.
  • Deux ? Ha ! Crois-moi ils devaient être beaucoup plus, protesta Andrea, mes hommes ne seraient pas tous tombés contre seulement deux hommes !
  • Peut-être mais pour le moment la police n’en recherche que deux.
  • Ils n’ont qu’à faire ce qu’ils veulent, nous on va en finir avec la Kompania, ces balances….
  • Tu vas rien faire du tout, coupa alors sèchement l’homme en bout de table.

La cinquantaine, cheveux ras, visage rond et pâle, vêtu d’un survêtement Adidas bleu. Dritan Begari imposait le respect et la peur d’un seul regard. Andréa n’osa même pas protester.

  • Il faut qu’on restructure le réseau et rapidement. Je ne veux pas que les flics mettent leur nez là-dedans. Tu vas dire à Troi que je veux le voir demain et tu vas t’occuper de ça, pas de la Kompania, tu m’as compris ?
  • Oui Dritan.
  • Et pour les russes ? Demanda timidement le vieux qui avait parlé de deux hommes.
  • Quoi les russes ?
  • Tu crois que ça pourrait venir d’eux ?

Le chef du clan fit signe que non, il avait parlé à qui de droit avant le conseil, les russes étaient même prêts à leur venir en aide si besoin. Ça sembla soulager un certain nombre d’hommes autour de la table. Les relations avec les russes non plus n’avaient pas toujours été bonnes. Il avait fallu la mort du respecté parrain russe Anatolie Kyazev et la réunion de Tirana pour que tout soit mis au clair. Une réunion au sommet à l’occasion d’un enterrement en très grandes pompes entre les clans albanais, les russes de la Solntsevskaya Bratva, les italiens de la N’dranghetta, les cartels colombiens et vénézuéliens, et les mexicains du Sinaloa. Le Yalta du crime organisé au cours duquel tout avait été mis à plat et discuté pour le plus grand bénéfice possible de chacun des partenaires. Le Bajrak continua sur d’autres sujets plus comptables et notamment sur les résultats commerciaux d’Andréa Brajov. Begari n’était pas satisfait, on s’était fait voler des filles en Allemagnes par les nigérians des Black Axes, et les vietnamiens leur faisaient une mauvaise concurrence à Berlin.

  • Tes hommes sont mal organisés ou ils essayent de nous baiser. Va falloir que tu fasses le ménage, ou c’est moi qui vais m’en occuper.
  • Oui Dritan.

Le conseil s’était ouvert sur un toast à la bonne fortune et à la prospérité du clan, il se conclut sur un autre à l’identique puis chacun parti vers des horizons différents. Pendant que Begari se rendait en Suisse à ses affaires financières, Brajov s’occupait en quelque sorte de l’intendance immédiate. Direction Berlin. L’un et l’autre étaient recherchés. Le second par la police italienne et allemande. Le premier avec un mandat d’amener international. Leurs portraits respectifs étaient affichés dans les commissariats des aéroports européens, gros terminaux. Tous les deux accusés d’homicides, trafic d’armes, de drogue, d’êtres humains. Les trois mamelles du crime organisé en plus du jeu, de l’usure et du racket. Ce pourquoi ils ne passaient jamais par les aéroports centraux, et préféraient généralement la route. Dans une Europe sans frontière personne pour les contrôler. D’autant qu’ils se seraient également bien gardés de voyager ostensible. Andréa, avait l’air d’un ouvrier en bâtiment, impression renforcée par le fait qu’il voyageait dans un utilitaire avec deux véritables ouvriers en bâtiment. Bien bâtit, taille moyenne, avec des bras épais, vêtu d’un jean et d’un polo Nike, d’une paire de tennis d’usage, il ressemblait donc à tout le monde, noyé au cœur d’une capitale allemande cosmopolite. Pourtant quand il débarqua cette après-midi là dans le love center, les hommes présents surent immédiatement qu’il n’était pas tout le monde justement. Déjà parce qu’il exigea de voir le patron, ensuite parce que les deux gros avec lui avaient des airs qui ne leur plaisaient pas et les mains dans leur poche qui pointaient bizarrement. Le patron, un certain Arben Djovic, qui n’était pas de l’espèce à se faire interrompre dans son travail sans rendez-vous, renvoya donc le portier avec le message suivant :

  • Il est en rendez-vous, je peux vous proposer un verre ?

Le portier, entre le marteau et l’enclume, avait ajouté le verre pour faire passer la pilule. Andréa l’avait repoussé de la main, traversé la salle jusqu’à la porte marquée « Privat, kein zutritt» et était entrer sans plus de formalité. Djovic n’était pas seul dans le bureau, il discutait pourboire avec une des danseuses et à la tête qu’il faisait la seconde avant, ça sentait la promotion canapé.

  • Eh vous faites quoi vous !? Vous êtes qui ?
  • Casse-toi la pute, dit sèchement Andréa à l’adresse de la fille. Et toi t’appelles Ersi tout de suite !

L’une se leva comme si le diable venait de lui mordre le derrière, l’autre, comprenant enfin que ça se situait au-dessus de sa tête, vu qu’Ersin c’était déjà son patron, s’empressa de décrocher son téléphone. Dès qu’il l’eut, l’autre lui prit l’appareil des mains.

  • C’est quoi ces conneries avec les négros ?

Ersin, au contraire de son subalterne, connaissait la voix et le visage d’Andréa Brajov, alias le Serpent. Et ça lui glaça le sang l’idée qu’il soit déjà en ville.

  • Hein…. Euh… elles se font fait cueillir sur le parking…
  • Tu veux dire qu’ils les ont enlevées ?
  • Oui… euh…

Andréa se tourna vers l’autre.

  • Et toi et tes mecs vous foutiez quoi ?
  • Eh… euh… il faisait noir et les filles sont noires….
  • Tu les retrouves et vite, ordonna alors Andréa au téléphone avant de raccrocher.

Puis il regarda l’autre sans rien dire.

  • T’as les vidéos au moins ?
  • Euh….oui, mais on voit rien.
  • Pourquoi on voit rien ?
  • Euh… parce qu’elles sont noires, dit-il en tentant même un petit sourire d’excuse.

Il ne vit rien venir, mais il sentit. Soudain un hurlement de douleur traversa le love center, presque inhumain. Les trois videurs et le portier n’osèrent pourtant pas bouger, les deux gros avaient sorti leurs mains de leur poche et ils tenaient des marteaux de tapissier. Dans le bureau Arben Djovic se retenait à son bras en grimaçant, sa main droite traversée par une lame de douze centimètres, clouée au bureau.

  • Tu crois que je suis venu pour rigoler ?
  • Gnnnn…. N… nnnooooon.
  • Alors pourquoi tu souriais connard ? Pourquoi tu te fous de ma gueule ?
  • J…j….J’me fooooout pas de votre gueuuuuleiiiiiiiiiAAAAAAAH !

La lame remontait lentement entre ses doigts, déchirant sa paume, grinçant avec le bois.

  • Tu vas me montrer les vidéos. Elles sont où ?
  • Ddddd…. Dans… dd.. l’coffre !
  • Va l’ouvrir.

Coup d’œil désemparé, il était cloué donc.

  • Va l’ouvrir putain !

Le couteau ne bougeait plus.

  • Mais…

Ce « mais » lui valut une gifle si sonore que son oreille bourdonna.

  • T’attends quoi ?

Comprenant enfin ce qu’on attendait de lui, il continua de se déchirer la main. La dégageant peu à peu, les yeux fous, un cri hurlant au fond de la gorge sous l’œil froid du Serpent. Après quoi il se traina jusqu’à son coffre en gémissant et en pleurant et lui remit les films. En effet on ne voyait pas grand-chose, un utilitaire gris, des types cagoulés, des filles qui montaient presque sans qu’on les force. Pas de plaque lisible ou même visible. Andréa repartit quand même avec les vidéos, lui aussi avait des comptes à rendre après tout. Quand il retourna dans la salle, le bar avait été ravagé, le portier gisait dans son sang, un des videurs se tenait ce qui restait de son genou, l’autre avait les deux mains cassées, le troisième avait servi de projectile et gisait également dans son sang. Et personne dans la salle, filles ou rares spectateurs ne mouftait, terrorisés.

  • Toi, dit alors Andréa au portier sans genou. Tu diras à ton patron que les frais c’est pour vous. Je veux que tout soit remis en état samedi.

Puis il se tourna vers les spectateurs, cinq clampins entre deux âges qui bavaient devant les danseuses. Toutes les filles se prostituaient dans les salons privés, mais ces messieurs préféraient souvent admirer le paysage en public que d’y toucher ailleurs. Question de tarif.

  • Tout le monde dégage sauf les putes. Allez au trot qu’est-ce que vous foutez encore là !?

Trop contant de pouvoir enfin quitter les lieux, les cinq bonhommes s’enfuirent sans demander leur reste.

  • Lesquelles d’entre vous travaillait la semaine dernière ?

Toutes avaient travaillé, les quatre filles terrorisées, une tchèque, deux italiennes, une sénégalaise.

  • Depuis combien elles étaient là les autres ?
  • Une semaine, expliqua une fille d’une voix un peu enrouée par la peur.
  • Et toi la négresse pourquoi t’étais pas avec elles ?

L’intéressée regarda ses camarades, interdite, elle comprenait à peine l’allemand, et comme les autres elle était paniquée.

  • Tu comprends ce que je dis salope ?

Une des filles s’empressa de traduire dans un allemand à sa portée. Alors la sénégalaise répondit :

  • Piss.

Satisfait de la réponse il demanda le prénom des filles qui avait disparu et leur âge. Il ne savait pas s’il pourrait les récupérer, elles étaient peut-être à l’autre bout de l’Europe aujourd’hui, mais il y aurait compensation obligatoire. Une chatte pour une chatte. Ils repartirent direction le centre-ville. Andréa ne comptait pas rester en ville longtemps. Ce qui s’était passé en Turquie et au large de Chypre le préoccupait beaucoup plus. Cette partie de ses affaires, le trafic d’enfant, lui rapportait cent millions par mois, soit trente millions de plus que le seul trafique de drogue. Et il devait ouvrir bientôt une nouvelle filière avec l’Asie avec des trafiquants d’organes. Pas question de laisser la Kompania s’en tirer, quoi qu’en dise Dritan, même s’il avait raison sur un point, il fallait vite tout réorganiser. Après la leçon au love center, ils allèrent déjeuner dans un restaurant réputé pendant qu’Andréa passait quelques coups de fil.

  • Bon alors Johnny tu m’expliques ?
  • Je suis absolument désolé Andréa, vraiment, c’est une très grande méprise !

Johnny Issa, chef du gang des Black Axes avait des problèmes avec la jeune garde. Ils n’écoutaient personne, se croyaient tout permis, et les filles ? Le responsable s’appelait Abdul Mamame, il avait une boite de nuit dans la banlieue est de Berlin.

  • Tu lui dis que c’est soit les filles, soit sa tête, et je fais ça pour toi Johnny, parce qu’on travaille ensemble depuis longtemps.
  • Merci Andréa, de tout mon cœur.

Après quoi il appela quelques subalternes en ville et s’inquiéta de savoir ce qui se passait avec les vietnamiens. Eux aussi se croyaient tout permis. Ils faisaient venir du clandé au nez et à la barbe du groupe, sans payer la dime. Mais avec ceux-ci pas de discussion, arrangement, on ne sait quoi. Ceux-là c’étaient des animaux. Les animaux avaient leur fief dans un billard du quartier Mitte. Les albanais convoquèrent garde et arrière-garde du clan, tous cousins indirects, ou simplement du même bled paumé et firent une descente. Battes de base-ball emmaillotés de barbelés, marteaux, couteau, tournevis, pied-de-biche… Deux jours plus tard Andréa était de retour au pays avec la satisfaction du devoir accomplis. Trois gangs de vietnamiens se partageaient le marché berlinois des métamphétamines et du trafic d’êtres humains en provenance d’Asie. Huang Ngo, jeune chef du plus puissant des trois, s’était déplacé en personne pour arrondir les angles et trouver un arrangement qui puisse satisfaire tout le monde. A partir de maintenant, ils paieraient cent euros par clandestin. En plus de la taxe habituelle et achèterait et distribueraient leur héroïne dans les zones qu’ils contrôlaient à Hambourg, Vienne, Berlin, jusqu’à Londres.

  • Troi tu sais pourquoi on t’a fait venir ?
  • Oui Dritan, la marchandise qui a disparu. On en a acheté une partie aux turcs mais l’autre venait d’Asie.
  • Soit plus spécifique tu veux bien.

Troi ressemblait à ce qu’il était, un comptable. Petit, fluet, des lunettes cerclées d’acier sur le nez. Les cheveux rasés pour harmoniser sa calvitie précoce, en jean et veste sport jaune, une serviette à la main de laquelle il retira un carnet.

  • Alors au 12 janvier à Istanbul, nous avions deux femelles de cinq et six ans et un mâle de quatre ans. Les deux femelles nous viennent de Syrie, le mâle est turc. Ça faisait quatre jours qu’ils étaient là. On a récupéré les images de surveillance du carrefour, ils sont partis avec les deux hommes à bord d’une camionnette immatriculée en Grèce, on est en train de vérifier cette question. Par contre, sur le bateau, c’est plus intéressant, deux mâles, Kurdistan, deux femelles, une russe et une française.
  • Et alors ?
  • Toutes les deux nous ont été vendus par les coréens. La Tortue Noire.
  • Une française ? T’es sûr ?
  • Oui, oui, peut-être la fille d’un expatrié.
  • C’est curieux, t’as demandé des précisions à son sujet ?
  • Ca va être difficile…
  • Pourquoi ?
  • Les frères Pak… ils ont tous été tués.
  • Pardon ?
  • Je n’ai pas de précision sur ce qui s’est passé, mais leur clan est en pleine restructuration.
  • Mmh…

Le téléphone de Dritan clignotait en silencieux, il oublia Troi et décrocha.

  • Ivanov cher ami ! Lança-t-il avec un grand sourire.

Dritan souriait très rarement, et d’ailleurs il n’avait que trois sourires à sa disposition. L’un était commercial, mécanique, furtif, comme celui qu’il venait de produire. Un autre était chaleureux, pétillant, et seuls ses intimes et sa famille le connaissaient. Le troisième, personne n’avait envie de le voir grimacer sur son visage.

  • Oh tu as des renseignements pour moi ? Mais c’est une très bonne nouvelle dis-moi….
  • Oui, tu te souviens de ce rabbin dont je t’ai parlé…
  • Celui qui travaille pour le Mossad ?
  • Oui, oui, il sait peut-être quelque chose sur un des hommes qui a volé votre marchandise.
  • Ah oui ? Et on peut lui parler à ce rabbin ?
  • Oui et non. Il est en opération en ce moment dans la bande de Gaza, mais il m’a dit de te dire que si tu vas là-bas il te recevra volontiers.
  • Pourquoi il ne t’en a pas parlé à toi plutôt ?
  • Il veut négocier je crois.
  • Putain de juif ! Gronda l’albanais.

A la différence notable de Tony, ou Angelo, et dans la plus pure tradition de ses ancêtres siciliens, Marie Prudence n’aimait pas courir le monde pour diriger une entreprise, qu’elle pouvait parfaitement gérer depuis le village de Santa Maria. Quelques coups de fils, des messagers, quelques mails cryptés, des messages écrits et enfouis dans un stylo évidé. Depuis les prisons françaises en passant par la rue hollandaise, belge, allemande ou africaine, aux meilleurs salons et restaurants d’Europe. Elle pouvait tenir son monde dans la paume de sa main aux ongles rouges Scandale. Et quand une négociation réclamait un vis-à-vis, en général elle déléguait. Autrefois Bobo aurait volontiers remplit le rôle parce que Bobo avait été plus qu’un homme de main dans le passé. Aujourd’hui c’était Sébastien son demi-frère sous la direction avisée d’André qui lui apprenait les ficelles du métier. Bobo, de son côté avait accepté de rencontrer le chirurgien plastique que l’ami prothésiste d’Emile lui avait recommandé. Et les nouvelles étaient bonnes, on pouvait lui reconstruire un nez et une nouvelle prothèse était à l’étude. En attendant elle avait envoyé son demi-frère et André à Hambourg, dans le quartier de Saint Pauli, conclure une affaire avec les ukrainiens, entamée du temps de Tony. Une affaire qui concernait deux love centers en perte de vitesse.

  • Huit millions ? Et vous appelez ça faire un effort ? Huit briques pour vos bordels alors que tout est à refaire dedans ? On vous en offre cinq et encore, parce que Tony était en affaire avec vous depuis longtemps, expliqua André, fort des consignes qu’il avait reçues.
  • C’est pas ce qui était convenu, et puis des frais on en a eu, on a refait la déco du Lalala.

Ils étaient passé voir les maisons closes avant de discuter, le Lalala et le « Der Rosa Turm. ». Marie Prudence avait exigé qu’on revoit tout avant de prendre une décision.

  • Parlons-en, jaune et mauve vous êtes sûr les gars ? Des murs jaune et mauve en 2023 ? Intervint Sébastien.
  • Bah quoi ? c’est les couleurs qu’ils mettent à Miami.
  • A Miami ? Miami où ça ? Miami-sur-Danube ? J’en viens moi de là-bas ! Je tiens deux boites de nuit et un restaurant alors qu’est-ce que vous racontez ? En plus ça fait une lumière dégueu, les filles ont l’air malades !
  • Ouais, ouais, bon les goûts et les couleurs, et pis justement à propos des filles, nous on a tenu nos engagements, on a quatre nouvelles qui viennent d’arriver. Tony il a dit qu’il était intéressé si on lui faisait un prix… mais pour ça faut que vous fassiez des efforts vous aussi.
  • C’est quoi ces filles ?
  • Quatre négresses, toute jeunes et fraiches, qu’on presque jamais servit.
  • Combien ?
  • Cinq cent l’unité et on peut en avoir d’autres.
  • Intéressant, fit André
  • Putain à ce tarif-là elles ont intérêt à être bonnes ! S’écria Sébastien. Elles sont bonnes t’as des photos ?
  • Eh c’est des tapins on les photographie pas nous autres !
  • Bin nous on n’achète pas si on voit pas, surtout à ce tarif.

André le laissa dire, notamment parce qu’on ne se contredisait jamais devant un client. Ensuite parce que Marie Prudence avait déjà passé ses ordres et que pour l’instant on était dans les clous question tarif. A cinq cent l’unité, ils remplissaient les chambres et il y avait encore de la marge. L’un des ukrainiens se tourna vers André.

  • Eh c’est quoi ces grimaces que vous nous faites !? Avec Tony….
  • Tony est mort, tu fais affaire avec nous ou vous vous trouvez d’autres pigeons, rétorqua Sébastien.

Cette fois ils étaient contrariés, et André ne voulait pas ça. Il fit un signe d’apaisement.

  • Excusez sa franchise les gars mais on a des consignes nous autres. On peut pas aller au-delà d’un certain chiffre et vous vous voudriez qu’on le dépasse. Alors voilà je veux bien monter jusqu’à cinq et demi mais vous fournissez d’autres filles, il nous en faut une douzaine.
  • Sept et demi, pas moins.
  • Eh les gars soyez raisonnables ! Six, pas un rond de plus.
  • Six briques ? Mais à ce… Commença Sébastien.

Cette fois il lui fit signe de se taire et Sébastien qui avait quand même passé l’âge de parler à tort et à travers, se retint.

  • Sept millions trois cent cinquante mille, insista l’ukrainien.

André fit signe que non.

  • Six millions et je rajoute vingt mille pour les filles et les travaux sur le Lalala et l’autre.

Les deux ukrainiens se consultèrent du regard puis l’un des deux dit :

  • Faut qu’on réfléchisse.
  • Alors faites vite, on est là jusqu’à demain, après la proposition tombe à l’eau.
  • Vous nous mettez le couteau sous la gorge !
  • Non, on a du boulot et on a d’autres rendez-vous.

Plus tard André parla à Sébastien.

  • Je ne vois pas pourquoi tu la ramène sur le prix des filles, les tarifs c’est entre mille cinq et trois mille d’habitude
  • Putain aux States à ce tarif là je trouve une douzaine de pétasses chaudasses de vingt piges qui te feront le Spring Break en technicolor !
  • Le quoi ?
  • Le Spring Break, les vacances de printemps des étudiants avant les révisions, on fait notre plus gros chiffre avec les boites pendant le Spring Break, ils sont déchainés t’as pas idée.
  • Ah ouais ? Bin on n’est pas aux States tu vois et je te parle de pute, pas de pucelles défoncées
  • Oh crois moi c’est plus des pucelles !
  • Ouais bin quand même c’est pas des pros et crois moi dans le coin faut des pros qui ont du répondant et qui connaisse les tarifs.
  • Okay, okay, mais moi je dis qu’à cinq cent, faut au moins qu’elles soient bonnes.
  • Qu’est-ce que tu racontes c’est des tirelires pas des miss France !

Ils étaient en train de se balader dans Saint Pauli tout en discutant. Une foule bigarrée de punk à chien, Hell’s Angels, prostituées des deux sexes, touristes, clients pour lupanar, se croisait sous les lumières au néon des vitrines du quartier chaud de Hambourg. Comme un air de fête foraine qui aurait été croisé avec un sexshop géant. Sébastien s’arrêta devant une boite de striptease et un bar branché

  • Qu’est-ce que tu vois ici ?
  • Bah Saint Pauli pourquoi ?
  • Ouais, et à quoi ça ressemble ?

André haussa les épaules, il n’avait pas d’avis.

  • Bah à un p’tit Pigalle je dirais… proposa-t-il.
  • Et moi je dis que ça ressemble à Ostende ou à un autre bled paumé comme y’en a cinquante sur les côtes, alors comment on fait la différence ?
  • Où tu veux en venir ?
  • Moi je dis que si on ouvre ici faut de la chatte de qualité, faut qu’on se distingue.
  • Tu veux faire un casting peut-être, plaisanta à demi André.
  • Bah ouais, pourquoi pas !?
  • Bon, bon, on verra avec la patronne.

Finalement ils s’entendirent sur un prix et sur un tarif par fille. Ce n’était plus cinq cent mais huit cent, ce qui restait largement économique au regard de tout le monde. Pour ce qui s’agissait du reste, Marie Prudence faisait confiance à Sébastien. Il en avait en effet repris des boites de nuit à Miami et les avait fait prospérer au point ou certain de ses clients venaient de Dubaï et de Doha rien que pour assister à ses fêtes privées ou pour leur anniversaire. Il savait y faire, avait le sens du commerce et de la fête. Ainsi, toujours sous la semi tutelle du responsable de la sécurité, le demi-frère s’installa pendant un temps en Allemagne afin de transformer, selon ses propres mots, une soirée au bordel en expérience inoubliable. André, qui avait d’autres obligation, passait de temps à autre à Hambourg voir comment les choses avançaient. Et la surprise était bonne. En l’espace de deux mois à peine, les deux love center avaient été transformés, débaptisés et faisaient le plein tous les weekend. Le truc de Sébastien ? Son astuce, astragale de sa réussite de Hambourg à Miami ? Il savait regarder les femmes. Il savait évaluer leur potentiel salope, comme il disait et surtout le révéler. Car au fond c’était bien là tout son secret, il les formatait au goût du jour et de sa clientèle. Trop grosse ? Au régime. Une bouche déjà avantageuse ? Un peu de botox ça ne peut pas faire de mal, des seins moches ? Au bistouri. Qui payait ? les filles bien entendu et c’était ses choix ou elles ne travaillaient pas du tout chez lui. Or très vite le bruit couru à Hambourg que les filles touchaient plus chez lui qu’ailleurs. Et ça, ça ne plut pas à tout le monde. Les proxénètes de Saint Pauli et d’ailleurs se réunirent chez Gustav Krimman, baron parmi les barons de Hambourg et d’ailleurs, pour se plaindre. Le français nouvellement installé leur faisait une concurrence déloyale. Krimman tout baron qu’il était, avait compris depuis longtemps, comme la plupart des acteurs de la pègre allemande, qu’il valait mieux s’associer, avec les autres acteurs locaux, albanais, russes, et bien entendu turcs et italiens, que de se marcher mutuellement sur les plates-bandes au risque de faire couler le sang, comme à Duisbourg en 2007. Mais à Duisbourg c’était une affaire entre italiens et les italiens avaient parfois la folie de la vendetta. Krimman préférait le feutré, les affaires semi légale. Il avait bien une petite filière de métamphétamine avec les vietnamiens mais ce n’était pas le cœur de son business. Lui c’était le jeu, les show érotiques et les putes pour l’essentiel. Un peu de racket dans Saint Pauli, presque traditionnel depuis des années qu’il était installé en ville. Il avait bonne réputation auprès de tout le monde, même de la police qui faisait parfois appel à lui comme juge de paix, régler des conflits entre voyous. Un fonctionnement qui obéissait à certaine règle tacitement acceptée par tous. Et qui, comme beaucoup de chose en Allemagne, ne souffrait pas du désordre. Mais les français… les français étaient arrogants, indisciplinés, mal élevés. Il ne les aimait pas et n’en n’avait jamais fait un secret. Au lieu de foncer bille en tête comme un jeunot et plutôt que de se commettre à négocier avec des gens déraisonnables par nature et prétentieux par atavisme, il en parla avec ses partenaires en affaire. C’est ainsi que le Rosa Dämon reçut la visite d’albanais vindicatifs qui, en guise d’avertissement boxèrent un videur, à l’envoyer tout de même dans le coma à l’hôpital, et brûlèrent une fille à l’acide. Alors André recruta dans le milieu des motards. Parce que les Hell’s Angel n’étaient notoirement attachés à aucune autre entité que la leur et qu’en plus, motard lui-même, André avait des accointances naturelles avec tous les gangs à moto du sud au nord de l’Europe par l’intermédiaire de quelques amis. Puis il monta lui-même en ville avec des consignes stricts, ce genre d’incident ne devait plus se reproduire. Installé dans la salle principale du Lolly Pop, l’autre maison close, il admirait les deux filles en train de se frotter l’une à l’autre, autour du pôle d’aluminium sous les spots rose et rouge. Sébastien à côté de lui, scrutait la performance avec la sévérité d’un maitre de balai.

  • Elles assurent dis-moi ! J’ai jamais vu des putes y mettre autant d’enthousiasme.
  • Mouais… bof…. Bon alors les deux jambons on arrête de faire semblant et on y met du sien ! Aboya Sébastien.

Les filles gloussèrent, l’air un peu embarrassée tout de même, mais se mirent à mimer l’amour avec plus d’énergie. Ça aussi c’était une nouveauté pour André, des filles qui avaient l’air heureuses.

  • Allé dis-moi c’est quoi ton secret ?
  • Douze pourcents.
  • De quoi ?
  • Douze pourcents d’augmentation plus une prime pour les fêtes, Noël et jour de l’an.

Soudain le visage d’André se décomposa.

  • Pardon ?
  • Bah quoi ?
  • Tu les payes douze pourcents plus cher qu’ailleurs et elles ont une prime, c’est bien ça ? J’ai bien compris ?
  • Euh… bah ouais j’parle pas chinois quand même si ?
  • Mais t’es complètement con ou quoi ?
  • Bah quoi ? On attrape pas des mouches avec du vinaigre, et puis faut qu’elles payent quand je les fais opérer.

André enfouit quelques instants son visage dans ses mains.

  • Oh putain, mais c’est pas possible ! Et tu t’étonnes d’avoir des emmerdes… oh la, la !
  • Tu crois que c’est lié ? Demanda naïvement le demi-frère de Marie Prudence.
  • Mais évidemment que c’est lié ! Pourquoi tu ne nous en as pas parlé plus tôt bordel !?

Marie Prudence fut bien entendu mise au courant rapidement et André s’en fut pour une engueulade.

  • Je ne veux pas le savoir André ! C’est à toi de faire attention, c’est pour ça que je t’ai envoyé, pour que tu veilles au grain !
  • Mais…
  • Mais tu vas te dépêcher de rectifier le tir, et si jamais les albanais veulent une part du gâteau, tu négocies mais tu cèdes c’est compris !?

Bien entendu qu’ils en voulaient, Krimman comptait bien là-dessus. D’ailleurs ils le firent savoir à leur seconde visite. Un écrémage en règle sur les payes des filles. Et leurs douze pourcents passèrent à six. Sébastien n’était pas contant et il en fit part à sa demi-sœur. Comment retenir les filles si on réduisait leur salaire.

  • A la redresse voilà comment on les tient ! Et tu vas me faire le plaisir d’arrêter de te comporter avec elle comme avec tes danseuses américaines ! Ce sont des putes de rue pas des calls girls ! T’es à Saint Pauli pas à Miami Beach !

Les mots étaient clairs, le ton sans appel, il fut bien obligé de s’adapter. Les Hell’s qu’avait recruté André procédaient par roulement d’un établissement à un autre. De sorte que Sébastien ne voyait pratiquement jamais les mêmes faire les videurs. Ce qui était un bon élément de surprise pour les petits voyous tentés de venir mettre le souk chez eux. Cette après-midi-là c’était un vieux sergent d’armes et deux de ses assistants qui étaient de service, quand André débarqua. Une vieille connaissance du sergent qu’il s’empressa de saluer, lui et les deux barbus colossaux qui l’accompagnaient.

  • Dis donc André, je savais pas que vous achetiez des filles à Laszlo.
  • C’est qui ça Laszlo ?

Le sergent claqua des doigts à l’adresse d’une métisse. Celle-ci s’approcha d’un air indolent et las. André remarqua les tatouages qu’elle avait sur les hanches. Le portrait d’un homme, peut-être son maquereau, d’un fiancé ou d’un frère, allé savoir avec les tapins. Le sergent de chapitre attrapa la fille par le bras et montra le visage.

  • C’est lui.
  • Euh tu m’expliques ?
  • Attends me dis pas que tu sais pas qui c’est !
  • Non, je vois pas.

Le sergent hocha la tête et relâcha la fille.

  • Va bosser cocotte… Bah si tu sais pas qui c’est je te conseille de vite allé voir les gars de Berlin.
  • Quel gars ? De quoi tu parles bordel !?

Laszlo Dobejac, proxénète, rabatteur, cousin par alliance d’un certain Andréa Brajov. Or si André ne savait pas qui était le premier il connaissait fort bien la réputation du Serpent. Une heure plus tard il était dans le bureau à passer, à son tour, un savon à Sébastien.

  • Non mais ça va pas non !? Putain qu’est-ce qui te prend de piquer le pain de la concurrence !? Tu veux que ta frangine nous arrache les couilles à tous les deux ou quoi !?
  • Euh… tu vas m’expliquer c’est quoi le problème encore ? Qu’est-ce que j’ai fait cette fois, de quoi tu me parles de piquer l’pain !?
  • La fille avec un gus tatoué sur la hanche !
  • Camille ? Ouais bin quoi !?
  • Bin le gus c’est un albanais tu vois, c’est sa marque déposée qu’elle a sur elle, ça veut dire pas touche, verboten ! Ca suffisait pas qu’ils viennent nous emmerder, il a fallu en plus que tu leur piques une fille !
  • Mais j’ai rien piqué du tout ! C’est une des putes que nous ont vendu les ukrainiens !
  • De quoi ?
  • T’es sourd ou quoi ? Putain j’te dis que Camille et les trois autres noires qu’on a c’est un des tapins que nous a vendu les ukrainiens.
  • Oh putain de vierge !

A la différence notable de Tony et d’Angelo, Marie Prudence, qui portait décidemment bien son prénom, préférait la négociation à la violence aveugle. La discussion à la vengeance, la réflexion à la réaction, mais il y avait des limites. Quand elle apprit de quoi il retournait, elle prit elle-même son téléphone et appela un numéro que feu son mari employait le moins possible. Ce numéro faisait sonner un appareil en Calabre.

  • Chère amie ! Comment allez-vous ? Demanda à l’autre bout du fil une voix rauque.
  • Il faut que nous parlions Don Antonello, j’ai besoin de vos conseils.
  • Que se passe-t-il ma chère Marie Prudence ?

Plus tard la Calabre appela un honorable correspondant au Monténégro qui appela lui-même le Kosovo et de fil en aiguille Marie Prudence Santonie entra finalement directement en contact avec Andréa Brajov dit le Serpent.

« Comment on peut profiter du paradis quand les autres vivent en enfer ? » Foutue réflexion de gamine ! Pourtant les autres petits y arrivaient très bien eux. Même celui qui avait été blessé semblait réussir à oublier. Et tous les jours il pouvait les voir revenir à la vie sous la férule de l’institutrice. Madame Peralez venait des Philippines, parlait un peu d’arabe, anglais et espagnol et était une crème réputée auprès des enfants. L’avantage d’être richissime c’était d’appartenir un petit cercle fermé qui se refilait volontiers les meilleures adresses. La sienne lui avait été transmise par une connaissance du yacht club où était amarré son nouveau bateau. Avant eux madame Peralez s’était occupée d’une famille indienne de onze gamins, elle savait y faire. Pierre continuait d’être le précepteur personnel de Noémie mais quand il s’agissait d’organiser un jeu collectif, une partie de cache-cache, colin-maillard ou de faire classe commune c’était toujours madame qui prenait la main. Les enfants l’adoraient, il lui suffisait de les regarder s’ébattre comme des fous sur la plage pour le constater. Pourtant Noémie restait en retrait. Noémie participait peu ou pas du tout. Elle s’enfermait dans sa chambre et passait des heures à s’entrainer avec son balafon, la seule arme qu’il avait bien été obligé de lui autoriser. C’était ça ou des heures de bouderie. Et en attendant sa foutue question n’arrêtait pas de lui revenir dans la tête. Il avait beau faire, il ne pouvait s’empêcher de penser non seulement à ce qu’ils avaient découvert en libérant les gosses, mais les heures de vidéo que ces salopards avaient tourné. Pas seulement les images passives de surveillance de la cage. Non, celles qu’il aurait préféré éviter de regarder et que Lord avait découvert avec le stock des images de surveillance. Il n’avait pas visionné l’ensemble, il y en avait malheureusement pour des heures. Des heures d’abus sur des gosses anonymes, prises dans les chambres découvertes à l’étage. Et où c’était ces gosses maintenant ? Dans quel circuit de l’horreur ? Comment se les retirer de la tête ? Et si lui n’y arrivait pas, comment Noémie pourrait oublier ce dont elle avait été témoin ? Comme le meurtre sauvage de ce gosse dont la petite lui avait raconté l’histoire et qu’il avait vu sur les images de surveillance. Avec ses mots à elle, ses mots de petite fille qui ne savait pas forcément nommer les choses mais les exprimait quand même très bien. Charlie avait vu et fait des choses affreuses dans sa vie, sans aucun doute là-dessus et il ne se prenait pas pour un enfant de cœur. Le temps, la distance, l’exotisme avait relativisé ses souvenirs et en adoucit leur violence. Mais depuis que Noémie et sa mère étaient revenues dans sa vie il avait bien été obligé de se souvenir que le monde ne s’était pas arrêté de tourner et que comme d’habitude il tournait de travers. Un joint au bec dans son hamac, ou pas, le monde était sombre et peuplé de salopards et de monstres, mais qu’est-ce qu’il pouvait y faire ? Même du temps de sa jeunesse au sein de l’IRA il n’avait jamais imaginé pouvoir changer le monde. Expédier le plus de brits possible avant d’y passer à son tour, ça lui allait déjà bien comme programme. Et quand la Cause avait définitivement cessé d’avoir un sens, il en avait trouvé un autre avec l’argent. Il en avait parlé avec Llana par WhatsApp, fait part des interrogations de sa petite fille et de son attitude repliée, elle lui avait conseillé de la faire suivre par un pédopsychiatre ou au moins un psychologue. Bizarrement s’il entendait bien cette solution pour les autres enfants, pour Noémie son côté vieille école resurgissait. Il n’avait jamais aimé les psys et tous ces gens qui avaient la prétention de savoir ce qu’on avait dans le crâne, ça réveillait ses instincts grégaires. Et l’idée de confier à un de ces trifouilleurs de crâne la chair de sa chair le traumatisait un peu.

  • Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? Avait-il demandé à Lord avant son départ.
  • Tu veux dire si c’était ma petite-fille ?
  • Oui.
  • Si c’était ma petite fille je l’emmèneras faire le tour du monde avec moi et je lui montrerais qu’il n’y a pas que de la saloperie sur cette terre.

C’était en effet une solution sauf que Lord avait le temps de son côté et la sagesse peut-être aussi. Charlie n’avait plus le premier et peut-être jamais été atteint par la seconde. Et là tout de suite, patriarche au milieu des petits, et de cette ile enchantée, il se sentait désemparé. Il sorti du hamac et parti à la recherche de la gamine. Elle n’était pas dans sa chambre ni devant le home cinéma, il interpella une des femmes de chambre.

  • Oh elle a dit qu’elle partait s’entrainer.
  • Ah… et vous savez où elle s’entraine exactement ?
  • Oui, derrière la piscine, le petit chemin qui mène vers la plage.

Il se faufila discrètement, curieux de savoir ce qu’elle appelait exactement s’entrainer. Il la trouva dans une petite clairière, faisant des moulinets avec sa lame avant de frapper de toutes ses forces les noix de coco par terre.

  • Qu’est-ce que tu fabriques choupettes ? Tu vas abimer ta lame comme ça !

Elle s’arrêta et le regarda avec un air de défit :

  • J’m’entraine ! Et pis c’est pas grave tu m’en prêtera un autre !
  • D’une je te prêterais rien du tout, c’est tes affaires ce couteau, de deux pourquoi tu vas pas plutôt jouer avec les autres ?
  • J’ai pas envie, je veux apprendre.
  • Apprendre quoi ?
  • A tuer les méchants !

Charlie considéra Noémie quelques instants sans rien dire.

  • Choupette, dis-moi la vérité, quelqu’un t’a touché ?

Elle ne répondit pas, continuant d’assassiner les noix de coco.

  • Choupette faut que je sache tu sais, dis-moi.

Il vit sa petite bouche adopter cette grimace qui annonçait les larmes.

  • T… tu… vas pas me gronder hein ?
  • Te gronder ? Pourquoi je te gronderais ?
  • Parce que….

Et les larmes éclatèrent au coin de ses yeux. Il l’attrapa dans ses bras et la serra très fort. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, il n’avait même pas envie qu’elle en dise plus. Elle pleurait sans s’arrêter et dans ses larmes il entendait des excuse-moi. Alors il l’écarta un instant de lui, la regarda dans le fond des yeux et lui dit :

  • Ne t’excuse pas chérie, ce n’est pas de ta faute tu comprends ? Pas de  ta faute ! Et je ne veux que plus jamais tu penses le contraire !

Mais au lieu de ça elle pleura de plus belle.

  • T’avais promis de pas m’gronder !
  • Noémie regarde-moi.

Elle leva des yeux gonflés sur lui.

  • Je ne te grondes pas, promis, je veux juste que tu comprennes ça ce n’est pas de ta faute, les seuls qui sont fautif ce sont les salopards qui t’ont touché…. Et crois-moi ils vont le regretter…

Cette fois elle entre-ouvrit la bouche de surprise. Ça lui était venu sans même y réfléchir. Il avait ses limites et quelqu’un venait non seulement de les dépasser mais en plus de pisser dessus.

  • Ça veut dire que….
  • Ça veut dire que tu vas arrêter d’embêter ces pauvres noix de coco et qu’on va te trouver un cochon.
  • Un cochon ?
  • Une carcasse.
  • Pourquoi faire ?
  • Pour que je t’entraine pardi !

Elle lui sauta au cou, manquant de l’éborgner.

  • Doucement, doucement ma belle. Pour le moment je veux que tu lâches ce couteau et que t’ailles jouer avec les autres.
  • J’ai pas envie !
  • Fais ce que je te demande s’il te plait, je te promets, après, ce soir, on jouera à d’autres jeux…

Un vent de mystère et de frisson remplissait cette seule phrase, la gamine sourit.

  • Ce soir ?
  • Oui ce soir, tu verras.

Il la regarda partir en courant rejoindre les autres. Dans sa poitrine son cœur était devenu froid, comme une lame de glace lentement rentré à l’intérieur. Il connaissait cette sensation, et il y avait des années qu’il n’avait pas ressenti ça avec une telle intensité. La dernière fois Mary O’Neil baignait dans son sang avec ses frères. La dernière fois il avait pris les armes pour ne plus les quitter. C’était personnel alors, c’était personnel aujourd’hui. Il attendit donc que tous les enfants soient couchés pour aller chercher la petite et l’entrainer dehors dans le soir couchant. Entre temps il était allé quérir à la cuisine la carcasse dans la chambre froide. Au rythme des repas le chef avait dit qu’il fallait au moins ça pour nourrir tout le monde. Tant pis, il en rachèterait une autre. La carcasse avait rapidement décongelé pendant qu’ils dinaient tous ensemble. Un diner joyeux où Noémie rit pour la première fois depuis longtemps, comme si elle se sentait soulagé d’un poids, et c’était sans doute le cas.

  • Princesse quand tu veux attaquer un méchant, le mieux c’est qu’il le sache à la dernière minute. Je ne vais pas seulement t’apprendre à te servir d’un couteau, je vais t’apprendre le silence.
  • Beuh le silence ça s’apprend pas !
  • La preuve que si tu viens d’ouvrir la bouche alors que c’est le moment d’écouter.

Elle comprit.

  • Pardon.
  • Il y a deux types de silence. Le silence naturel, celui de la nuit, celui qu’on fait quand on ne parle pas, qu’on écoute et qu’on observe et le silence avant la tempête. Le silence que fait la nature quand quelque chose va arriver, quelque chose de grave, parce qu’elle est comme ça la nature, elle aime les coups de théâtre, mais elle veut que tu les sentes, pas que tu les entendes. Tu me comprends ?

Elle fit signe que oui.

  • Je veux que tu apprennes à sentir ces silences. Ca te sauveras peut-être la vie un jour.
  • Oui.
  • Maintenant je vais te montrer comment on tient un couteau et comment on s’en sert…

Ils passèrent une petite heure sur le sujet et son élève était sauvagement douée. Après quoi il ramena un sac plein de métal qui bringuebalait et qu’il renversa par terre sans ménagement.

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Là-dedans tu trouveras un Makarov, un Tec 9, une AK47 et un Colt 1911. J’ai fait simple c’est du rudimentaire.
  • C’est une salade d’arme ?
  • On peut rien te cacher.

Elle regarda le tas à ses pieds.

  • Mais je vois rien ! Se plaignit-elle.

La lune formait tout juste un fin croissant dans le ciel éclaboussé d’un milliard d’étoiles.

  • Et alors ?

Noémie sourit.

  • Alors rien.

A la fin de la semaine il avait des nouvelles de la future institution pour orphelin qu’il comptait créer. Les plans des bâtiments étaient prêts, le terrain choisi, il n’y avait plus qu’à lancer le chantier. Mais en attendant il avait demandé à Pierre et à l’institutrice de s’occuper du recrutement. Lui avait d’autres tâches qui l’attendaient et la première c’était de recontacter ceux qui lui avaient permis d’identifier la fortune dont il jouissait aujourd’hui, les Chevaliers du Zodiac, ce collectif de mercenaires cybers anarchistes. La dernière fois ils l’avaient aidé à se démerder d’une embuscade, cette fois il avait l’argent et une cause pour les convaincre de rentrer en croisade. Il avait déjà réfléchi à ce qu’il comptait faire. S’attaquer à la pédocriminalité dans son ensemble était illusoire par contre retrouver le Serpent, le buter et détruire son réseau, ça devait être possible. Mais pour ça il avait besoin de renseignements. Ils lui avaient laissé un moyen de les contacter. Un message à laisser sur un site de jeu vidéo, la réponse lui parvint quinze jours plus tard, il avait rendez-vous à Aberdeen, Hong Kong. Le dernier rendez-vous s’était passé dans la pampa avec des mecs masqués folklore balinais, il se demandait quel tour ils allaient lui jouer cette fois. Ça se passait dans un bar sur pilotis masqué par les sampans. Des centaines d’embarcations comme une ville flottante au bord de la grande ville. Et il ne fut pas déçu par la rencontre.

  • Vous êtes Ira ? Lui demanda d’une voix un peu hautaine le travesti qui venait de traverser royalement le bar.

Tout le monde le regardait et il y avait de quoi. Grand, mince, moulé dans une robe rose pétard, sur des semelles compensées de quinze centimètres, coiffé manga bleu électrique, des piercings à la bouche et dans les oreilles. Il ressemblait à un cri d’amour à la gay pride.

  • En effet.
  • Suivez-moi.

Charlie se leva bien obligé, quand un chinois lança en cantonnais :

  • Alors le pédé on se gêne plus on vient lever le vieux blanc jusque chez nous !

Il ne parlait pas chinois mais l’autre si. Il se retourna vers l’importun et rétorqua :

  • Fais pas ta jalouse salope ton tour viendra.

Le chinois et ses quatre amis se levèrent comme s’ils n’attendaient que ça.

  • T’as dit quoi pédé ? Excuse-toi tout de suite !

Le travesti se tourna vers Charlie.

  • On y va venez !

Mais les chinois n’avaient pas l’intention d’en rester là. Le premier rattrapa le travesti par l’épaule et le tira par sa robe.

  • Non mais ça va pas ! Protesta ce dernier avant de se prendre un coup de poing en pleine figure.
  • Oh fuck, grommela Charlie derrière le type.

Il lui tapa sur l’épaule, l’autre se retourna et gronda :

  • Tu veux quoi le gwailo !?

Coup de tête, le chinois alla valser vers le bar, heurtant un type qui se retourna lentement. Un colosse, un blanc barbu qui buvait sa bière tranquillement. Alors le chinois attrapa sa chope et la jeta à la figure de Charlie alors que les autres lui fonçait dessus. Charlie évita le verre, attrapa une chaise et la fracassa sur le plus proche. Pour bientôt se retrouver entouré de quatre types armés de lame. Charlie bloqua la première attaque, frappa plusieurs fois son adversaire à coup de coude et lui retourna lame dans l’épaule. Mais sitôt avait-il repoussé son adversaire qu’il senti la morsure d’une lame lui sabrer le dos. Charlie attrapa une cruche qui trainait sur une table et se retourna pour la fracasser à toute force sur la main armée. L’autre en lâcha son couteau et voulu se jeter sur lui. Poussant un cri rauque, Charlie lui enfonça ce qui restait de la cruche dans la figure. Mais d’autres voyous s’étaient levés à leur tour. Matraque, bouteille, couteau, il était tombé dans un traquenard apparemment, et c’était son ami par terre avec sa robe rose qu’il l’avait déclenché. Charlie compta ses adversaires, onze au total, c’était trop, pourquoi il n’avait pas embarqué une arme ? Le colosse regardait les chinois avancer, soudain il leur dit quelque chose avec un accent russe, ce qui lui valut des cris et des menaces, alors le colosse se tourna vers lui.

  • Besoin d’aide ?
  • J’en ai peur.
  • T’as de quoi payer pour mes services ? Je suis au chômage.
  • Cent dollars de l’heure ça te vas ?
  • Faut tuer qui ?
  • Personne…

Pour l’instant, pensa-t-il en se préparant. Mais le russe s’avança seul vers eux avec un tabouret et commença à les frapper à tour de bras jusqu’à détruire son arme sur le dos d’un des agresseurs. Pendant ce temps Charlie faisait un pas de côté pour éviter un hachoir, attrapait le bras du type et le tordait en sens inverse d’un coup sec. Le coude craqua, le métal tomba, le type hurla, un coup de pied dans le tibia et il plongeait. Puis, alors que le colosse faisait voler un gars par-dessus le comptoir, Charlie assurait une droite enchainée d’une gauche, foie, crochet à la mâchoire, uppercut. Quand retentit le bruit qui universellement mettait fin aux bagarres les plus homériques, les sirènes de police. On était à Hong Kong, en Chine Populaire, on y tolérait assez peu le désordre surtout si des gwailos étaient de la fête. Le colosse et Charlie s’enfuirent en passant par la forêt de sampans, le travesti avait quant à lui depuis longtemps disparu. Le colosse s’appelait Aslan et était en réalité tchétchène, et jusqu’à peu il travaillait sur un transport de marchandise. Il avait également été routier en Allemagne, bûcheron en Slovénie et sans surprise videur à Londres. Comment il avait échoué si loin de son pays ? Le navire sur lequel il avait été employé était en rade après un voyage qui l’avait mené du Havre à Hong Kong. Et il ne trouvait pas de boulot. Pourquoi avait-il quitté la Tchétchénie pour courir le monde ? Sa haine des russes et quelques ennuis avec les autorités. Heureusement pour eux Charlie connaissait la ville. Du temps où il vivait à Bali il lui arrivait d’y passer. Pour une raison ou une autre, il trouvait que cette forêt de buildings posée sur un confetti qui serait englouti d’ici cinquante ans, avait du charme. Il en avait même discuté avec Lord qui lui y avait vécu dans les années 50, quand Hong Kong était un taudis anglais. Le super assassin lui avait confié des adresses. L’une d’elle était un petit hôtel quatre étoiles bâti dans une ancienne demeure coloniale. Une des rares qui n’avait ni connu la voracité des promoteurs, ni les bombardements japonais. Mais il faut dire qu’il était situé près de Nathan Road, l’artère centrale de Kowloon, un coin encore épargné de la ville. L’hôtel était situé devant un petit temple bouddhiste, et à une dizaine de mètres d’un cybercafé. Charlie n’attendit pas pour reprendre contact. Mais cette fois il n’eut pas à patienter deux semaines pour avoir une réponse. Son téléphone sonna et une voix lui expliqua que le rendez-vous aurait lieu cette fois dans Mongkok, un bar de nuit.

  • Putain j’espère que c’est pas encore un bouge ! Grommela Charlie en raccrochant.
  • Eh faut peut-être que t’ailles te faire soigner, tu saignes.

Charlie porta la main sur son dos.

  • Fuck, va à la pharmacie et achète-moi de quoi soigner ça.
  • Ça marche.

Ce n’était pas un bouge, c’est mieux, ou pire, c’est selon. Un bar gay avec le drapeau arc-en-ciel bien en évidence sur la vitrine. Aslan eu un hoquet et regarda Charlie avec un air épouvanté.

  • Eh mais je rentre pas là-dedans moi !
  • Bah quoi ?
  • C’est haram !

Charlie soupira.

  • Okay alors reste dans le coin, et essaye de te faire discret, grommela l’irlandais en entrant dans le bar.

Le travesti l’attendait devant le comptoir, un cocard sur le visage, vite fait maquillé en… fleur. Hein ? Il s’était dessiné une fleur sur l’œil ? C’était bien ça ? Charlie regarda autour de lui au cas où il aurait des hallucinations avant de reporter son attention sur le type. Non, il ne rêvait pas, et il avait l’air de trouver ça tout à fait naturel et personne ne faisait attention à lui. Alors qu’au contraire tous les regards étaient rivés sur le vieil irlandais. Charlie s’avança dans le bar en essayant d’ignorer les sourires amusés, le travesti lui fit signe de s’assoir.

  • Merci pour tout à l’heure, c’est pas souvent que j’ai un preux chevalier.
  • Vous savez je ne parle pas chinois, mais il y a des mots que je comprends, comme « salope » peut-être que si vous aviez laissez pisser…
  • Et puis quoi encore ! Ce connard l’a bien cherché.
  • Mouais… bon passons à autre chose vous voulez bien.
  • Avec plaisir, vous buvez quoi ?
  • Un thé.

Son breuvage servit, il lui demanda quel était la position des Chevaliers concernant la pédocriminalité et si, d’aventure ils seraient prêt à l’aider, leur prix serait le sien. Le travesti, qui s’appelait Han, retroussa le nez.

  • Ca pue ça, des gens très dangereux ces réseaux, beaucoup, beaucoup d’argent en jeu.
  • Je ne veux pas m’attaquer à tout le monde, juste mettre la main sur un réseau et sa tête.
  • Pourquoi ?

Sur le moment Charlie failli répondre que ce n’était pas ses oignons, c’était leurs histoires de famille et ça ne regardait personne. Mais les Chevaliers croyaient en certaine chose et la jouer franc-jeu lui sembla une meilleure option.

  • Des proches à moi en ont été victime.
  • Votre petite-fille ?

Comment était-il au courant ? Une lueur meurtrière traversa son regard.

  • Qui vous a dit ça ?
  • Calmez-vous je sais seulement que vous avez une petite-fille c’est tout.
  • Vous tenez un dossier sur moi ?
  • On en tient sur tous ceux qui font appel à nous, question d’assurance.
  • Oui, c’est ma petite-fille, et d’autres gamins aussi.

L’autre le regarda quelques instants sans rien dire puis déclara :

  • Bon, écoutez je vais en parler aux autres, on va réfléchir, si on ne vous recontacte pas dans les quarante-huit heures c’est qu’on passe la main.

Il ne lui restait plus qu’à croiser les doigts.

Victor Michenko et son complice de toujours Dimitri Zensky avaient quitté l’Ukraine depuis des années pour l’Allemagne où ils résidaient. Leurs affaires étaient légales ou presque. Ils rachetaient des appartements et des entreprises qu’ils remettaient en l’état avant de les revendre avec une plus-value. Hommes d’affaire prospères, un peu proxénètes également et joueurs compulsifs. Ils pariaient sur tout, jouaient au casino et y perdaient souvent des milliers d’euros et pourtant ils n’étaient jamais à court d’argent. Comme s’ils avaient découvert le trésor au pied des arcs-en-ciel. En réalité, en fait de trésor, ils écrémaient leur propre boite de tous les bénéfices qu’elle faisait. Gagnant deux fois, au nez et à la barbe du fisc. Et plaçaient leur argent auprès d’amis russes qui eux-mêmes les essaimaient dans une myriade de sociétés écrans en pays frère, frère de la finance internationale. Les deux amis, qui se connaissaient depuis une huitaine d’année et partageaient parfois même les petites amies étaient justement en route pour un rendez-vous d’affaire avec des partenaires ukrainiens cette fois, de frais expatriés qui avaient parait-il des lingots à placer. Le trafic d’or n’était pas leur spécialité, mais jouer les intermédiaires si. Et d’ailleurs ils ne comptaient pas toucher de commission cette fois mais plus simplement dépouiller leur compatriote. Pas par des moyens violents, Victor et Dimitri n’étaient pas ce genre de voyou mais semi légaux. Les cols blancs contre les cols bleus en somme.

  • Je leur ai parlé ils sont pressés.
  • Pressés c’est bien, ils feront ce qu’on leur dit.
  • Ouais, mais faudra leur vendre du rêve quand même, le vieux c’est un coriace.

Dépouiller une bande d’autres voyous, échappés de la guerre avec le contenu d’un coffre, ce qu’ils ignoraient au demeurant. Mais ça n’aurait rien changé s’il l’avait su.

  • Eh mais qu’est-ce qu’il fiche lui !?

La moto s’était immobilisée devant eux sans raison apparente, à vingt mètres d’un carrefour et d’un feu au vert. Puis ils virent le passager en descendre, se retourner et sortir tranquillement un AK 47 à crosse pliable. Quand une seconde moto parvint à hauteur de Victor derrière le volant et que le pilote sorti à son tour un Glock. Ils firent feu en même temps en tir croisé. Déchiquetant les deux malheureux au neuf millimètres et à la 7,62 OTAN, laissant pour toute signature des douilles fumantes sur l’asphalte et dans l’air l’écho des bécanes qui disparaissent sans laisser de trace. Cols blancs contre cols bleus, il y avait parfois des conséquences à jouer les arnaqueurs… surtout avec les corses. Johnny Issa, le patron des nigérians n’avaient pas cette l’attitude d’action. Rentrer en conflit avec Abdul Mamame reviendrait en quelque sorte à déclencher une guerre civile au sein de son clan et personne n’avait besoin de ça. Mais d’un autre côté, le laisser faire et s’était tendre ses relations avec les albanais et il n’avait pas besoin de ça non plus. Alors il essaya la voie du milieu, la voie théoriquement royale des chefs et des diplomates, celle de la discussion. Abdul Mamame était un grand costaud avec les cheveux longs et bleus corbeau, une grosse chevalière américaine à l’annulaire droit comme le César pour lequel il se prenait sans conteste. Il portait beau façon sapeur, veste à redingote carmin et pantalon à pince assorti, gilet crème à fines rayures bordeaux, chemise rouge sang, cravate en soie crème, feutre blanc à bande bordeaux également, canne à pommeau d’argent. Bref il en jetait et il était connu dans son quartier. Sur Tik Tok aussi où il faisait des démonstrations d’art martiaux avec ses copains, torse nu pour bien montrer ses muscles tatoués. Sinon c’était un proxénète redoutable et redouté de ses employées, sa bague avait balafré quelque visage de prostituées indociles ou non rentables. Il trafiquait également des cigarettes, et un peu d’héroïne et de cocaïne pour le compte des gars au pays.

  • On ne vole pas les albanais, pourquoi tu as fait ça !? Nous travaillons avec eux depuis des années !
  • Tu m’emmerdes le vieux, ça fait des années que tu te laisses enculer, moi je leur apprends la politesse.

Johnny Issa était un chef de longue date, venu en Europe dans les années 80, il avait pratiquement inventé le business à Berlin. C’était un homme posé, sage, et attentif. Mais il avait un défaut qu’il partageait avec le César face à lui, une trop haute opinion de lui-même. Et forcément quand deux coqs sont face à face…

  • Non mais pour qui tu te prends ! Je suis Johnny Issa ! Personne m’encule ! Tu m’entends Mamame !? T’étais pas un putain de projet dans la pisse de ton père que je tuais mon premier bonhomme ! T’étais pas une demi-couille dans le cul de ta négresse de mère que je volais ma première banque !

A ce stade tout le monde était un brin embarrassé dans la pièce. Les associés des uns et des autres, venus pour faire bonne figure et garantir que tout devait se passer au poil, et les gorilles de service. Personne n’avait envie de déclencher une guerre ici et encore moins civile. Alors Abdul Mamame se leva, sourit, posa précautionneusement son feutre sur la table du club, avant de sortir un automatique de sous sa veste et de tirer une balle dans la tête de son patron. Avant de demander d’un ton posé :

  • Quelqu’un d’autres à quelque chose à dire sur mes parents ?
  • Le roi est mort, vive le roi, répondit un des associés de feu Issa.

Andréa avait d’autres sujet de préoccupations en Turquie et en Grèce pour s’intéresser à ce qui se passait dans son dos à Berlin. Dritan était parti en Israël rencontrer ce rabbin du Mossad pendant que lui traçait la piste d’Istanbul. La camionnette avait été volée en Turquie et immatriculée avec de fausses plaques grecques. Ils étaient prudents et rusés, mais ils n’avaient pas la police d’Istanbul dans leur poche. Alors qu’en revanche ils avaient bien fait sauter le yacht personnel d’un colonel de la marine turc. L’un dans l’autre, même leurs services secrets étaient prêts à collaborer. Ainsi ils avaient pu suivre la camionnette à travers les caméras de surveillance disséminées en ville. Mais ce n’était pas la plus intéressante partie de la surveillance, d’autant qu’on les avait perdus en banlieue. Non, la partie la plus intéressante du rapport que leur avait fourni les autorités c’était ce vol au départ de Chypre, un jet appartenant à une compagnie privée et qui avait décollé environs un quart d’heure avant le début des hostilités. Or on avait retrouvé un parachute et la trajectoire emprunté au départ par le jet indiquait le Liban. Selon les calculs des spécialistes ce vol pouvait très bien être celui ayant transporté le commando. Troi était donc en train d’explorer dans cette direction, à qui appartenait cette compagnie. Pour les armes, en revanche, pas de trace. L’explosif utilisé pour couler le navire était probablement du Semtex mais c’était tout ce qu’on savait. Mais ce qui préoccupait réellement le Serpent c’était que tout confirmait qu’ils n’étaient que deux à Istanbul. Deux contre plus d’une douzaine d’hommes, quel genre de diable il avait en effet réveillé ? En attendant d’en savoir plus Dritan lui avait ordonné de personnellement assurer la sécurité de la vente qui devait avoir lieu à Beyrouth.  Trois garçonnets de deux à quatre ans dont ils espéraient tirer un minimum de deux cent mille euros par tête, plus si le plus petit plaisait à l’émir. Il s’approcha du salon où on les préparait, tous les trois habillés en fillette sous l’éclairage cru de la pièce, un peu effarés et effrayés au milieu des femmes qui s’occupaient d’eux. Il ignorait comme souvent d’où il sortait, s’ils avaient été eux-mêmes vendus par leur parent, ce qui était fréquent dans un pays ruiné. Ou bien si on les avait trouvé ou enlevé. Ça n’avait pas d’importance, la viande était la même chassée ou apprivoisée. Et lui ne s’intéressait pas à ce genre de détail. Ce qui comptait c’était que les gardes étaient à leur place, que la communication passe bien et que tout se passe comme sur du velours. Les hommes de l’émir étaient déjà là, il en salua un qu’il connaissait déjà, le chef de la sécurité, Amar, un égyptien d’une trentaine d’année qu’il aimait bien.

  • Ca va, tout se passe bien ? Demanda ce dernier.
  • Ne t’inquiète pas, personne n’est au courant de cette transaction à part moi, l’émir et Dritan.
  • C’est terrible ce qui s’est passé l’autre fois, il ne faut pas que ça se reproduise. Tout le monde en parle dans le milieu.

L’égyptien était également amateur, mais il aimait les filles. Le Serpent préférait ne pas savoir de quel milieu il parlait. En réalité ces gens le dégoutaient, comme le dégoutaient les drogués pour lesquels il n’avait pas plus de considération que pour ce qu’ils appelaient tous « la marchandise » hommes, femmes, enfants, prostitué(e)s qui passaient entre leurs mains. Ce n’était que de l’argent, le reste n’était pas important. Il y avait une demande ? il devait y avoir une offre. Après tout c’était comme ça que fonctionnait le capitalisme non ? Mais les consommateurs, eux n’avaient aucun honneur, aucune morale, aucune conscience. Et clairement Andréa Brajov ne se voyait pas comme ça. Jamais de sa vie il ne lui viendrait à l’idée de tripoter un gamin, se shooter au Fentanyl ou même monter avec une pute de rue. Faire commerce ne voulait pas dire nécessairement adhérer, ou bien Bayer avait un petit faible pour le cancer, les mutations génétiques et la destruction du biotope. Mais ce n’était peut-être pas un bon exemple, Bayer fabriquait également les médicaments qui allait avec, se dit-il en riant sous cape.

  • Qu’est-ce qui te fais sourire ?
  • Rien, rien, ne t’inquiète pas je te dis, ce genre de chose ne se reproduira plus, on fait ce qu’il faut.
  • Vous savez qui sont les responsables ?
  • Pas encore mais ça ne saurait tarder. Et crois-moi ils ne l’emporteront pas au paradis

L’égyptien sourit

  • Je vous fais confiance.

Pendant ce temps à quelques centaines de kilomètres de là, Dritan Begari atterrissait à l’aéroport Ben Gourion sous l’identité de Pavel Koury, entrepreneur en bâtiment. Il n’était pas seulement là pour aller cueillir des renseignements auprès d’un rabbin espion, sans quoi il aurait probablement délégué. Mais avec ce qui se passait dans la bande de Gaza, il était indispensable d’être sur les rangs de ceux qui allaient tôt ou tard reconstruire derrière pour les colons. Son portrait apparaissant automatiquement sur les terminaux des douaniers, il portait casquette, moustache, lunettes, parfaitement conscient que la photo qui circulait datait de cinq ans, quand il était plus mince. Raison pour laquelle d’ailleurs il avait pris du poids. Rien de ce que faisait Dritan Begari ne retenait d’autre chose que du calcul. Et quand on lui demanda pourquoi il se rendait en Israël, tourisme ou affaire, il répondit avec un sérieux de pape ;

  • Un peu des deux j’espère.

Une voiture avec un chauffeur l’attendait et le conduisit au Sea Tower de Tel Aviv. Hôtel de luxe ou il rencontra le jour même de possibles partenaires. Trois hommes d’affaires dans l’immobilier et leur traductrice avec qui il discuta un moment de possibles contrats. Puis il reçut un de ses hommes sur place pour qu’il lui fasse un contre-rendu de la situation dans la bande, et le mette en contact avec un des leaders des colons en Cisjordanie, quelqu’un avec qui parler affaire. La situation était confuse, la mort des trois otages par Tsahal n’avait pas arrangé les affaires de l’armée et l’ennemi restait plus que jamais partout et nulle part. Ce qui se passait en Mer Rouge aussi rajoutait à la confusion. Sans compter ce promoteur immobilier qui, par pur esprit de clocher avait déjà communiqué à la télévision sur de futurs habitations israéliennes en plein territoire palestinien. La rue israélienne était en ébullition et son honorable correspondant avait osé même les termes de guerre civile possible. Dritan en doutait autant qu’il doutait que cette guerre cesse avant un moment. Netanyahou et ses ministres avaient un programme et des bailleurs russes et américains. Les russes pour les fonds offshores, le soutien aux extrémistes israéliens, et la politique théocratique, les américains pour tout le reste, le verrou de l’occident au milieu d’un océan de pétrole. Sans compter les ressources énergétiques au large de Gaza. Pour le contact par contre, il en avait relevé quelques-uns, deux hommes en fait, un autre rabbin, homme d’affaire et industriel, et un banquier qui travaillait avec plusieurs fonds d’investissement. Son contact parti il déjeuna seul de poisson et d’eau minérale, s’accorda une sieste de deux heures, puis il fit savoir qu’il était prêt à rencontrer le type du Mossad.

  • Il est en opération actuellement, vous le verrez demain matin, lui fit-on savoir en retour.

Il en profita donc pour passer d’autres coups de fil à ses partenaires en affaire dans la région et notamment à Andréa.

  • Tout se passe bien ?
  • Pas de problème, on en a vendu deux, il trouve le troisième trop vieux.
  • Combien ?
  • Un demi-million. Qu’est-ce qu’on fait du troisième ?
  • Comment ça il le trouve trop vieux, c’est lui-même qui a passé commande !
  • Je sais mais il trouve qu’il fait vieux.
  • Connard ! Bon tu penses qu’on peut le remettre en vente ?
  • J’en sais rien, c’est pas mon domaine, j’ai fait venir un gars, un courtier, il nous dira.
  • Okay très bien, tiens-moi au courant.

Comme il avait déjeuner seul, il passa la soirée seul dans sa chambre à lire des contrats, des compte-rendu d’affaire, rédiger des ordres par mail. Sauf quand il était en famille, il ne débrayait jamais. Le lendemain matin, comme promis, deux sous-officiers de Tsahal vinrent le chercher dans un Hummer blindé pour l’accompagner au cœur de la bande de Gaza. Ce qui prit une partie de cette matinée entre les embouteillages et les multiples barrages avant de parvenir à destination. Un immeuble encore debout au milieu des ruines, encerclés par les véhicules militaires et des soldats en arme. Après quoi il fut pris en main par une fille, casquée et armée qui se présenta comme l’aide de camp du colonel qu’il devait rencontrer. Il se tenait sur le toit en compagnie d’autres officiers, assis à une table piquée dans un salon gazaoui. Derrière lui étaient alignés onze têtes décapitées, dont celles de deux enfants et d’une femme.

  • Vous admirez ma collection de terroristes ? Lança joyeusement le colonel en anglais à l’adresse de l’albanais.
  • Bonjour colonel, la chasse a été bonne à ce que je vois.
  • En effet votre nom déjà ?
  • Dritan Begari.
  • Ah oui alors comme ça vous êtes un ami à Ivanov.
  • C’est une bonne relation d’affaire oui.
  • Et il parait que vous avez des ennuis dans vos affaires ?
  • Un problème que vous pouvez m’aider à résoudre m’a-t-on dit.
  • C’est possible, mais avant ça j’aimerais savoir ce que vous pouvez faire pour moi.

Le colonel avait de l’or et des diamants à faire sortir discrètement du pays, plus de vingt millions d’euros. Il avait un acheteur pour l’un mais pas pour l’autre parce que c’était des diamants russes et qu’avec les restrictions économiques ceux-ci étaient persona non grata auprès des revendeurs. Est-ce que ça serait un problème pour eux ?

  • Non aucun, répondit l’albanais. Quand voulez-vous que le chargement parte ?

L’officier du Mossad sourit.

  • Très bien, votre problème s’appelle Charlie Ira, c’est un ancien terroriste de l’IRA qui pour une raison que j’ignore est aujourd’hui à la tête d’une fortune.
  • Comment savez-vous que c’est lui ?
  • Charlie Ira a employé un de nos anciens agents qui s’est renseigné sur lui. Il a une petite-fille, je pense que vous l’avez enlevé, et avant que vous me posiez la question oui je suis au courant de vos activités.
  • Et ça vous pose un problème ?
  • Nullement chacun gagne sa vie comme il l’entend, Dieu seul nous jugera. Vous êtes croyant monsieur Begari ?