La Tortue Noire, part 4.

Il était dans les environs de midi et le soleil vibrionnait au-dessus du paysage boisé du parc. Une chaleur de four régnait sur le jour, à peine compensée par l’air marin. Dans le réticule de visée se déplaçait une silhouette d’arbres en arbres. Plus loin sur la gauche une autre se glissait de la plage à couvert, avec ce qui semblait être une machette à la main. Barney avait du mal à y croire mais l’autre avait raison. Comment avait-il su ? Furtivement il se déplaça dans les herbes et retourna vers la villa.

  • Combien ?
  • Cinq ou six je dirais.
  • Non ils sont beaucoup plus…

Cette fois pas de magie, il l’attendait dans la salle de contrôle, et sur les écrans un bateau déversait une petite armée. Une vingtaine d’hommes noirs diversement armés, et deux blancs avec eux.

  • Qui est-ce monsieur Ira ?

Charlie était ligoté sur un des sièges, en montant, il avait vu les cadavres dans la salle à manger et il avait aussi mal qu’il avait la haine.

  • J’en sais rien, les corses probablement…
  • Les corses ?
  • Longue histoire, mais vous n’êtes pas le seul à m’en vouloir, va falloir faire la queue mon vieux.
  • Oui ? C’est ce que nous allons voir. Barney, vous restez ici.

Serrurier et l’avocat descendaient du bateau en treillis camouflage, M4 et AR15 à la main quand retentit un premier coup de feu. Les deux hommes échangèrent un regard intrigué, Serrurier couru vers la plage quand d’autres coups de feu retentirent, puis plus rien.

  • Qu’est-ce qui se passe !? Qu’est-ce que vous foutez bande de cons !? C’est quoi que vous comprenez pas dans le mot surprise ? Gronda-t-il à l’adresse du massif bonhomme qui se tenait accroupis devant lui. Jumbo Walker, chef du gang des Crocodiles dans le quartier haïtien de Miami. Un colosse d’un mètre quatre vingt dix-huit pour cent dix kilos de bidoche taillée dans la fonte des pénitenciers de Floride et de la Nouvelle Orléans. Et recruté par ses soins par l’intermédiaire de ses contacts sur Port-au-Prince.
  • Fuck ! ils nous attendaient ! Grommela en retour le colosse sans se retourner.
  • Impossible !

Mais l’autre n’écoutait pas, il se leva à demi et couru vers un arbre avant de faire feu.

  • Qu’est-ce qui se passe ? Demanda Emile en rejoignant la terre ferme.
  • Je ne sais pas, je ne comprends pas, apparemment ils nous attendaient.
  • Merde !

Walker aperçut une ombre au loin qui furetait, il ne savait pas si c’était un des siens ou l’un des leurs alors dans le doute il tira une rafale, mais l’ombre disparue. Il fit signe à ses hommes d’avancer. L’un d’eux se prit soudain une balle en pleine figure. Pas de coup de feu, un sniper ? Tout le monde était à couvert maintenant et scrutait le parc, ses alentours directs, vers la villa. Rien, pas une ombre, pas une trace de l’ennemi. Sur les écrans de contrôle de la villa, Charlie assistait au carnage surpris et inquiet. C’était les corses, il en avait la certitude, une chance peut-être de se sortir des griffes du Phénix et de sa séance de torture, mais pour le moment ça ne s’annonçait pas bien pour eux.

  • Ecoute Barney, toi et moi on a peut-être une chance de s’en sortir si on uni nos forces… Ils tiennent ta famille ? j’ai assez d’argent pour envoyer une équipe maintenant les libérer.
  • La ferme, répondit sèchement ce dernier, le nez rivé sur les écrans.

Serrurier et Emile avançaient lentement derrière les hommes. Quand soudain une rafale éclata. Une rafale sans discontinuer de quelques secondes. Le temps de tuer un homme et d’en blesser un autre, le temps de réaliser que quelqu’un avait coincé et actionné une arme à l’aide d’un morceau de bois et d’une grosse pierre. Celui qui découvrit la supercherie entendit un bruit au-dessus de lui. Instinctivement il leva son arme avant de se prendre une noix de coco en pleine figure, si violemment que celle-ci lui fit l’effet de rencontrer un parechoc à pleine vitesse, brisant la moitié des os de son visage. Il tomba à la renverse en même temps qu’on lui arrachait son fusil des mains, il ouvrit les yeux, voyant flou une silhouette disparaissant dans les fourrées. Jumbo Walker n’avait pas signer pour ça et il était en train de se demander s’il n’allait pas faire signe à ses hommes qu’on foutait le camp quand il entendit un hurlement sur sa droite. Il tira, les autres tirèrent, une rafale, deux, trois, dans la même direction. Pulvérisant la végétation avant que Walker ne hurle de cesser le feu. Mais à peine avait-il ordonné qu’un de ces hommes tombait à nouveau, une balle dans la tête. Pourtant cette fois le colosse avait vu d’où le coup était parti, un buisson bouger et il ne chercha pas midi à quatorze heures, il fourra la main dans sa poche et en ressorti avec une grenade MK II qu’il dégoupilla aussi sec et balança sur le buisson. Une détonation sèche, un éclair de lumière, rien de spectaculaire et un peu de fumée. Les hommes restèrent en position attendant le prochain coup mais tout ce qu’il se passa c’est un gémissement poussé dans l’ombre. Walker fit à ses hommes de s’approcher, plus qu’une douzaine bon Dieu ! Se dit Serrurier en s’approchant à son tour. Lord gisait par terre, de multiples plaies au torse et aux jambes, l’une d’elle si profonde et large qu’on apercevait ses côtes.

  • Fuck ! This fucker is still alive ! S’étonna Walker en pointant son arme pour l’achever.
  • Wait I want to interrogate him ! Intervint alors Emile avec son mauvais accent.
  • What for ? He’s nearly dead !
  • Do as he said, ordonna Serrurier.

Sur les écrans la bande progressait avec prudence. Barney était parti et Charlie louchait sur la trousse posée sur la console. Pieds et poings liés avec une corde, assis sur une chaise de bureau. A l’intérieur de la trousse, si seulement il parvenait à l’ouvrir il y avait un scalpel. Il donna un coup d’épaule sur la console, puis un autre plus fort, jusqu’à ce que la trousse roule à ses pieds. Deux hommes trainaient le blessé comme un morceau de bidoche sanguinolent quand un autre homme tomba alors qu’il était à deux pas de la villa. Pas de coup de feu à nouveau. Tout le monde s’immobilisa quand une rafale silencieuse déchiqueta un tronc et blessa le type derrière. Les coups de feu provenaient de la villa derrière la nappe de chaleur qui distordait l’atmosphère. Alors Serrurier ordonna un tir de barrage en réponse. Dix hommes qui font simultanément feu sur un bâtiment en béton. Les projectiles qui traversent les vitres, fendent les canapés, éclate les bibelots, les lampes dans le salon du bas, s’enfoncent dans le plafond de la chambre au-dessus, les murs, ravagent le lit. Deux minutes de feu puis plus rien. Pendant ce temps l’ex-mercenaire français prenait trois hommes avec lui et faisaient le tour de la villa. Charlie les vit sur un des écrans qui entraient, il se balançait sur sa chaise pour essayer de tomber à côté de la trousse. Sur un autre écran on pouvait voir Barney, blessé, qui se déplaçait dans la maison, son arme à la main. Charlie tomba soudain violemment sur son épaule. Quand Jumbo Walker défonça une porte-vitrée et abattu Barney avant qu’il n’ait réussi à lever son fusil d’assaut. Dix minutes plus tard on jetait la victime de la grenade sur le sol en marbre du grand salon et on prenait possession des lieux. Une villa de quatre mille mètres carrés, il faut un certain temps pour visiter toutes les pièces, sécuriser les lieux, sauf bien entendu si on entre dans la salle de contrôle et qu’on vérifie sur les écrans. Il y avait une chaise et un type par terre, et à ses cheveux blancs, c’était celui qu’on était venu chercher. L’un des deux hommes qui avaient découvert Charlie se pencha sur la console et appuya sur différent bouton avant d’actionner l’interphone.

  • We got him, up stairs, second floor.

L’autre vérifiait le pouls de Charlie.

  • He’s alive, indiqua-t-il avant que le bras de Charlie ne se détende, un scalpel dans son poing et qu’il n’enfonce celui-ci dans son oreille, défonce l’oreille interne et lui rentre dans le cervelet.

Charlie tourna soin poignet pour élargir le trou, quand l’autre s’aperçu de ce qui se passait à ses pieds.

  • Motherfucker ! Il le braqua avec son pistolet-mitrailleur. DON’T MOVE ! DROP IT !

Bien obligé, Charlie lâcha le bistouri plein de sang et de cervelle dans lequel l’autre donna un coup de pied. Charlie avait réussi à se détacher les mains, la trousse ouverte à côté de lui, en ce cisaillant les poignets à force d’essais infructueux. Mais ses chevilles étaient encore ligotées. Le type sortit un couteau de sa poche et sectionna la corde.

  • Get up !

Charlie se leva lentement, ankylosé. Son adversaire n’était pas un professionnel, juste un type arraché de son ghetto et dont la matinée avait été consacré à sa pipe à crack. Soudain Serrurier et les autres entendirent des coups de feu lointain, ça venait de là-haut, trois hommes partirent en courant tandis qu’Emile s’approchait d’un Lord à l’agonie.

  • Il y en a d’autres que vous là-haut ?

Et pour être sûr d’être entendu il appuya du pied sur une de ses blessures à la jambe, enfonçant le morceau de shrapnel qui en dépassait. Lord poussa un grognement de douleur. Dans la salle de contrôle, le cracker et Charlie se battaient pour attraper le Tec 9 que le second avait réussi à envoyer valser sous la console mitraillée. Le toxicomane fou de rage tentait d’étrangler le vieux d’une main et de récupérer l’arme de l’autre. Charlie essaya de lui tordre le pouce, en vain, son autre main glissant sur la trousse ouverte. Il prit son élan et le frappa de toutes ses forces dans le foie. L’autre ouvrit grand la bouche à la recherche d’air, il lui fourra aussi sec une des ampoules de la trousse dans la bouche, le laissant s’étrangler avec. Le cracker parti à reculons en se tenant la gorge, essayant d’expulser ce qui lui coinçait le gosier. Charlie en profita pour le frapper dans la trachée, une fois, deux, jusqu’à ce qu’il devienne tout rouge, se mette à cracher du sang et des copeaux de verre, que de la mousse jaunâtre commence à poindre à la commissure de ses lèvres. Les yeux exorbités, suffoquant, il retomba en grognant une sorte de sifflement tordu. Et mourut au bout de quelques secondes d’une agonie douloureuse. Qu’est-ce qu’il lui avait fait avaler ? Il attrapa le Tec 9 et déguerpit. Quatre mille mètres carrés, on avait vite fait de se perdre quand on ne connaissait pas. Les trois hommes qui étaient montés à l’étage n’étaient pas d’accord sur la direction à suivre.

  • C’est par là !
  • Non c’est par là !
  • Eh je suis allé là-bas, les escaliers c’est à droite, protesta le troisième quand une porte s’ouvrit à la volée.

Trois rafales, l’une après l’autre, trois morts, Charlie s’approcha des cadavres.

  • Quand on sait pas on va pas.
  • Eh les gars il se passe quoi ? Demanda Serrurier dans son émetteur-récepteur.

Pas de réponse.

  • Je répète, il se passe quoi ?
  • Il se passe que j’arrive et que je vais tous vous botter le cul, gronda Charlie dans le micro.

Serrurier regarda l’avocat.

  • Qu’est-ce qu’on fait ?
  • Il ne doit pas sortir vivant d’ici.

Lord se mit à pousser une espèce de rire tout en crachant du sang.

  • On dirait que le vieux est plus coriace qu’on ne le pensait hein ?
  • La ferme ! Fit Emile sans le regarder.
  • Vous êtes marrant vous, il connait les lieux et il peut être n’importe où ! Moi je ne risque plus la vie de mes hommes.
  • Vous ferez ce que je dis, on vous a payé.

Serrurier lui jeta un coup d’œil soucieux. Il savait que cet avocat avait le bras long et pas seulement au sein de sa famille mais merde leur petite armée avait été déboisée par ces deux assassins, ils n’étaient plus que neuf et il savait d’expérience que d’essayer de prendre d’assaut cette baraque sans savoir où ils allaient était aussi périlleux que peine perdue. Mais l’ancien mercenaire avait aussi une réputation à défendre, et une revanche à prendre. Il se tourna vers Walker.

  • Va chercher la dynamite.
  • Avec plaisir, ricana le colosse en faisant signe à ses hommes.
  • Qu’est-ce que vous voulez faire ?
  • On va les faire sauter, lui et monsieur je veux pas crever.

Charlie était aveugle, les écrans éteint par les balles et il ignorait combien il en restait. Lui non plus ne connaissait pas encore parfaitement la villa. Depuis quelques mois qu’il avait acheté il ne l’avait quasiment pas habité. Quand retenti la première déflagration, il était encore au second à chercher son chemin. Puis il y en une seconde, plus violente à faire trembler les murs. Qu’est-ce qui se passait, qu’est-ce qu’ils foutaient ? Trouvant un escalier en comblanchien, Charlie le dévala jusqu’à les apercevoir par une fenêtre. Sur la pelouse devant, à se servir dans des caisses en bois des bâtons de dynamite qu’ils balançaient sur la villa comme des sales gosses. Soudain deux bâtons scotchés entre eux, volèrent vers l’étage. Charlie sauta dans l’escalier alors que la pièce au-dessus de lui était soufflée. Poussé par le souffle, il roula sur les marches, perdant son arme avant d’atterrir sur le palier de l’entresol. L’escalier continuait vers le grand salon déjà ravagé par les explosions qui avaient effacé la façade en tas de gravats. Lord rampait, le dos ensanglanté, Charlie avait du mal à croire ce qu’il voyait mais cet enfoiré était encore en vie. Une détonation retentit sur sa droite, une charge balancée dans la pièce mitoyenne. Charlie aperçu le pistolet-mitrailleur plus loin dans la poussière, il trottina vers l’arme quand son pied heurta quelque chose de chaud et sphérique. Trois bâtons qui avaient roulé dans la pièce, sans réfléchir, sans même regarder la mèche, il jeta la dynamite dans l’autre sens de toutes ses forces. Jumbo Walker s’amusait bien, détruire à coup de bâtons de dynamite une maison de rupin ça lui plaisait bien. Et à ses hommes aussi, Tellement qu’ils ne virent pas le projectile surgir de la maison en fumant, au contraire de Serrurier. L’ancien mercenaire se jeta dans les fourrées alors que la dynamite tombait dans une des caisses encore pleines. Emile était retourné sur l’embarcation. Les choses ne se passait pas comme il l’aurait voulu, contrarié, en colère, il pensait à Bobo qui devait arriver demain et à ce qu’il lui raconterait quand retentit une énorme explosion, crachant un panache de fumée au-dessus des arbres. Serrurier apparu peu après, le visage noirci, les vêtements déchirés et maculés de terre.

  • On se tire !
  • Qu’est-ce qui s’est passé ?
  • Y se passe que j’ai plus personne, on se tire !
  • Et les autres où sont les autres ?
  • Partout dans les arbres, on se tire !

Charlie hasarda un œil au dehors, un énorme cratère encore fumant s’était formé au milieu du gazon. Après quoi il ramassa une arme et alla achever Lord. L’intéressé était assis par terre en train de retirer des morceaux de shrapnel de sa viande, comme il aurait ôté des épines de cactus. Presque indifférent à ce qu’il endurait. Puis il leva les yeux, conscient de la présence de Charlie qui braquait une arme vers lui.

  • Et si je t’en colle une dans le crâne et que je te coupe la tête, tu meurs non ?
  • Je suppose que oui, ça m’est jamais arrivé.
  • Combien de temps il te faut pour être complètement remit de tes blessures ?

Lord regarda son corps martyrisé.

  • Une semaine à peu près.

Charlie, incrédule, secoua la tête.

  • Noémie, où elle est ?
  • Je l’ignore, mais à l’heure qu’il est ils doivent l’avoir trouvé.
  • Qu’est-ce qu’ils vont en faire ?
  • Qui sait.
  • Tu vas m’aider à la retrouver.
  • Et pourquoi je ferais ça ?
  • Parce que sinon je te coupe en morceau et je te laisse te vider de ton sang de ton vivant. Ça te va ?

Lord hocha la tête.

  • On dirait que j’ai pas le choix hein…
  • Mes iguanes, qu’est-ce que t’en a fait ?

Il lui dit, les iguanes allaient bien, il s’était contenté de les relâcher dans la nature. Charlie n’était pas contant mais c’était toujours mieux que de les savoir morts.

Chu Hei Choi, sirotait gentiment un café latté dans un Starbuck dans le centre de Miami, entouré de ses gardes du corps. Quatre jeunes hommes vigoureux, élégamment vêtus, costume et cravate noire, chemise blanche. Lord avait tenu à achever sa mission seul et il pouvait comprendre. Cette affaire de Birmingham c’était personnel et même intime. D’ailleurs la tempête au large des Bahamas l’avait dissuadé de le suivre même de loin. Il lisait vaguement un journal financier, distrait par la foule qui foulait l’établissement. Un mélange bigarré d’employés de bureau, de SDF, d’étudiants, de flics en uniforme et de touristes, de toutes les couleurs de peau, du monde entier. L’Amérique quoi, et plus ça allait plus le monde avait tendance à ressembler à cette nation de peuples indifférenciés. La Corée n’y échappait pas. Peut-être moins que les autres depuis cette maudite guerre qui n’était toujours pas achevée. Depuis que l’Oncle Sam avait installé ses bases, dispensé sa culture, ses mœurs, en Corée du Sud. Heureusement leur identité était encore forte, leur patriotisme pas feint, tout comme les japonais, les chinois… Mais la culture occidentale avait quelque chose de corrosif. Quelque chose d’éminemment séduisant finalement qui débordait de partout. Quelque chose qui poussait les japonaises et les chinois à se faire chirurgicalement arrondir les yeux, et grossir les seins, les négresses à se blanchir la peau. Le vieil homme le déplorait et craignait que tôt ou tard le monde soit uniforme à l’image de ce café où il aimait pourtant passer du temps. Et le paradoxe était peut-être là. Cette indifférenciation avait quelque chose de rassurant, d’infantilement rassurant. Comme quand on a quatre ans et qu’on revoit perpétuellement le même dessin animé. Le portable à ses côtés s’alluma, un des jeunes hommes s’en empara et répondit, avant de lui passer sans un mot.

  • Bonjour mon ami, il faut que je vous voie rapidement, dit la voix de Lord à l’autre bout du fil.
  • Tout va bien ?
  • Oui mais j’ai des problèmes, je suis dehors, la camionnette noire, venez seul.

Il raccrocha avant que le coréen n’ait le temps de lui poser une question supplémentaire. Il donna un ordre à un de ces hommes qui parti comme une flèche pour revenir aussi vite et lui confirmer le van noir dehors. Le vieil homme avait une confiance totale au sujet du Phénix. C’était un homme d’honneur comme on en fabriquait dans le temps. Un de ceux dont le moule était cassé. Des individus d’une fidélité à toute épreuve. Il se leva et dit à ses hommes de l’attendre. A peine était-il monté dans le van qu’on lui enfonçait une aiguille dans la jugulaire et qu’il s’écroulait au pays de l’inconscience. Il se réveilla quelque temps plus tard, ligoté sur une chaise, Lord qui lui faisait face, lui-même attaché. Entre les deux Charlie qui le regardait d’un air soucieux.

  • Mais comment…

Charlie sorti son portable et actionna une application.

  • C’est votre copain qui m’a montré ce jouet, il s’en est servi pour se faire passer pour une de mes employés.

Il appuya sur une touche, le téléphone répéta la phrase mais avec la voix de Lord.

  • Ça fait flipper hein ? Aaah la technologie de maintenant…
  • Pourquoi vous ne l’avez pas tué ? Demanda le vieil homme en essayant d’ignorer Charlie.
  • Oh il a essayé mais il se trouve que toi et tes copains n’êtes pas les seuls à vouloir ma peau. Et ça s’est pas passé comme tout le monde voulait… Mais tout ça t’intéresse plus tu vois. Parce que maintenant ce qui compte c’est ce que je vais te faire si tu ne me dis pas très vite où est Noémie.
  • Qui ?
  • Ma petite fille.
  • Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Charlie sorti un couteau de sa poche et fit claquer la lame.

  • Là d’où je viens on ne pratique pas beaucoup la torture mais quand un mec foutait la merde on avait une punition, le kneecaping. Une balle dans le genou. T’as de l’arthrose, je t’ais regardé marcher, t’as envie que je t’explore le genou ? Tu verras comme torture c’est rudimentaire mais efficace.
  • Je ne sais pas de quoi vous parlez, répéta le vieil homme bravement.
  • Choi, je vous en supplie, dites-lui ce qu’il veut savoir, intervint Lord, cet homme est un sauvage.
  • M…mais… je ne sais pas où ils l’ont emmené ! Ce sont les hommes de Si Woo qui s’en sont occupé !
  • Si Woo ?
  • Pak Si Woo, il dirige la Tortue Noire avec son frère Ju Won, expliqua Lord.
  • Et où ils sont ceux-là ?
  • A Séoul, répondit le vieillard.
  • Pourquoi ils ont enlevé Noémie, elle n’a rien fait !?
  • Vous avez tué deux des frères, leur vengeance ne peut pas s’arrêter à vous.

Charlie était atterré. Ils auraient massacré sa famille s’il en avait eu encore une.

  • Qu’est-ce qu’ils vont en faire ?
  • Quand ils seront assurés que vous êtes bien mort, ils la vendront.
  • A qui ?
  • Prostitution, banque d’organe, la meilleure offre emportera le marché.
  • Le marché hein… et toi là-dedans t’es quoi pour eux ?
  • Un associé, parfois ils écoutent mes conseils.
  • Ils t’écouteraient si j’échangeais ta vie contre la sienne ?
  • Ils vous veulent mort, c’est tout ce qui compte.
  • Et si j’échangeais ma vie contre la sienne ? Demanda froidement Charlie.
  • Peut-être, je ne sais pas.
  • Bin on va être vite fixé. On va les appeler, t’expliques la situation et tu leur fais cette proposition, ma vie contre la sienne. T’as compris ?
  • Euh… oui… oui.
  • C’est quoi le numéro ?

L’aube venait tout juste de se lever. Bleu cendre et vert nocturne sur les collines autour du fleuve Kum, lui-même comme un ruban d’acier sinuant dans le paysage morne. Là-bas en contrebas se tenait un pont sur lequel était garé un véhicule américain à la carrosserie noire. Il sorti de la voiture et pour la première fois depuis des années, alluma une cigarette. Un dernier petit plaisir sans doute, une réminiscence de son passé, quand il trainait à Londonderry et qu’une cigarette allumée pouvait être un signal. Mais là aucun signal sinon peut-être celui qu’il était fatigué. Le décalage horaire, l’âge, les épreuves. Et le ras le bol de tout ça aussi. Charlie aspirait à une certaine paix aujourd’hui et depuis que la petite et sa mère étaient retournées dans sa vie, celle-ci avait disparue. Il en avait marre. Il jeta sa cigarette et fit signe à l’homme à côté de lui de le suivre. Un employé rien de plus, il n’était pas certain de se souvenir de son nom. Employé d’une société de service qui lui appartenait comme tant d’autres, il savait ce qu’il avait à faire, récupérer la petite et la remettre à des personnes de confiance. Une institution, il avait déjà tout programmé. Les deux hommes descendirent la colline jusqu’au pont. Il redoutait ce moment. Pas pour ce qui suivrait mais pour leurs adieux. Il avait besoin de courage et allait lui fendre le cœur. Trois types, lunettes noires et costume noir attendaient près de l’américaine. Il avait relâché le vieillard en guise de bonne foi, pas de raison qu’ils trahissent leurs paroles. L’un des gars ouvrit la portière et la gamine en sorti en courant. Elle allait bien, il lui avait refilé des vêtements neufs, elle lui sauta au cou en pleurant à chaudes larmes.

  • Je veux pas que tu t’en ailles avec eux !
  • Ca va aller choupette, ça va aller, n’oublie pas ce que je t’ais dit, il faut que tu vives ta vie.
  • Non ! Non !

Charlie fit signe du regard au type de la prendre en charge. Il n’allait pas pouvoir en supporter beaucoup plus et il fallait la mettre rapidement en sécurité. Maintenant qu’il était là, qui disait que ces enfoirés n’allaient pas changer d’avis. Noémie cria, pleura, s’accrocha de toutes ses forces à ses bras, en vain. L’homme l’emporta avec lui dans les siens, et Charlie monta à bord de la voiture. A peine avait-il fait un pas à l’intérieur qu’on le piquait de force.

Mattéo avait réussi à atteindre la Côte d’Ivoire où il avait des amis. Il vivait dans une maison qu’on lui avait prêté par l’ami d’un ami, sortait peu, évitait les coins à blanc. Jean Orsenna n’avait pas dépassé la frontière avec l’Italie, arrêté au cours d’un contrôle routier mais bien entendu son audition ne donna rien, une tombe. On l’inculpa quand même dans l’affaire de l’évasion. Louis eut plus de chance, il passa la frontière avec l’Espagne et pendant quelque mois vécu paisiblement dans le sud. Mais l’argent commençant à manquer pour le flambeur qu’il était, il se mit en affaire avec des albanais pour faire passer cinq cent kilos de haschich en provenance de Casablanca. Malheureusement, préalablement d’accord sur le partage des bénéfices, l’un des albanais avec qui il était en affaire, réclama plus. Argumentant qu’ils avaient eut des problèmes avec les douanes et prit des risques, pendant qu’il se tournait les pouces. La discussion s’envenima, l’albanais en question se retrouva par terre, à l’agonie. Elle dura deux jours au terme desquels les autres lui déclarèrent la guerre. Car si les corses ont la vendetta, les albanais ont le kanun. Un droit coutumier, médiéval invitant notamment à la vengeance. Une tradition tellement ancrée que des familles entières sur des générations avaient été décimé à cause de la mort d’un lointain cousin par un autre. Prudemment Louis décida d’aller se réfugier en Italie où il avait autant d’amis que de relations. Des relations, hélas, et il le comprit trop tard, en affaire avec la mafia albanaise. Son corps martyrisé fut finalement retrouvé par la police napolitaine au large de la ville, flottant dans la Méditerrané, en plusieurs morceaux. Mattéo s’ennuyait quand même à Abidjan et comme tous ceux en cavale il avait besoin d’argent. Ses avoirs bloqués par la France et le Maroc l’obligèrent finalement à sortir de l’ombre et se lancer dans le trafic d’or. Un commerce qui s’arrêta quand il se rendit en Belgique négocier son or auprès d’un orfèvre véreux. Un orfèvre en dette avec la police française et qui n’hésita pas à le balancer pour ce trafic. Arrêté à Anvers, il fut déferré à Paris par fourgon spécial avant d’être envoyé au Maroc, répondre de ses crimes. Le capitaine Levy et sa brigade étaient relativement satisfaits. Tous ceux qui avaient semble-t-il participé à l’évasion étaient soit morts, soit en prison. Pourtant il y avait encore des éléments qui manquaient au puzzle. Pourquoi les corses avaient organisé cette opération ou pour le compte de qui. Et qui avait ordonné le transfert et sur quel élément objectif. Qui c’était facile, le juge Le Breuil, chargé de l’affaire Panthère Rose pour la France, pourquoi, sur quel élément objectif c’était moins clair. Le juge n’était pas très coopératif au sujet de ses sources. Ses relations avec le quai des orfèvres étaient tendues et depuis les années 90. Les flics décidèrent donc d’enquêter sur ses relations, ses contacts et finirent par tomber sur un certain Emile Makowsky. L’intéressé s’en revenait de ses mésaventures aux Bahamas quand la police décida de l’auditionner. Fatigué, déprimé et déçu l’avocat pris assez mal les questions qu’on lui posait ce qui, accessoirement, accentua les soupçons que la police portait sur lui. L’organisateur ? Peut-être pas, mais une des têtes pensantes qui avait habilement propagé la rumeur d’une évasion fictive au profit d’une autre bien réelle. L’avocat fut pourtant relâché faute de preuve mais mit sous surveillance téléphonique et filatures comprises.

  • Bonjour Marie Prudence, comment allez-vous ?
  • Bien et vous-même capitaine ?
  • On fait aller Marie Prudence, on fait aller. J’ai appris que vous aviez vendu trois de vos casinos africains.
  • Oui, trop de soucis.
  • Oui et avec tous ces drames qui frappent votre famille…
  • Oui aussi, soupira poliment la cheffe du clan Santonie.
  • Et où en sont vos relations avec la Panthère Rose ?
  • Avec qui ?
  • Allons Marie Prudence nous savons vous et moi que le clan a participé à l’évasion de Milo Markovic et Daran Sijic.
  • Non, j’ignore de quoi vous parlez.

Un sourire amusé naquit sur le visage du policier.

  • Très bien comme vous voudrez Marie Prudence. Mais faites attention, nous resterons en contact.
  • Bien entendu, maintenant si vous permettez, j’ai à faire…
  • Mais bien sûr, bonjour à la famille, fit poliment Levy avant de tourner les talons.
  • Je n’y manquerais pas, dit-elle sur le même ton.

Mais une fois à l’intérieur….

  • Petit enculé, « avec tous ces drames dans la famille » comme si ce fils de pute n’était pas le responsable de tout ça !

Bobo, qui était revenu des Caraïbes avec Emile, ne dit rien. Il pensait au vieux, le reste il s’en foutait. Il avait déjà mis un cabinet de détective à ses trousses. Tôt ou tard il le retrouverait, tôt ou tard il aurait sa peau.

Charlie se réveilla sous la lumière vive d’une lampe médicale. Ligoté sur une table d’opération devant un homme portant un tablier d’abattoir, un bonnet réglementaire et une visière en plastique. Il lui sourit, une jeune femme au visage banal s’approcha, elle portait la même tenue, la visière exceptée.

  • Bonjour monsieur Ira, je suis mademoiselle Ikko et je serais votre traductrice.
  • Euh… Balbutia Charlie qui commençait à avoir déjà peur.

L’autre prit la parole, elle traduisit comme prévu.

  • Maitre Pak me demande de vous expliquer qu’il va vous opérer, extraire chacun de vos organes et que vous devez vous réjouir que ceux-ci servent à la science.
  • Il est malade ? Grogna Charlie.
  • Non, bien entendu que non.

Si Woo reprit la parole.

  • Maitre Pak me demande de vous préciser qu’il est désolé il n’a pas trouvé d’anesthésiste ni d’anesthésiant mais qu’en revanche il a du Poppers.

Si Woo abaissa sa visière et s’empara d’un scalpel avant d’expliquer ce qu’il comptait faire.

  • Mon maitre va commencer par vous enlever la vésicule biliaire et la rate.

Après quoi elle dévissa un flacon de Poppers et lui fourra de force dans le nez, l’obligeant à respirer à fond. L’effet de la drogue fut immédiat. Monté d’adrénaline, peur et même terreur, le cœur à cent à l’heure.

  • N… No… non, faites pas ça, je vous en supplie ! Bafouilla-t-il alors que l’autre s’approchait de son ventre.

Charlie suivit la lame se rapprocher de sa peau, et ne put s’empêcher. L’émotion bouleversée sous l’effet bref et violent de la drogue, il se mit à grincer, pleurer avant de fermer les yeux. Quand soudain il sentit un liquide chaud gicler sur sa peau. Son sang ? Déjà ? Il rouvrit les yeux, affolé. Ikko était par terre, la tête éclatée, et un homme cagoulé tenait en joue Si Woo du bout de son silencieux. Prudemment, ce dernier laissa tomber son scalpel par terre. L’autre lui ordonna de se mettre à genou, jambes croisées, et mains sur la tête doigts également croisés. Après quoi il libéra Charlie.

  • T’arrives à temps, cet enfoiré allait me débiter comme un cochon. Où est son frère ?
  • Plus de ce monde, expliqua Lord en enlevant sa cagoule.
  • Parfait, laisse-moi celui-là, passe-moi ton flingue.

Lord n’avait pas du tout apprécié d’apprendre qu’une enfant allait finir dans un réseau pédocriminel. Peu lui importait qu’elle fût la gamine de l’assassin de sa femme, ce genre de méthode ne rentrait simplement pas dans son code de conduite. Mais il avait été carrément surpris quand Charlie avait proposé d’échanger sa vie contre celle de la petite. Il savait qu’il en mourrait et sans doute dans d’atroces souffrances, mais il n’avait pourtant pas hésité une seconde. Une telle abnégation, un tel amour en réalité, ça se respectait, mieux ça méritait son attention toute particulière. Et il lui avait proposé son aide.

  • Non, on n’a besoin de lui.
  • Pourquoi ?
  • Noémie…
  • Quoi Noémie ? S’inquiéta l’irlandais.
  • Le type à qui tu l’avais confié n’est jamais arrivé à destination.
  • Putain de fils de pute ! Explosa Charlie avant de foncer droit sur Si Woo, le scalpel à la main. Qu’est-ce que vous en avez fait !?

L’autre ne répondit pas, Charlie allait lui balafrer le visage quand Lord retenu son bras.

  • Laisse-moi faire.

Il lui prit le scalpel des mains et le reposa sur la console où étaient disposés divers outils de chirurgie. Un écarteur, une scie électrique, des forceps incurvés, des ciseaux, des pinces à épiler, d’autres scalpel sous blister. Il choisit une pince à épiler et se mit à parler en coréen.

  • Vous êtes coutumier du Dim Mak je pense n’est-ce pas ? Et vous connaissez les pouvoirs de l’acupuncture je crois.
  • Qu’est-ce que vous allez me faire ? S’inquiéta le coréen en commençant à essayer de se lever.

Mais Charlie appuya son pied sur son mollet droit et lui prit les mains.

  • D’habitude je commence par le moins douloureux mais hélas je crains que n’ayons pas beaucoup de temps devant nous… Je vais donc commencer par vous paralyser le bras, après quoi j’isolerais chaque nerf et j’agirais sur eux, vous aller voir vous allez connaitre une explosion de sensations nouvelles sans précédent. On commence ?

Trois jours plus tard, Charlie était en route direction Istanbul à la poursuite des ravisseurs de Noémie. Lord était déjà parti en reconnaissance. Ils étaient à la recherche d’une bande d’albanais dirigés par un certain Andréa Brajov dit le Serpent, spécialiste du couteau selon Si Woo. Charlie tentait de distraire son inquiétude en relisant une biographie de Michael Collins, le héros de l’indépendance irlandaise, à essayer de ne pas penser à ce qui pouvait se passer au sein de ce genre de réseau.

  • Pardonnez-moi la place est libre ?

Il leva les yeux sur une superbe jeune femme, la trentaine, la peau dorée, brune avec des yeux bleus translucides, un visage symétrique. Elle lui montrait la place à côté de lui devant le comptoir où il était installé. Il avait choisi le train pour plus de discrétion et la possibilité d’embarquer des armes. Mais puisqu’il en avait les moyens, autant prendre l’Orient-Express. Il sourit à pleine dent à la jeune femme, signe évident de son ravissement. Le genre de sourire dont elle devait avoir l’habitude et qui pourtant sembla l’intimider. Il essaya de la rassurer.

  • Ne vous inquiétez pas mademoiselle, je ne suis qu’un vieux con bavant devant la beauté de la jeunesse. Je ne ferais pas de mal à une mouche.
  • Con je ne sais pas, mais vieux n’exagérez pas, sourit-elle en retour.
  • Eh bientôt soixante ans !
  • Vous ne les faites pas.
  • Merci, Charles, dit-il en lui tendant la main.
  • Llana, enchantée.
  • Joli prénom, de quelle origine ?
  • Hébreux je crois, mais je suis de Kiev.
  • Oh… je vois… C’est terrible ce qui arrive là-bas.
  • Poutine est un petit enculé et un grand boucher, confirma-t-elle sans un sourire cette fois.
  • Vous étiez là-bas pendant l’invasion ?
  • Non, je travaille à Paris, mais je ne peux plus rentrer dans mon pays aujourd’hui.
  • Vous avez encore de la famille là-bas ?
  • Mes parents et mes tantes oui.

Ils discutèrent de la situation, de ce qu’elle faisait à Paris, sans grande surprise, responsable d’une boutique d’une grande marque avenue Montaigne. Elle avait pourtant une licence d’histoire et un autre en diplomatie internationale, mais les places étaient rares et chères dans ce milieu, et elle n’avait pas trouvé de poste au-delà de ses seuls atouts physiques. Polyglotte comme lui, elle parlait six langues dont le chinois, l’arabe et le russe. Ils parlèrent en anglais, en français, en italien pour le plaisir de l’échange. Mais il évita le russe par politesse. Deux heures plus tard il se sentait avec elle comme avec une vieille amie à rigoler des mœurs des parisiens, et à se tutoyer en français. Comme c’était agréable, comme ça faisait longtemps qu’il n’avait pas été en présence d’une femme, ça lui donna brièvement l’impression de respirer à nouveau et même presque d’oublier que sa petite-fille était aux mains de putain de monstres. Quand soudain, écarquillant les yeux Llana poussa un cri de frayeur. Charlie n’eut pas le temps de réagir, immédiatement ceinturé par deux bras puissants et balancé à travers le wagon pas encore tout à fait vide. Il alla heurter une vitre avant de s’effondrer sur une table, saisi par une cheville et trainé à travers le wagon tout en recevant sur lui, bouteille, théière, tout ce qui tombait sous la main de son agresseur et qui lui éclatait sur le dos, le crâne. Charlie essaya de se retenir au pied d’une table mais la force avec laquelle l’autre l’attirait avec lui ressemblait à celle d’une machine. Ils traversèrent le wagon et s’enfoncèrent dans les cuisines vides où l’autre continua de balancer sur lui tout ce qui lui tombait sous la main, jusqu’à devoir le lâcher quand une pile d’assiettes s’effondra sur Charlie. Le crâne ensanglanté, le dos et les épaules maculés de débris et de sang, il parvint à se redresser pour faire face à son adversaire. Sur le moment il ne comprit pas ce qu’il voyait, il connaissait ce type mais aux dernières nouvelles, lors de leur dernière confrontation il avait perdu un bras. Bobo se débarrassa du gant qui recouvrait sa prothèse. Charlie aperçu les doigts métal et silicone et maudit à nouveau ce siècle d’exploit technologique. Soudain l’homme de main se jeta sur lui, l’écrasant de toute sa force et son poids, à essayer de lui mettre la tête dans la friteuse encore en route. Charlie pouvait sentir la chaleur et les gouttes d’huile piquer sa nuque. La main mécanique lui écrasait la moitié du visage, Bobo penché sur lui, une grimace de haine lui déformant la figure. Charlie lui flanqua un coup de talon dans la cheville, lui faisant perdre momentanément l’équilibre et rapprocher son visage du sien. Alors il tenta la seule mesure désespérée à sa portée, il lui mordit le bout du nez de toutes ses forces. Bobo poussa un grognement de douleur avant de lui flanquer un violent coup de poing dans le ventre pour se libérer de la morsure. Mais l’irlandais luttait pour sa vie et dans ces moments-là ses adversaires découvraient en général qu’il était plus teigneux qu’une tique. Accroché de toute ses forces, le sang coulant dans sa bouche, Bobo ne parvint à le repousser qu’en le frappant à nouveau dans les côtes. Bobo porta alors sa main à son nez ouvert et ballotant.

  • Je vais t’écrabouiller ! Gronda-t-il plus furieux que jamais.

Et avant que Charlie ne soit parvenu à se dégager, il l’emportait avec lui en l’attirant par la nuque et le projetait dans le wagon suivant de toute la force de son bras bionique. Il traversa les portes comme un boulet de canon avant de heurter avec violence une caisse en polystyrène qui éclata sous son poids, répandant des morceaux de viande rouge congelée dans le wagon, alors que Bobo s’approchait en balayant tout sur son passage comme un bulldozer en furie. Il ouvrit la porte latérale du wagon de marchandise et attrapa Charlie par la cheville, l’attirant inexorablement vers le vide. L’intéressé s’accrochait à tout ce qui pouvait, une caisse en bois, le pied d’une étagère, puis d’une autre, mais l’autre avait trop de force avec son machin électronique sorti d’un putain de roman de science-fiction. Quand soudain c’est Bobo qui reçut un violent coup de pelle dans le dos. C’était Llana, aussi visiblement effrayée que déterminée. Bobo vola dans les étagères métalliques, lâchant soudain Charlie et alors que des fus à bière étaient en train de se carapater par la porte, poussé par leur poids et les vibrations du train, Charlie attrapa l’extrémité de la chaine qui les tenait entre eux et se jeta sur Bobo pour l’étrangler avec. Une longue chaine en acier retenue par un crochet. Bobo accusait deux têtes de plus que lui, une force de cheval, et une rage pas moins aussi folle que la sienne à survivre. Il le frappa en pleine figure avec son coude, ouvrant la pommette de l’irlandais, tenta de l’écraser contre la paroi du wagon, lui bourra les flancs de nouveau coup de coude, le faisant finalement lâcher et rouler par terre, quand Llana tenta à nouveau de le frapper avec sa pelle. Elle en fut pour un coup de pied dans le ventre qui manqua de la précipiter dans le vide. Mais Charlie presque complètement épuisé à force de s’accrocher, détacha à la dernière seconde le crochet fixé au sol, et le ferma sur les maillons qui étranglaient déjà Bobo. Bobo porta les mains à son cou, entendit les fus sortir un par un.

  • Et merde, dit-il avant d’être violemment aspiré par les lois combinées de la gravité et de l’énergie cinétique.

Son corps projeté au dehors avec les fus, heurta avec force un panneau de signalisation, rebondit, heurta ensuite le parapet d’un pont, passa par-dessus avant que la chaine se rompt et d’atterrir quinze mètres plus bas en traversant le toit en bois d’une grange devant un fermier stupéfait. Le fermier stupéfait regarda avec stupéfaction le trou dans toit. Puis toujours sous le coup de l’incrédulité la plus complète entendit comme un grognement sous la paille. Dans le train, Llana et Charlie reprenaient leur souffle.

  • Merci, dit-il.
  • Qui était-ce ?
  • Un vieil ennemi très rancunier apparemment.
  • J’ai eu peur pour vous vous savez.
  • Vous avez été très courageuse, encore merci.

Il lui prit machinalement la main, quelque chose passa dans leur regard. Ce même élan que partagent ceux qui ont survécu au pire. Quand le chef du train et ses contrôleurs se pointèrent, ils les trouvèrent enlacés en train de s’embrasser.

La Tortue Noire, part 3.

La propriété s’étendait sur une vingtaine d’hectares le long de la côte de l’île de Rum Cay, non loin des grottes de Lucayan. Un site unique, acheté une fortune par l’intermédiaire d’une société écran chypriote et payé depuis un compte dans le Delaware. Caméras thermiques, systèmes d’alarme sophistiqués et autonomes, détecteurs de mouvement, Le tout encerclé par un mur de quatre mètres et une clôture électrique sous surveillance permanente. Une forteresse, ancienne propriété de feu un baron de la drogue mexicain. On aurait pu y loger une armée, et ça avait été sans doute le cas dans le passé. En plus de la villa de quatre mille mètres carrés, se tenaient deux autres villas plus petites de mille mètres carrés, à ajouter à une piscine intérieure de format olympique et un nombre fabuleux de commodités diverses qui lui donnaient l’impression de vivre dans la base d’un super méchant sorti de James Bond. Piscines, sauna, jacuzzi, salle de sport, salle de jeu, de cinéma, une myriade de chambres. Une immense propriété où pourtant ils n’étaient qu’une dizaine, avec les cinq autres spécialistes qu’il avait engagés, en plus de Lin, Granada et Barney. Les Bahamas n’étaient pourtant qu’une étape, Charlie ne savait pas encore où et quand ils ficheraient le camp, mais les alentours des Etats Unis ne lui inspiraient plus rien sinon que de la méfiance. Vanguard avait eux aussi des moyens illimités et des connections dans le monde entier et l’univers alentours peut-être. Il pensait aux satellites de surveillance, il pensait aux logiciels d’espionnage et tout le barzingue intelligent qu’on trouvait aujourd’hui. Ça le rendait parano. De son temps les choses étaient plus simples, pas de surveillance globalisée au vingtième siècle. Pas de drone non plus. Au fond il avait abandonné le métier à temps. Et voilà qu’en quelque sorte il était en train d’y retourner malgré lui. Des bruits et de la musique de dessin animé lui parvenaient du salon à côté, accompagné des rires de la petite. A propos de vingtième siècle il lui avait trouvé l’intégrale de Tex Avery et elle s’éclatait. Lin avait également cherché quelques autres films pour gamine de son âge, et une fois par semaine, en sa présence, il autorisait un film de bagarre comme elle disait mais toujours sous son contrôle préalable. C’était en train de lui faire une culture cinématographique pas forcément intéressante, un plaisir nouveau dans sa vie célibataire, et pourquoi pas après tout ? Sur la table devant lui, un ordinateur sécurisé et Assad le nez sur l’écran qui pianotait. Celui-là il sortait du Mossad presque directement. Ancien espion, passé par la Syrie, l’Iran et le Liban, infiltration, sabotage et élimination. Avant de foutre le camp sous drapeau privé. Assad et Lin avaient commencé à remonter la piste. Vanguard possédait ou avait des parts dans divers Sociétés Militaires Privées et agence de détectives, sans compter quelques amitiés politiques et financières à Cuba, dans les Caraïbes en général jusqu’en Colombie et au Panama. Ce genre d’amitiés qui vous assurait sans difficulté toute l’assistance juridique et répressive nécessaire, et dans les meilleurs délais. Par exemple avec les services secrets cubains. Il comprenait mieux maintenant. Mais quelle piste ils avaient suivi exactement pour l’identifier et le localiser aussi précisément ? C’est ce qu’Assad tâchait d’apprendre.

  • Préviens-moi si tu trouves quelque chose, dit-il en allant rejoindre Noémie devant Droopy.

C’était Lin qui avait eu l’idée de la mettre aux dessins animés, une excellente au demeurant, et depuis deux mois qu’ils étaient ici, il avait remarqué qu’elle s’était un peu adoucie. Un peu plus de son âge et toujours l’esprit aussi vif. Pierre, qui s’était installé dans une des autres villas, lui confirmait chaque semaine, même en math elle faisait des progrès.

  • Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? Demanda-t-elle alors que Droopy sortait de ses gonds devant une pin-up.
  • Poulet boucané je crois, c’est le tour de Lafayette de faire la cuisine.
  • Encore ! Mais on en n’a mangé y’a deux jours !
  • Qu’est-ce que tu veux le fret n’est pas encore arrivé.

L’aérodrome  de Port Nelson, qui déversait régulièrement des petits courriers remplis de touristes, se tenait à une dizaine de kilomètres de la propriété et était leur unique source d’approvisionnement en dehors de la pêche au gros. Certes un de ses jets attendait sur le tarmac, mais il était là en cas de fuite précipité, pas pour faire le taxi.

  • Pfff c’est nul !
  • C’est la vie.
  • Je préférais l’autre maison.
  • Moi aussi.
  • Heureusement que t’as ramené Maurice et Raoul hein.

Les deux iguanes avaient fait le voyage en bateau depuis Petite Caïman. Depuis le premier avait élu domicile dans la cuisine devant le frigo tandis que le second roupillait sur la table basse devant eux. Le personnel de maison n’avait pas été du voyage, chargé de garder la propriété en état pendant leur absence. Charlie voulait limiter le nombre de personne au courant de leur situation et il savait qu’en général , les fuites venaient toujours du personnel. En revanche les deux lézards avaient fait le voyage avec son arsenal, pendant que son chargé de comptes à George Town lui faisait expédier cinq millions moitié en cash, grosse coupures de deux cent euros, moitié en or. Leur argent de poche en quelque sorte.

  • Dis Charlie…
  • Quoi ?
  • T’es déjà allé dans un casino ?

C’était quoi comme question ça ?

  • Oui bien sûr mais tu c’est ce que c’est un casino toi ?
  • J’ai vu dans Tex Avery, le loup un jour il est devenu fou dans un casino à cause de la fille en rouge, même qu’il a perdu et qu’après il voulait envahir la Pologne.

Charlie éclata de rire, reconnaissant un de ses expressions. Envahir la Pologne disait-il quand il voulait figurer une grosse colère, une ambition démesurée, comme quand Titus, l’un des chiens du voisin, s’étaient fait courser par les deux iguanes, ou quand Maurice se décidait à investir le frigo de force.

  • Et alors ?
  • Alors j’aimerais bien y aller moi.
  • Malheureusement les casinos sont interdits aux mineurs tu sais.
  • Pfff c’est nul.
  • Mais tu sais, c’est bientôt Noël…. Ce qu’on pourrait faire c’est en organiser un ici.

Noémie ouvrit de grands yeux ronds.

  • C’est vrai !?
  • Oui je crois qu’on pourrait faire ça, il y a déjà une roulette et une table dans la salle de jeu à l’étage. On pourrait faire venir le reste, machine à sou, croupier… ça te plairait !?
  • Oh oui !
  • Bon, bon, je vais voir si le Père Noël peut faire ça.
  • Pfff le Père Noël il existe même pas !
  • Comment ça ? Tu ne crois pas au Père Noël ?
  • Non, quand j’étais petite, j’ai vu papa qui amenait les cadeaux près du sapin.
  • Quand t’étais petite ? T’avais quel âge exactement ? Demanda-t-il avec un sourire narquois qui lui échappa complètement.
  • Cinq ans et demi ! Précisa-t-elle comme si elle se souvenait de ce moment comme d’une affaire historique. Et c’était peut-être le cas pour elle.
  • Bon, bon, comme tu veux, alors qu’est-ce que tu veux comme cadeau cette année en plus du casino ?

Elle rougit, lui jeta un coup d’œil par en dessous avant demander d’une petite voix.

  • Je pourrais avoir un pistolet ?
  • Hein ? Mais non allons !
  • Alors un couteau ! S’il te plait Charlie ! J’veux apprendre !

Dessins animés, recettes de cuisine, la présence de Lin et les balades à la plage ou dans le parc ne l’avaient décidemment pas dissuadé, Toujours cette même idée fixe en tête. Têtue comme une brique, tout son portrait finalement. Les chiens ne faisaient pas des chats après tout, comme disaient les français.

  • Okay, on verra…
  • Oh s’il te plait Charlie !
  • J’ai dit on verra !

Mais elle le connaissait suffisamment pour lui sauter au cou.

  • Oh merci Charlie ! Merci !

Vingt hectares ou pas, de temps à autre, ils allaient également se balader sur l’île, généralement pour déjeuner dans le minuscule bar restaurant Océan View à Port Nelson, en tête à tête. Les propriétaires étaient sympas, adoraient la gamine et on n’y mangeait pas trop mal dans une ambiance très familiale. Ils allaient aussi rendre visite à Carlos. Carlos de Mederos, propriétaire de la magnifique villa Rembrandt, toujours à Port Nelson et milliardaire brésilien de la grande distribution, aussi excentrique qu’accueillant. Qui vivait là avec sa femme et ses trois enfants six mois de l’année. Ils avaient fait connaissance une première fois en se baladant du côté de la maison des pirates, un monument abandonné, autre fois maison de « gentils pirates » comme expliquait la plaque commémorative fixée à l’entrée. Et les histoires de pirates, on en avait à raconter en pelleter sur l’île. De quoi captiver Noémie pour le restant de son enfance. Le meilleur à ce rôle c’était Lafayette. Il avait largement assez trainé entre ici et la Nouvelle Orléans pour en connaitre de toutes les couleurs. Barbe Noir, John Rackham, Levasseur, et surtout, les héroïnes de la petite, Mary Read et Anne Bonney, les deux légendes de la mer au côté de Rackham. Charlie aussi avait entendu parler de Bonney, une irlandaise fruit interdit des amours d’une femme de chambre avec son magistrat de maitre. Bonney avait plus tard épousé Rackham dit également Jack Rackham ou Calicot Jack, avant de tomber amoureuse de Read. Les trois avaient terrorisé la région avant qu’il ne meure à Port Royal, Jamaïque et que les deux autres ne terminent au cachot. Si populaires au pays qu’il y avait encore des pubs et des navires à leur nom. Lin entra dans l’immense salon.

  • C’est Carlos, expliqua-t-elle en lui tendant le téléphone.
  • Todo bien ? Demanda joyeusement Charlie au brésilien.

Carlos et ses tenues invraisemblables qui le faisait ressembler à un oiseau paradis, sa faconde, sa gentillesse avec les mômes et cet amour inconditionnel qu’il semblait porter à sa femme. Un rentier qui roulait sur l’or et vous organisait un repas brésilien en deux deux soutenu par un excellent cuisinier, lui-même. Charlie était tombé sous son charme comme tout le monde, quand bien même ils ne se connaissait que depuis un mois. Il était drôle, avec toujours cent anecdotes à raconter, et bien entendu connaissait tout le monde sur Rum Cay, ce qui, certes était plutôt vite fait.

  • Hey Charlie ! Vous faites quoi ce soir !?
  • Bah rien, on n’avait rien prévu, et vous ?
  • On est à Nassau on va diner à l’Atlantis ça vous dirait de venir ? Je t’envoi mon jet, vous serez avec nous dans deux heures.
  • Ah je sais pas, on a déjà prévu un truc pour diner…. C’est quoi exactement l’Atlantis ?
  • Le truc le plus bizarre que j’ai vu de ce côté ci du monde, hôtel casino tout rose.
  • Ah ouais ? Et les gosses peuvent venir ?
  • Oui, oui, pas dans le casino, mais tu verrais, les miens s’amusent comme des fous.
  • Bon, bon, je vais demander et je te rappel okay ?
  • Ca marche.

Dominique Bastiani, cousin de Louis Simonie et de Jean Orsenna, remontait la rue Lauriston en direction de la Place Victor Hugo dans le XVIème arrondissement de Paris. Athlétique, la démarche assurée et le pas élastique, il ne faisait pas ses quarante-six ans. Avec ses traits réguliers, sa peau bronzée à l’année de métrosexuel habillé sur mesure, ses cheveux blond cendrés coupés courts. Il sortait de chez l’une de ses maitresses, le ventre soulagé et de bonne humeur, profitant du soleil d’hiver. Quand soudain des véhicules banalisés et des hommes cagoulés surgirent au carrefour avec la rue Copernic. Immédiatement pris en joue, maitrisé avant qu’il ne sorte son arme, plaqué au sol par deux malabars sous un tombereau d’insultes rugit de sa bouche. Une heure plus tard, les écoutes corses rapportaient que le clan Santonie était au courant. Pourquoi avait-il été arrêté ? Rapidement on apprit qu’une emprunte partielle avait été finalement identifiée sur l’hélico. Deux heures et demi plus tard, il était déféré devant le juge d’instruction en compagnie du capitaine Levy. Coup de bol, Emile était retourné à Paris, pendant que l’un était auditionné, l’autre était en route.

  • Monsieur Bastiani vous répondez aujourd’hui d’une complicité dans le meurtre de sept policiers et l’évasion de Milo Marcovic. Je veux connaitre le nom de vos complices et pour le compte de qui vous avez opérez.

Dominique jeta un coup d’œil au flic à côté de lui.

  • Pour qui il me prend ton connard ? Une balance ?

Par sécurité, il avait encore les poignets menottés dans le dos, et un cagoulé se tenait non loin derrière lui.

  • Arrête de faire ton mariole, on a ton emprunte.
  • Et qu’est-ce que tu veux que ça me foute branleur ?
  • Monsieur Bastiani, je peux aussi vous inculper pour outrage à magistrat.
  • Mais inculpe-moi pour ce que tu veux fils de pute ! Je causerais pas. Tu m’as pris pour qui ? Ton tapin enculé de ta mère ?
  • Très bien, comme vous voudrez, auquel cas vous m’envoyez dans l’obligation de vous déférer à Fleury-Mérogis immédiatement.
  • Fais comme tu le sens mon pote, dit Dominique en commençant à se lever.

Le policier derrière lui s’approcha, Levy se leva et soudain Dominique fonçait droit sur la fenêtre derrière le juge. La traversant dans un fracas invraisemblable avant de s’écraser tête la première quatre étages plus bas sur le pavé de la Préfecture de Paris. Emile arrivait alors que les pompiers repartaient. Louis et Jean, rapidement tenus au courant, décidèrent qu’il était plus prudent de faire la bleue, comme on disait. L’école buissonnière de leurs affaires respectives et prendre la même route que Mattéo. Une semaine après le suicide de Dominique, Bobo et Emile apprenaient qu’Interpol était aux trousses des cousins. Le clan Santonie réduit à sa plus maigre portion. Heureusement il restait la veuve de Tony, Marie Prudence. Une femme à poigne qui avait déjà reprit en partie les affaires. Marie Prudence qui avait demandé à Emile de la seconder, proposé de lui offrir un cabinet à son seul nom. Makowksy y réfléchissait et en attendant de retour aux Bahamas.

  • Je sais que c’est les chinois qui ont tué Tony Bobo !

Dans le grand salon qui donnait sur la Méditerranée en contrebas, à se disputer sur la stratégie à suivre. Quoiqu’en réalité il n’y avait aucune dispute à avoir parce qu’on ne discutait pas les choix de cette grande rousse, aux lèvres grenat et au teint pâle, dans sa robe cintrée de veuve.

  • Mais on ne fera pas la guerre, c’est pas nos moyens ni dans mes intérêts.
  • On ne peut quand même laisser passer ça.
  • Bah pour l’instant c’est exactement ce qu’on va faire. Et on va même aller plus loin, on leur vendre nos casinos au Sénégal et en Guinée.
  • Hein !? Tony il n’aurait jamais laissé faire ça ! Protesta un des lieutenants de feu l’intéressé.
  • Oui et aujourd’hui il est mort comme Dominique. Et Mattéo et les autres sont en cavale, On arrête les frais.
  • Tu crois que tout ça c’est lié ? Demanda Emile.
  • J’en sais rien. Ce que je veux simplement savoir pour le moment c’est comment ils fonctionnent et qui ils sont exactement. Emile, je veux que tu retournes à Nassau, essaye d’en apprendre plus. Et si besoin est on ira aussi à Macao.
  • Comme tu veux.
  • Et pour l’irlandais ? Demanda Bobo.
  • Emile a raison, avec son fric, il peut s’acheter un pays tout entier s’il veut. Laisse trainer ton oreille mais pour le moment on laisse tomber.

Emile appréciait l’autorité et la réflexion de sa tante par alliance. Tout à fait d’accord avec son axiome au sujet de leurs moyens réels et des issues qui s’offraient aux affaires du clan. Oui, l’irlandais pouvait attendre et autant s’entendre avec les chinois avant qu’ils essayent un nouveau coup de pression. Bobo au contraire renâclait. Pas plus Angelo que Tony n’auraient cédé les casinos en Afrique et depuis que le copain d’Emile lui avait posé cette prothèse bionique, il se sentait des ailes. Un mois pour s’y faire et savoir la commander, un mois pour rééduquer ses muscles au mouvement, apprendre à tenir une tasse, mettre la main dans la poche avec naturel, ou tenir une arme…Une main et un bras en silicone et acier, pleines de capteurs directement reliés à son cerveau à travers les nerfs de son moignon. Un bijou de technologie à cent cinquante mille euros, prototype initialement prévu pour un homme décédé d’un AVC. Et il n’avait rien eut à débourser, un cadeau qu’avait réussi à lui obtenir Emile. Comment ? Mystère. Alors dans le dos de la tante, il avait lancé ses mecs à la chasse aux chinetoques, ceux qu’avaient rencontré Tony ce soir fatal. Dans l’avion qui l’emmenait aux Bahamas, Emile relisait le petit rapport que lui avait remis son ami fiscaliste à propos de la Golden China. Une compagnie fortement en odeur de mafia selon lui et à laquelle était attaché un nom : Jimmy Huang Shu. Il lui avait suffit de taper sur le Wikipédia américain pour connaitre la suite.

« Xi Huang Shu alias Jimmy Huang Shu, alias Jimmy Huang ou Jimmy Little Boy. Né à Toronto le 10 février 1984, joueur professionnel, champion du monde de poker Las Vegas 2010, 2017, 2021. Arrêté à Miami pour possession de 50 grammes de cocaïne en 2019, libéré sur parole. Propriétaire de trois casinos à Macao, accusé par la presse canadienne d’être en lien avec la Sun Yee On, triade hong-kongaise. »

Rien de plus mais c’était déjà pas mal et ça rejoignait la prudence de sa tante. A son arrivée, une tempête au large qui menaçait de se métaboliser en cyclone avait poussé la pluie battre les rues de Nassau, en attendant l’armée du ciel, foudre et vents violents. Sous le ciel verdâtre et ardoise, l’énorme bâtisse rose du Royal Atlantis ressemblait au château de Dracula posé sur un paradis dépeigné. Les parasols volaient sous les yeux un peu inquiets des convives à l’intérieur du Seafire Steakhouse. Puis soudain, alors qu’Emile entrait dans la salle à manger un formidable éclair fendit le ciel au large.

  • Charlie, je crois que vous allez être obligé de dormir ici cette nuit, dit Maria Luna, la femme de Carlos.
  • J’en ai bien peur, soupira l’intéressé en regardant au dehors.
  • Ouais ! Firent les quatre enfants simultanément.
  • On se calme, on se calme les enfants, on ne sait pas ce qui peut arriver cette nuit, tempéra le mari. Vous allez jouer dans la salle vidéo mais vous allez vous coucher quand on vous le demande, compris !
  • Ouais !
  • Youpi !
  • Trop bien !
  • Et la choupette à neuf heures au lit, ajouta Charlie à l’adresse de sa petite-fille.
  • Oh non Charlie t’as promis ! Quand j’aurais neuf ans que je pourrais me coucher à minuit !
  • Primo j’ai pas dit minuit mais dix heures et demi max, secundo c’est dans un mois.
  • Rhooo pfff, c’est pas juste !
  • Pas de discussion ou tu y vas tout de suite.
  • Pfff, c’est nul ! Dit-elle en repliant ses bras en position bouderie.
  • On peut y aller tout de suite papa !? Demanda le garçon.
  • Non, on fini le diner d’abord.
  • Meuh papa ! J’ai peur ici !
  • Arrête de craindre gamin et mange ton steak, intervint Charlie. Comment tu crois qu’ils faisaient les vrais pirates sur leur coque de noix ?
  • Il a raison tu sais, approuva la mère en regardant son fils de douze ans. Faut prendre des forces quand la tempête arrive.

Emile les observait depuis sa table, d’autant qu’ils parlaient tous français. Charlie ? Oui ça aussi ça l’avait interpellé. Charlie et la gamine.et puis il les oublia parce qu’une jolie fille s’approchait de sa table.

  • Excusez-moi monsieur, dit la fille dans un anglais délicat, vous êtes Emile Makowsky n’est-ce pas ?
  • Euh… oui en effet, vous me connaissez d’où ?
  • Pardonnez-moi, Olga Puvilkova, J’ai passé mon doctorat l’année dernière, j’étais au procès du jeune Herman Schönle cet été. Vous avez été, permettez-moi, absolument magistral. Retournez de cette façon la parabole d’Abel et de Caïn ! Fabuleux. Vous savez que vous en avez fait perdre son latin, si j’ose dire, à mon maitre de thèse.
  • Euh… ah… oui ? Bafouilla l’avocat devant ces yeux pétillants, ce sourire charmant aux lèvres retroussées, ses longues mains parfaites. Ce tombereau de compliments. Et c’était qui ?
  • Maitre Jannsen.
  • Le procureur ?
  • Lui-même.
  • Et… euh vous faites quoi ici, sans indiscrétion ?
  • Oh, je suis en vacances avec une amie. Et vous ?
  • Je suis venu représenter un client.

Pendant que tempête, pluie et foudre balayaient le ciel plomb de leur rage, la camarade, presque aussi jolie que la jeune juriste, vint les rejoindre. Emile était aux anges et en oublia un peu ce soir là sa mission. Mais vers neuf et demi, ressortant de la chambre d’Olga après un flirt prononcé à trois, parfumé à la MDMA, il rejoignait la salle de jeu, déterminé cette fois à participer à une partie de poker ouvert, Texas Hold ‘Em.

  • Noémie on a passé l’heure !
  • Oh Charlie s’il te plait j’ai pas fini de tuer tous les zombies ! Protesta la petite fille en agitant l’énorme pistolet rose dans sa main. A l’écran, goules et zombies s’approchaient en grognant.

Charlie la débarrassa de l’arme en plastique WiFi et dégomma un à un les monstres avec une précision de chirurgien.

  • Waouh ! S’exclama Noémie, bouche bée.
  • Allé au lit choupette maintenant.
  • Pfff, oui Charlie.

Derrière eux, près de la gigantesque sculpture comme une explosion de cristaux géants, gerbée de la moquette bleu roi, Emile sentait son instinct s’agiter comme un bâton de sourcier. Non, ce n’était pas possible…. Un coup du hasard pareil !?… Si ? Il appela Bobo alors que Charlie et sa petite-fille prenaient la direction des ascenseurs.

  • Bobo, le nom de la gamine c’était quoi ?
  • Quelle gamine ?
  • La petite avec Ira.
  • Nathalie je crois…. Attend… non ça c’était la mère…. Nina…. Nan… Nanou… non plus…. Noémie ?…ouais. Noémie je crois, ouais, je suis presque sûr. Pourquoi ?

Titus et Cromwell trottinaient sur la plage devant leur maitre, Lee Bergman. Le soir se couchait tout en drapée de flamboyance rose, doré, bleu, pourpre. Ils longeaient la propriété de Black le fou, absent depuis quelques temps maintenant et fort heureusement. Même ce brave monsieur Doumerg s’était plaint de lui, que le dimanche il le réveillait en fanfare avec des chansons militaires irlandaises. Même qu’il faisait exprès de tourner les enceintes vers sa maison. Le français en avait la certitude. Bergman en avait parlé à l’ancien gouverneur qui en avait parlé à ses amis à George Town, mais rien n’y avait fait, un intouchable, comme il y en avait quelques-uns dans les Caïmans. Lee Bergman, qui se prenait lui-même et à raison pour un intouchable, se demandait bien ce qu’il avait de plus intouchable que lui.

  • Cromwell shut up !

Le chien aboyait vers la propriété. Un gardien peut-être, il avait vu du personnel aller et venir devant chez lui. Mais soudain voilà que Titus se mettait à détaler à l’intérieur du parc, en traversant un buisson comme un obus. Bientôt suivi par son collègue.

  • Cromwell ! Titus ! God Damn it ! Come back you stupid !

Mais comme les chiens n’en avaient cure, bien obligé il suivi.

  • Titus ! Cromwell ! Come back here for God sake !

Il aperçut la silhouette du premier qui cavalait vers la maison qui brillait là-bas, rose et jaune du ciel au-dessus. Les vitres plein soleil claquaient leur lumière vers lui et l’aveuglaient un peu. Quand une voix le surpris sur sa gauche.

  • Il est gentil votre chien, mais faut lui mettre une laisse vous savez.

Un homme de taille moyenne, cheveux courts, des traits indéfinis dans cette lumière entre jour et nuit.

  • Euh… vous êtes le gardien ?… Euh excusez-moi, je ne sais pas ce qui leur a pris… euh les iguanes peut-être…. Fit innocemment Bergman.

L’homme tenait le chien dans ses bras finement musclé, et à l’air que prenait le massif Cromwell il était amoureux, ou mort de peur, difficile à dire. Il tremblait.

  • Ouais y’en a beaucoup par ici, admit le gardien… c’est pour ça la laisse, c’est obligatoire sur l’ile, on vous l’a pas dit ?
  • Euh… si… non… je ne sais plus.
  • Bah je vous le dis.

Il reposa le chien, la queue entre les pattes.

  • Allé va voir ton maitre crétin… et il est où l’autre ?
  • Titus ! TITUS !

Là-bas le chien aboyait après un rat replié près de la villa. Il n’y en avait pas beaucoup sur l’île, celui-là par exemple avait voyagé dans une cage depuis la Havane avec dix de ses congénères. Relâchés dans la propriété ils avaient déjà compris par où rentrer dans les cuisines. Animal intelligent ils étaient occupés à s’organiser autour des placards à provisions quand leur camarade au-dehors parvint à mordre la truffe du molosse. Titus hurla, recula et rompu un fil invisible tendu dans l’herbe. Cling ! Fit le détonateur de la mine avant qu’elle éclate en sautant à un mètre cinquante et ne relâche ses vingt billes d’aciers, vaporisées dans l’atmosphère. Coupant en deux le chien dont les bouts volèrent sur le toit. L’explosion provoqua une réaction en chaîne. Deux autres mines éclatèrent. Avant que tout l’arrière de la villa ne soit entièrement soufflé par la désintégration du réservoir à propane de trois mille litres, enterré près de la villa. Soufflé par l’explosion, légèrement brûlé aux joues, Lee Bergman ne reprit pleinement ses esprits que lorsque Doumerg et les voisins accoururent alors que la villa était en train de brûler. Le gardien et son chien avaient quant à eux disparus. L’un et l’autre avaient détalé une fraction de seconde avant la première explosion. L’un et l’autre dans une direction opposée. Le gardien plongea dans l’eau tout habillé et rejoint l’embarcation à moteur qui l’attendait un peu plus loin. Aussi tôt le pilote mis en route l’engin, prenant la direction du large, A l’horizon on apercevait un brick, trois mats acajou et blanc baptisé le Général Grant, construit dans les années cinquante, merveille de confort et de luxe, où les attendaient le personnel de bord. Chu Hei Choi était installé dans la cabine devant un copieux repas coréen. Le vieil homme, plus nostalgique du bon vieux temps, qu’inquisiteur, avait tenu à être du voyage. Lord n’y avait rien vu de mal, revoir le vieil homme après tout lui faisait presque autant plaisir qu’à lui. Il avait d’excellents souvenirs de la fin des années 70. Du Japon et surtout de Miko, une des nièces de Taoka.

  • C’était vous cette explosion ?
  • Non, il a piégé la villa comme je le pensais.
  • Les rats sont des animaux décidément bien utiles. Vous avez appris ça au Vietnam n’est-ce pas ?
  • Oui.

Le vieil homme secoua la tête désolé.

  • Vous pensez qu’il est parti loin ?
  • Le yacht a quitté la marina il y a deux mois, je me suis renseigné. Le personnel, jardiniers y compris reçoivent leur salaire toutes les semaines. Mille dollars hebdo. Pas de caméra de surveillance, et pas de système d’alarme aux entrées, je pense qu’il a pris le premier palace que le marché lui offrait et qu’il n’a pas eut le te temps de renforcer sa sécurité.
  • Exception faites du personnel engagé.
  • Exception faites, concéda l’assassin d’élite. En attendant ça veut dire que notre ami peut être n’importe où entre les trois  Amériques et Kingston. Maintenant comme il a cette enfant avec lui, il y a certains paramètres à prendre en compte.
  • Comme quoi ?
  • Pierre Boucher, son précepteur, il a déménagé il y a un mois.
  • Pour où ?
  • Je l’ignore mais je vais retourner là-bas, je vous tiendrais au courant mon ami.

Ce ne fut pas long, en fouillant sa maison, Lord découvrit une carte postale de Nassau, signé Charlie Buchannan. Ca devait être son nouveau nom. Deux jours plus tard, en passant par un ensemble de bases de données et de renseignements oraux. Ils le localisaient, quelque part dans les Bahamas.

Charlie raconta, pour la sixième fois, la légende d’Anne Bonney à la petite fille jusqu’à ce qu’elle finisse par s’endormir comme une bûche, alors que la légendaire pirate voguait au côté de Calicot Jack vers Port Royal. Barny se tenait dans la pièce à côté, devant la télévision allumée sur les actualités en continu, un magasine d’art martiaux dans les mains. Charlie lui dit qu’il sortait et alla rejoindre Carlos à la table de poker N°5, où jouait également déjà, Emile, ainsi que deux autres joueurs. Sur le tapis trois cartes découvertes, as de carreau, huit de piques, valet de trèfle. C’était au tour de Carlos de miser. Il relança de cent, son voisin se coucha, Charlie calcula, environs deux mille dollars enjeu. Finalement c’est le quatrième joueur qui remporta la partie avec sa paire d’as, et Charlie se joint à eux. On distribuait deux cartes à chacun avant de disposer l’une après l’autre, cinq cartes découvertes, sur le tapis, au fil de l’enchère. Tout l’enjeu était de bien calculer son coup pour faire de ses deux cartes la meilleure combinaison possible avec celles sur la table. Un mélange de réflexion, de bluff et de culot. Emile observait et prenait peu de risque. Charlie pensait comme un pauvre et calculait au plus juste chacune de ses relances, comme s’il n’avait pas crédit ouvert sur la planète entière. Carlos s’amusait et prenait des risques, jouant au bluff. Le quatrième joueur, les yeux masqués par des lunettes de soleil, réfléchissait longtemps, son voisin au contraire avait tendance à agir avant de réfléchir. Les deux premiers tours, furent pour lunettes de soleil, ramassant vingt-cinq milles au passage. Et puis il perdit les tours suivant jusqu’à descendre à huit mille, pendant que Carlos s’enrichissait sur le dos du nerveux. Charlie ne gagna ni ne perdit, jetons égaux pendant quatre tours, avant que le trentenaire face à lui commence à attaquer Carlos. Il jouait petit mais il visait juste. Sur le tapis As noir, dans la main d’Emile, un roi et une dame de même couleur. Pique. Suite ? Flush Royal ? Il balança un jeton de cent. Le copain d’Ira relança de mille. Mille cinq pour Charlie, à la seconde carte il y avait six mille sur la table. Zut ! Dix rouge. Tant pis, Emile tentait sa chance, relance de deux mille, suivi par Carlos qui relança de cinq cent. Etc…. le pot était maintenant monté au-dessus de dix mille, personne pour lâcher l’affaire, neuf de trèfle…. Emile commençait à entrevoir une suite haute, Emile commençait à bander. Le pot grimpait. et enfin… Bon Dieu, oui ! Valet noir, sans hésiter Emile poussa en avant la moitié de ses jetons et enfin… Bon Dieu, oui ! Suite haute !  Huit de carreau ! Carlos abattu un brelan de dix, lunettes noire une paire de valet, le nerveux, un brelan d’as, et Charlie… merde il avait une suite lui aussi…Charlie prenait son temps, retournant ses cartes lentement.

  • Messieurs, désolé mais dame la chance est de mon côté cette fois !
  • Je crains que non, le contredit le trentenaire, suite haute par le roi et la dame.

Charlie hocha la tête.

  • Bien joué.

Après ce tour le trentenaire alterna phase d’agression et d’observation, passant son tour plutôt que de prendre des risques futiles. La partie s’étira jusqu’à l’aube, mais Charlie quitta la table vers une heure et demi, rincé par son jeune adversaire, délesté de cinquante huit mille cinq cent dollars en dépit de toute sa prudence. Emile quitta à son tour la table peu après. Rejoignant bientôt Charlie dans l’un des bars de l’hôtel, occupé à se détendre devant un whisky de belle qualité avant de monter se coucher.

  • Je suis sincèrement désolé, la chance n’était pas de votre côté, tout simplement.
  • La chance n’a rien à y voir, vous jouez mieux que moi, c’est tout, répondit Charlie en levant son verre. Français ?
  • On ne peut rien vous cacher, mon accent hein ?
  • Oui.
  • Pourquoi sommes-nous si déplorable avec votre langue ?
  • Je ne sais pas.
  • Et nos hommes politiques, vous les avez déjà entendu parler anglais ?
  • Oui, sourit Charlie. Une catastrophe d’énarque.
  • Macron, vous avez déjà entendu Macron ? On dirait qu’il récite son manuel scolaire, where is Brian ? Brian is in the kitchen !
  • Ah, ah…
  • Pardon je ne me suis pas présenté François Lepelletier, avocat fiscaliste.

Emile était réellement descendu sous ce nom, et François occupait bien ce poste à Paris. Un camarade de promo. Et Bobo lui avait diligemment fourni des faux papiers.

  • Charles Brannagan, enchanté Un fiscaliste dans un paradis fiscale, logique, fit remarquer le vieux.
  • Non pas cette fois, je suis en vacances.
  • Ah.
  • Et vous ?
  • Euh moi je suis bloqué par la tempête, nous repartons demain si tout va bien.
  • Les affaires ?
  • Oui.
  • Quel genre ?
  • Le genre qui n’attend pas, répondit Charlie en terminant son verre.

Emile louchait sur la fourchette oubliée sur le comptoir. Ça aurait été si simple, la lui enfoncer dans la jugulaire, dans l’œil jusqu’à la garde. Pour Alexandre, Angelo, le bras de Bobo. Si simple et en même temps si difficile. Arès tout il n’était pas un assassin, au contraire du vieux. Et même s’il ne payait pas de mine comme ça, avec ses yeux cernés, son visage marqué, il savait qu’il fallait s’en méfier. Chaque chose en son temps, se dit-il à regret, laissant partir le vieux. Il attendit qu’il soit sorti pour commander à son tour un verre et prendre son téléphone. Il ne remarqua pas l’asiatique qui le surveillait de loin, assis dans une des alcôves du bar, et pas plus quand il s’approcha alors qu’il appelait la France.

  • Bobo ? Dis à Marie Prudence que je l’ai retrouvé…. Ira… oui ! Il est ici à Nassau ! Je te jure que c’est vrai ! Hein ?…  Oui je te raconterais.

Il raccrocha, excité comme un enfant dans une ère de jeu. Il pensa à la jeune juriste, Olga et sa copine, pas le temps pour le plaisir malheureusement, même s’ils avaient prévu de se revoir tous le lendemain. Il fallait qu’il fasse quelque chose, vérifier dans quelle chambre ou suite était le vieux et la petite et élaborer un plan en conséquence. Le lendemain la tempête n’était pas passée, la saison cyclonique était pourtant derrière mais le ciel semblait vouloir donner tort aux prévisions météo. Au loin la foudre illuminait le roulement des vagues géantes. Des murs d’eau de quatre mètres qui s’abattaient sur le paradis, balayaient les tables, parasols, transats, noyaient les cocotiers, inondaient les bungalows, fondait sur l’entrée de l’hôtel comme une horde de huns. Les rues de Nassau transformées en rivières puis en fleuves. Le vent ployant les arbres comme des arcs projetant leurs noix en autant de grenades furieuses qui traversaient les vitres, cabossaient les carrosseries, Noémie regardait le spectacle depuis l’un des salons de leur suite, le cœur battant, excitée plus qu’effrayée.

  • Tu crois que ça va durer encore longtemps ?
  • Ca m’a bien l’air parti pour, grommela Charlie derrière elle qui regardait les vagues se rabattre sous le gris lourd du ciel.
  • Cool non ?
  • Tu dis ça parce que tu vas pouvoir rester avec Andréa, se moqua-t-il gentiment.

Il savait qu’elle avait le béguin pour le fils de Carlos. Elle fit mine de ne pas avoir entendu.

  • Je pourrais aller jouer aux jeu vidéo ?
  • Si tu veux mais pas plus d’une heure d’acc ?
  • D’acc.

Pendant qu’elle rejoignait ses copains en bas, il faisait la même direction la piscine et le sauna. Des trucs de riche sous les tropiques mais des trucs bien agréables quand même. Piscine olympique d’intérieur, Carlos était en train de discuter avec un couple, Maria Luna passa dans un deux pièces qui ne masquait rien de ses formes et Charlie s’empressa de regarder ailleurs, rejoignant son mari.

  • Je te présente monsieur et madame de Woett qui nous vienne de Belgique.
  • Enchanté.
  • Paul me parlait de placement intéressant à faire au Luxembourg….
  • Ah oui ?

Un chose qu’il avait pourtant remarqué depuis qu’il était lui-même riche, les riches ne l’étaient jamais assez. Ils cherchaient toujours une combine pour accroitre leur fortune, s’offrir tel jouet impossible, et même pas par besoin ou plaisir, envie de briller, par une sorte d’avidité de drogué. Toujours plus comme une érection qui n’en finirait jamais. Deux cent milliards de dollars, sans compter les bénéfices de ses entreprises. La machine à blanchir était aussi une machine à cash légal, impôt déduit moins l’optimisation fiscale. En fait quand on était riche, c’était comme quand on n’était pauvre, ça n’en finissait jamais. Il écoutait d’une oreille distraite les trouvailles du belge, quand il aperçut Granada au fond.

  • Excusez-moi.

Le philippin l’attendait dans les vestiaires privés qui allaient avec la suite.

  • Impossible d’avoir Lin, la tempête dérègle tout.
  • Bon, et pour le français ?
  • Il s’est renseigné sur vous, le numéro de la suite, il est en salle deux, il joue au Black Jack.
  • A part l’autre soir, il a appelé personne ?
  • Je vous dit rien ne passe. Mais on va avoir internet dans quelques heures ils ont dit.
  • Bon, bon… Garde le à l’œil, dit-il avant de revenir vers ses amis.

Granada avait de l’instinct, dès lors que ce François Lepelletier s’était approché de lui, il avait fixé son attention de chien d’arrêt. Lepelletier ça ne lui disait rien, mais Bobo oui. Alors il n’était pas mort… dommage. Comment il les avait retrouvés ? Ça allait faire beaucoup là avec Vanguard. Il commençait à se dire qu’il y avait une taupe dans son organisation. D’où pouvait venir la fuite ? Et comment ? Ce séjour n’était même pas vraiment prévu, est-ce que ça signifiait qu’elle provenait d’un de ceux de leur cercle privé ? Lafayette ? Pierre ? L’un des mercenaires recrutés ? La paranoïa naturelle de l’irlandais commençait à danser dans ses tripes et il n’aimait pas ça. Mais à qui faire vraiment confiance quand on était seul à tête d’une montagne d’or. De toutes les montagnes métaphoriques d’ailleurs. Au sommet l’air était rare et cher. Au sommet on était seul et absolument n’importe quoi pouvait devenir ou apparaitre comme une menace. Il s’était entouré, avait sécurisé son environnement mais en avait du coup fragilisé l’intimité, le secret. Il laissa Carlos à sa fiscalité et alla dans le sauna réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Il y avait déjà trois messieurs sur les bancs en cèdre à suer gentiment dans un silence religieux. Noémie n’était pas le problème de ses ennemis. Les corses le voulaient lui et les américains en voulaient à sa fortune. Sans compter la Tortue Noire qui était peut-être également au courant maintenant. Après tout pourquoi pas ? Pour sa sécurité, qu’elle soit au moins épargnée d’un enlèvement ou d’une balle perdue, ils allaient peut-être devoir se séparer. Et ça lui fendait l’âme d’y penser. Comme ça briserait le cœur de la gamine. Mais c’était peut-être le mieux qui aurait à faire quand le ciel aurait calmé sa rage. Plus le temps passait, plus il s’attachait, moins il regrettait de ne pas avoir connu sa mère parce qu’en quelque sorte il en avait un bout à ses côtés. Un bout de chou avec son propre caractère, une intelligence vive et que finalement il était en train de réussir avec elle ce qu’il avait raté avec Nathalie. S’il avait un jour été catholique il aurait pu croire à la rédemption, mais il se contentait de penser qu’il avait de la chance. Pourtant il était né en plein quartier catholique, avec une mère fervente mais avec assez d’alcool dans le sang de son père pour lui faire douter de Dieu et de sa justice. Et puis Mary O’Neil avait été assassinée avec ses frères par les protestants et l’idée même qu’il puisse y avoir un grand Créateur plein de mansuétude derrière ça, le révulsa assez pour qu’il abandonne l’idée même de Dieu. Les hommes avaient inventé ce truc par peur de mourir, histoire de se dire que toute leur vie n’avait pas été vécu pour rien. Mais lui savait maintenant que la vie n’avait aucun sens sinon le sien propre. Sa propre logique et qu’elle se foutait autant de nos croyances que de nos espoirs. Soudain son voisin, un ventripotent sexagénaire au torse moussu et blanc, dit à son voisin.

  • Tu sais pour tes problèmes, peut-être que ce n’est qu’une question de point de vue.
  • Un divorce, un licenciement, un cancer, une question de point de vue ? Déclara l’autre, un cinquantenaire poivre et sel, sec comme une trique.
  • Oui, je comprends bien mais tu peux voir les choses sous un autre angle. C’est peut-être ça la solution.
  • La solution à quoi ?
  • Regarde, tu vas divorcer et ça te coute la moitié de ta fortune. Bon, mais tu n’entendais pas avec Sharon de toute façon et en plus tu vas être débarrassé de ta belle-famille de l’enfer.

L’autre hocha la tête.

  • Vu comme ça… pas faux.
  • T’es viré mais encore un fois, tu n’aimais pas ton travail chez Kröps, où tu étais payé en dessous de ta valeur réelle et où en dépit de tes résultats tu n’as pas obtenu les promotions promises à l’embauche.
  • Oui, oui, mais en attendant j’ai cinquante-cinq ans et tu connais le marché. Ils veulent des loups de vingt ans, digitalisés et surtout pas malade mon vieux !
  • Oui, ton cancer, ça j’admets que ce n’est pas facile de regarder les choses autrement. Mais maintenant il faut se battre.

Constat qui plongea les deux hommes dans un abime de silence réfléchi. Charlie leva les yeux sur le cinquantenaire et son voisin.

  • Pardonnez ma curiosité monsieur, vous avez un cancer de quoi ?

L’autre le regarda d’abord surpris, puis son voisin, avant de répondre :

  • Euh… prostate.
  • Ecoutez, je ne veux pas me montrer stupidement optimiste ou relativiser votre mal, mais j’ai lu un truc fascinant l’autre jour. Vous saviez qu’en physique quantique on a remarqué que le comportement des particules change en fonction de qui l’observe.
  • Et alors ?
  • Alors, deux hypothèses, soit vous et moi vivons dans une immense simulation, soit votre ami a peut-être raison, tout dépend de comment on observe les choses. Votre cancer c’est une affaire grave, mais si vous vous dites, ce n’est pas non plus le pire des cancers et que de toute façon vous allez vous en sortir, et merde au crabe. Si vous vous fourrez bien ça au fond du crâne, peut-être que les choses changeront d’elles-mêmes.

Le type le regarda maussade.

  • Mouais…
  • Tenez, par exemple, vous cherchez du travail ? Dans quel domaine ?
  • Financier.
  • Quel poste ?
  • Trader consulting.
  • Votre portefeuille c’était quoi ?

Le type regarda son voisin un peu surpris.

  • Euh pourquoi ? Vous avez du travail à me proposer, dit-il en souriant mi incrédule mi moqueur.

Pour une raison ou une autre l’homme avait un a priori sur les tatouages et surtout ceux qui semblaient artisanaux. Un homme tatoué ne pouvait pas être vraiment pris au sérieux, surtout un vieil homme.

  • Ça dépend, peut-être…

Nouveau coup d’œil incrédule à son ami.

  • J’avais un seul client pour une variété d’actions dans les nouvelles technologies, répondit-il évasivement.
  • Son nom ?
  • Black Rock.

Instantanément des petites lumières d’alerte se réveillèrent dans le cerveau de Charlie.

  • Ah oui… intéressant. On pourrait peut-être faire affaire vous savez.
  • Vous êtes sérieux ?
  • Bien entendu. Charles Brannagan, dit-il en lui tendant la main.
  • Lloyd Brown.
  • James Mullighan, se présenta l’autre.

Les deux hommes étaient natifs de New York, Mullighan avait payé les vacances du second qui donc était dans la mouise, pour essayer de le sortir de son marasme. Amis de longue date, les deux hommes avaient un temps travaillé pour le même cabinet conseil. Autant de chose qu’il apprit dans le sauna puis un peu plus tard en discutant devant un verre. Charlie pensait au monstre de la finance qui en avait après lui et sa fortune. Connaitre et peut-être embaucher un homme qui avait travaillé pour le monstre d’en face était un atout qu’il ne fallait pas négliger. Il prit le numéro de chambre du type et promit de le recontacter avant leur départ. Lafayette, qui avait un salon et une chambre à disposition dans la suite, et la gamine étaient en train de regarder les actualités américaines à la télévision. La météo et ses prévisions.

  • Alors ?
  • Ils disent que ça devrait se calmer dans deux jours.
  • Oh putain, grommela Charlie.
  • T’as dit un gros mot !
  • Pfff.

Il sortit un jeton et lui donna.

  • C’est pas des sous ! Protesta-t-elle
  • C’est un jeton de cinquante, ça vaut cinquante dollars.
  • Han ! C’est vrai !?
  • Oui choupette.
  • Alors je peux jouer avec à la roulette ?
  • Malheureusement non, mais si tu veux je peux les parier pour toi.
  • Oh oui ! Oh oui !
  • D’accord, alors je ferais ça tout à l’heure.

Quand Barney entra et le prit à part.

  • Patron, on a internet.
  • Oui et alors ? T’as eu Lin ?
  • Non, mais on a un problème, la maison à Petite Caïman, quelqu’un a essayé d’entrer…
  • Et alors ?
  • Alors ça a pété…. Ils nous cherchent à George Town.

Il pensa aux corses. C’était peut-être eux, auquel cas c’était un partout et la balle au centre pour le moment. Ou quelqu’un d’autres et si oui, qui encore ? Charlie sentait comme un piège se refermer sur eux et cette tempête n’aidait pas à le libérer de cette claustrophobie. Rentrer à Rum Cay était-ce encore prudent quand ce bordel s’arrêterait ? Ou valait-il mieux s’évaporer dans la nature une nouvelle fois ? La mettre à l’abri en attendant et attirer en retour ses ennemis dans un piège.

  • Dis-moi quand tu as Lin.
  • Oui patron.

La tempête cyclonique, comme l’appelait les météorologues de l’écran, se déplaçait vers la Jamaïque et Haïti qui n’en avait pas demandé autant et se remettait à peine des derniers ouragans. La vie y était d’ailleurs tout à fait invivable depuis que Port-au-Prince était devenu, en quelque sorte, la proie des flammes. Depuis que les gangs armés contrôlaient une large partie de la capitale, et qu’on se battait pour le contrôle du port et de la route séparant les départements nord et sud. Heureusement il n’y vivait plus, déménagé dans les Bahamas, plus au nord, à deux pas de la Floride, où il avait parfaitement pu continuer ses affaires de contrebande. Cigarettes, alcool, détaxés, et des armes. Mais pas de came. Trop d’acteurs dans la région, trop de fric et trop de risque. Trois ans de légion, cinq ans en Afrique comme mercenaire, Lucas Serrurier avait raccroché de la guerre par lassitude de la chose militaire, mais n’avait pas perdu son goût pour l’aventure. Installé depuis une dizaine d’année dans les Caraïbes, d’abord à Saint Martin puis en République Dominicaine, il connaissait assez de gens pour se sentir en sécurité à Kingston et même à Port-au-Prince mais pas assez quand même pour défier les barons de la drogue locaux ou vivre à proximité des cingles et de leur coupe-coupe. Les Tontons Macoutes avaient beau avoir disparus avec le dernier des Duvalier, la tradition de la machette persistait. Serrurier était un homme prévoyant, il avait quitté la France immédiatement après l’évasion en prenant des chemins de traverse. D’abord en passant par Londres, puis New York, la Havane puis les Bahamas. Et comme il était avisé donc, il était également parti à temps de chez lui et avait rejoint Miami vingt-quatre heures avant le début du chambard météorologique. Confortablement installé dans un hôtel quatre étoiles avec vue sur le front de mer. Il regardait la télévision quand Bobo l’appela.

  • Comment va Lucas ?
  • Bien Bobo et toi, comment ça va au pays ?
  • Mal. Mattéo, Louis, et Jean sont en cavale.
  • Qu’est-ce qui se passe ? S’inquiéta immédiatement l’ancien mercenaire.

Bobo lui résuma la situation. Dominique, suicide, accusé sur une affaire et Mattéo sur une autre. Tony qui s’était fait dessouder par les chinois. La seule chose positive qu’il avait l’air de retenir, Marie Prudence avait repris le flambeau et le neveu avocat était tombé par hasard sur l’assassin d’Angelo et de son fils. Serrurier avait travaillé pour la boite d’Angelo en Afrique, il connaissait la famille depuis longtemps et c’était un fidèle.

  • De quoi t’as besoin ? Demanda-t-il spontanément.
  • Tu crois que tu pourrais réunir quelques mecs rapidement, il est à Nassau.
  • Ca devrait être possible mais il y a une tempête en ce moment par là-bas, on aura peut-être du mal pour s’y rendre.
  • Okay, voit déjà pour des gars, des mecs solides, et fais-moi signe quand t’es prêt.
  • Ça roule.

Descendu des Bermudes, la tempête était passée par Rum Cay avant de continuer son chemin vers le sud. Relativement tempérée, elle n’y avait pas fait trop de dégât mais avait quand même provoqué un blackout général sur l’ile, Dix minutes sans électricité avant que les générateurs ne prennent le relais, puis que tout revienne à peu près à la normal. Mais impossible d’avoir Nassau au téléphone et pour le moment la messagerie ne répondait pas. Ca ne venait pas d’eux, Assad avait vérifié. Dehors la pluie battait le paysage et le vent soufflait fort. Installée dans la pièce bunkerisée de la salle de contrôle, une myriade d’écran devant eux, l’arabe israélien et la taïwanaise jouaient aux échecs. Le parc était désert et les trois autres gardes étaient dans leur logement respectif, une arme à portée, chacun occupé à une tâche différente. L’un prenait sa douche en chantonnant. Un second nettoyait un pistolet, et le troisième lisait un livre de développement personnel en soulevant ses altères.  Sur un autre écran, on pouvait apercevoir Maurice et Raoul en tête à tête dans le grand salon du bas. Quand le patron étaient absents, les iguanes avaient quartier libre sur une partie réservée de la maison, et donc aucun détecteur de mouvement n’y fonctionnait. Cette partie se trouvait au cœur de la gigantesque villa, tout à fait inatteignable à moins d’être invisible ou magicien.

  • J’ai faim, dit à un moment Lin, pas toi ?
  • Si, il reste de ton plat de la dernière fois ?
  • Non.
  • Dommage. Comment ça s’appelle déjà ?
  • Suan Lafang. Mais Barney a fait venir des bouchées vapeur de ce restaurant à Miami, tu sais.
  • L’Hakkasan ?
  • Ouais, sourit Lin qui avait un petit faible pour son collègue et ses formidables neurones.
  • Cool, j’adore ce qu’ils font.
  • Je sais, on prévient les autres ?
  • Ouais, mais on va pas manger que ça si ?
  • T’inquiètes, je crois que le patron nous a fait livrer d’autres truc de là-bas.
  • Cool, répéta l’ancien agent du Mossad. Dis, t’en penses quoi de lui ?
  • De monsieur Black ?
  • Oui.
  • Il est réglo et il paye bien.
  • Tu crois qu’il bossait dans quoi avant ?
  • Le pétrole non ? C’est pas ce qu’il nous a dit ?
  • Oui…

Elle le regarda tout en se levant.

  • T’as l’air d’en douter.
  • Ouais, je ne sais pas, pourquoi il a toutes ces armes d’après toi ?
  • Collection.
  • Mmh…
  • Toi t’as une idée derrière la tête.
  • Non, mais j’ai l’impression que c’était pas le pétrole son domaine avant.

Elle appela les hommes par l’interphone commun avant de se retourner vers son collègue.

  • Pourquoi tu dis ça ? Tu t’es renseigné sur lui non ?
  • Evidemment mais il y a quelque chose chez lui qui me chiffonne.
  • Quoi ?
  • Je ne sais pas, sa façon de regarder parfois, son attitude vis-à-vis de la petite peut-être, y’a un truc moi je dis.
  • Oui mais quoi ? Vas-y accouche !
  • A mon avis il a un passé, peut-être même un casier.
  • Tu crois qu’il est recherché par la police ?
  • Possible. J’ai pris ses empruntes, fini-t-il par avouer.
  • Quoi ? Il nous paye cinq mille dollars la semaine et tu lui prends ses empruntes !?

Elle l’aimait bien certes, le trouvait intelligent et joli garçon, mais là il exagérait.

  • J’ai pas envie de me retrouver impliquer dans une affaire criminelle, s’expliqua Assad.
  • Euh moi non plus mais je ne vais pas prendre les empruntes de mon patron pour autant.
  • Et s’il nous cachait quelque chose ?
  • Et qu’est-ce que tu veux qu’il nous cache ? Il est riche à million et il a la vie la plus paisible que je n’ai jamais vu chez une grande fortune. Pas de menace caractérisée, pas un seul incident en six mois à part les gens de chez Vanguard.
  • Bin justement, qu’est-ce qu’ils lui veulent ?
  • Faire affaire ?
  • Je me suis renseigné, ils ont fait appel à Dynn Corp pour le retrouver, tu veux me dire pourquoi ? Pourquoi ils ne sont pas venus directement le voir s’il ne se cache pas ?
  • Il ne se cache pas Assad, il reste sous les radars, il est riche mais il est sage.
  • Et donc Vanguard utilise des ruses de sioux et des mercenaires professionnels pour le retrouver ?
  • Et alors ?
  • Alors c’est louche.

Lin était choquée. Elle aimait bien Charlie et beaucoup la petite. Être prudent quant à qui vous employait, certes, c’était la base, mais douter de la sincérité de son employeur au point de lui prendre ses empruntes à son insu, ça, ça ne se faisait pas.

  • Bon et bien tu fais ce que tu veux, mais moi je ne veux rien savoir.
  • Même s’il a commis un crime ?

La question l’exaspérait un peu. Rien que sa façon de la poser. Inquisiteur, limite père la morale.

  • Ecoute Assad, il a la soixantaine, il élève la fille de ses amis et il l’élève très bien je trouve, Vanguard en a après sa fortune c’est tout. Peut-être qu’il nous cache quelque chose, mais ce n’est pas nos affaires. Et quand bien même il serait un criminel, d’une il ne partirait pas en cavale avec une gamine, de deux ça ne fait pas de nous ses complices. Alors s’il te plait, tu vas laisser tomber toi aussi.
  • Désolé…. C’est trop tard.
  • Qu’est-ce que t’as fait ?
  • Mes anciens collègues… ils font des recherches.
  • Oh bon Dieu ! Comment t’as pu faire faire ça !?
  • Ecoute….
  • Non, non, ça suffit !

Les autres sentirent bien qu’il y avait un froid entre la taïwanaise et Assad, heureusement les spécialités du meilleurs restaurant chinois de Miami et le bon vin de la cave du patron, surent distraire l’atmosphère. Monsieur Black savait se faire conseiller, il avait fait venir des caisses entières de château Cheval Blanc, Chambertin, Montrachet des meilleures années du XXème siècle. John, l’amateur d’altère et de développement personnel discutait avec Assad de la situation à Gaza, Will et Thomas, qui avaient servit dans le même régiment pendant les deux guerres du Golfe écoutaient distraitement, Lin boudait dans son coin, ignorant les bouchées vapeurs et sirotant son vin. Préoccupée par les confidences de son collègue, déçue, et sans intérêt aucun pour les évènements. Gaza, le Moyen Orient, la Palestine et Israël ça avait toujours été loin d’elle, exotique même. Pendant des années sa préoccupation unique avait été le grand frère chinois, le monstre plus tout à fait communiste qui depuis 1949 était obsédé par l’idée de récupérer Taïwan et effacer par la même occasion toute alternative à sa tyrannie globale. Et la Chine c’était un autre animal qu’Israël, beaucoup plus conséquent et en ce qui les concernait à peine moins agressif. Sauf que Pékin était beaucoup plus malin que les juifs. Là où les uns colonisaient au bout du canon, les autres colonisaient les esprits. A coup de soft power, d’influence politique, de corruption.

  • Bah qu’est-ce que tu veux, on a trouvé du pétrole au large de Gaza, le boutiquier peut pas laisser passer ça !

Elle leva les yeux sur Assad en pensant à Charlie. Le boutiquier c’était le nom qu’il donnait à Netanyahu à cause de ses affaires d’immobilier. Et quel nom il donnerait plus tard à Charlie ? Au fond elle non plus ne croyait pas vraiment à la version de son patron sur l’origine de sa fortune ou même les liens qui l’unissait à la petite. Il y avait en effet une sorte d’énergie chez lui qui ne racontait pas l’aisance, l’habitude de la fortune et des affaires mais la débrouillardise, l’intelligence et le danger. Ce même sens de la débrouillardise, cette même finesse d’esprit qu’elle retrouvait chez Noémie. D’ailleurs on sentait bien entre eux cette complicité qu’on croisait dans les familles. Charlie était son grand-père, elle l’aurait parié mais pourquoi tenait-il à leur cacher, un mystère qui ne la regardait pas. Pas plus que son passé, elle en faisait une affaire de principe. Quelqu’un fit tomber son verre dans son assiette, cristal qui se brise et vin qui tâche.

  • Ca va Will ? Demanda son camarade de régiment.

Will avait encore le bras en l’air, la main ouverte, lentement ses yeux se tournèrent vers lui, l’air perdu.

  • Will ?

Le bras retomba brutalement, Will s’affaissa sur sa chaise, suffoquant.

  • Qu’est-ce qu’il a ?
  • Il fait une attaque !?

La peau translucide, les yeux injectés de sang, Will ne répondait plus, alors John se leva et essaya de l’allonger quand il tomba à son tour d’un coup, ses jambes comme flasque.

  • John ! Will ! S’écria Lin en se levant d’un bond.

Soudain Will vomit une large gerbe, inondant la table, puis ce fut au tour de Thomas de suffoquer et de s’effondrer de sa chaise. Assad une bouchée vapeur à quelques centimètres de ses lèvres, était bouche bée. John se mit à dégueuler à son tour, mélange d’aliment et de sang.

  • Mange pas ça ! S’exclama soudain Lin qui venait de comprendre.

Assad balança la bouchée dans l’assiette.

  • Va te laver les mains !

Les autres se vidaient par la bouche et l’anus, sans discontinuer, empuantissant l’air d’un remugle nauséabond. Quand soudain la villa tout entière fut plongée dans le noir.

  • On est attaqué, décida-t-elle.
  • Bon Dieu ! Je t’avais dit qu’il y avait un truc louche avec Black !

La tempête avait proprement rincé Nassau et alentours, et pour le coup le Royal at Atlantis ressemblait bien au continent mythique, les pieds dans l’eau. Le hall aquatique, de l’eau jusqu’au niveau des aquariums géants au sous-sol et par lesquels on pouvait apercevoir la faune sous-marine. Mais la faune s’était retirée avec la tempête, et sur la terre plus tout à fait ferme, on faisait le décompte des dégâts. Pas pour Charlie et la petite-fille, pour eux il était largement temps de rentrer, temps de se séparer de Carlos et de sa jolie et sympathique famille. Comme une fin de vacances qui la rendit un peu triste, mais moins ce qu’il lui annonça. Il avait pris sa décision, elle devait partir. Momentanément, pas longtemps mais pour le moment il y avait trop de méchants qui rôdaient autour d’eux.

  • Ah bon ? Comment tu sais !?
  • Je les sens.

Noémie était triste et elle n’avait aucune envie de se séparer de Charlie, mais elle avait appris à lui faire confiance. Charlie savait ce qu’il faisait et les méchants n’avaient qu’à bien se tenir.

  • Mais où je vais aller ?
  • Lafayette sait, tu verras, c’est une école en Amérique, tu dormiras là-bas en m’attendant.

Sa petite bouche se mis à trembler, soudain au bord des larmes.

  • Tu… tu…. Va pas m’abandonner comme maman hein ?

Comme un coup de couteau dans le cœur.

  • Non, non, je te promets, juste que je termine avec les méchants, ne t’inquiète pas.
  • Et si tu meurs !? Comment je vais faire !?
  • Allons choupette, on en a déjà parlé… j’ai déjà tout organisé si jamais j’ai un problème, mais t’inquiète pas, je suis prudent tu le sais… d’accord ?

Elle se jeta contre lui et lui serra la taille à lui crever deux fois le cœur, mais on ne pouvait pas faire autrement. Ce qui s’était passé à Petite Caïman ce n’était pas bon signe. Mais si on ajoutait le reste, ça sentait carrément le moisi. Ainsi pendant que le pilote et la petite fille prenaient la direction des Etats-Unis, Charlie, Granada et Barney retournaient vers Rum Cay où les attendait Lin et les autres. La communication rétablie il avait lui-même parlé à la taïwanaise et donner ses instructions. Charlie n’était pas encore complètement certain de la suite à donner aux évènements mais son instinct lui disait qu’ils allaient bientôt recevoir une visite, qu’il fallait qu’ils soient prêts. Quand la femme de chambre du dixième étage entra dans la 1008, elle ne remarqua rien sinon que le client lui avait laissé un beau chantier. Lit défait, petit-déjeuner étalé dans toute la chambre, salle de bain et petit salon en désordre. Mais sommes elle avait l’habitude et ce n’était pas le pire qu’elle avait rencontré ici. Comme elle l’expliqua à sa collègue qui rouspétait, une fois ils avaient trouvé une suite ponctuée de couches pour bébé encore pleines et même de la merde sur les murs !

  • Une horreur t’as pas idée.
  • Les gens font n’importe quoi, ils sont sales !
  • Que veux tu ils sont en vacances et se croient tout permis, c’est ça les palaces ma chérie.

Femme de chambre professionnelle et embauchée dans deux de ces palaces bahamiens, elle savait de quoi elle parlait. Soudain elles entendirent un grand bruit dans la salle de bain, sa collègue se précipita avant de pousser un cri. Un hurlement même et de s’enfuir épouvantée de la 1008. Intriguée et inquiète l’autre alla voir, un type roulé en boule, pieds et poings liés, bâillonné avait surgit du placard sous l’évier. Il avait le crâne écorché, il saignait et les yeux ouverts, comme fous. Effrayée également la femme de chambre sorti de la pièce et alla immédiatement prévenir la sécurité. Le type, en réalité client de la 1008, expliqua qu’on l’avait dévalisé, un vieil homme qui se faisait accompagner d’une gamine qu’on identifia rapidement, et comme Carlos et sa famille étaient encore présent, qu’on avait vu le second avec le premier. Ils furent entendus par la police. Et rapidement relâchés.

  • Ils sont à Rum Cay, expliqua plus tard Emile à Bobo, t’as trouvé quelque chose ?
  • Ouais, t’inquiète et je vais venir.
  • Quand ?
  • Je serais là demain, je veux voir cet enfoiré avant qu’il crève.

Huit heures de vol, le décalage horaire, Bobo devait sérieusement l’avoir mauvaise mais d’un autre côté il lui suffisait de penser à son bras pour comprendre.

Maurice et Raoul s’étaient introduit dans la salle à manger du haut et furetaient, curieux, entre les cadavres. Consommateurs essentiellement de fleurs et de fruits, les deux iguanes ne s’intéressaient pas au sang séché par terre ni au débris de repas mais ils sentaient bien d’instinct la mort rôder. Maurice, qui avait cinq and de plus que son compagnon et en conséquence un poil plus d’expérience de l’existence que lui, comprenait qu’ils ne devaient pas rester ici. Que quelque chose d’anormal s’était passé, et il entraina son compagnon à s’aventurer à l’étage. Une zone presque inconnue à dire vrai. Quand leurs copains humains étaient là, ils ne venaient quasiment jamais dans cette partie de la maison, restant la plupart du temps au rez-de-chaussée. Et quand ils étaient absents, les portes étaient fermées. Ils en avaient trouvé d’ouvertes et maintenant faisaient aller leur langue bleue en repérage de ce nouvel et mystérieux environnement plongé dans la semi obscurité. Les iguanes n’avaient pas une très bonne vision quand la lumière baissait, mais la tâche blanche sur leur front, œil pinéal photosensible, repérait aisément les ombres qui se déplaçaient. Raoul venait justement dans repérer une. Jeune et curieux, Raoul avait ce goût de l’aventure que ne partageait pas forcément son compagnon, il fila soudain de sa démarche sinueuse, la langue excitée. Quand soudain ses mouvements déclenchèrent une fine alarme. Un sifflement à répétition à la limite de l’ultrason. Raoul s’immobilisa une fraction de seconde avant de comprendre, trop tard, qu’il était tombé dans un piège. Charlie leva les yeux vers la villa, une lumière clignotait au-dessus d’une des entrées, signalant une violation de domicile dans les étages. Qu’est-ce que les lézards foutaient là-haut ? Il se retourna vers Granada, Le philippin était par terre, mort, Barney le regardait, une arme à la main.

  • Désolé patron, ils tiennent ma famille, s’excusa-t-il
  • C’est quoi ces conneries ?
  • Pour les corses je vous promets, c’est pas moi, s’excusa-t-il comme si ça changeait quelque chose. Avancez maintenant.

Charlie évaluait ses chances et elles étaient trop minces pour qu’il tente quelque chose. Il n’était plus aussi rapide qu’avant. Il leva les mains et obéit, se dirigeant vers la villa qui continuait de clignoter. Ils entrèrent par la salle à manger, Assad gisait par terre, un couteau en travers du crâne, le visage figé par une expression de surprise. Lin, un peu plus loin, le nez dans son sang deux trous dans la tête. Le responsable de ce carnage se tenait assis dans un canapé, l’air détendu, un Beretta dans la main. Il lui fit signe de s’assoir face à lui sur la chaise qu’il avait préparée. Il avait dans la quarantaine, les yeux légèrement bridés, blond, le teint halé. Charlie ne se souvenait pas l’avoir déjà vu quelque part mais il se doutait de qui était son commanditaire. Et il n’était pas corse ou américain. Pendant que Barney le ligotait, l’autre installait une caméra et ajustait l’objectif, puis il déposa une trousse devant lui retenue par un cordon en cuir qu’il dénoua avant de la dérouler devant ses yeux. Disposé les uns à côté des autres, un scalpel, un grattoir à dent, un détartreur, une fraiseuse dentaire à pile, une seringue hypodermique, deux ampoules remplies de liquide incolore. Ça allait faire mal, se dit Charlie en regardant le type.

  • Bonjour monsieur Ira. Permettez-moi de me présenter, je m’appel Lord, Eric Lord, est-ce que ce nom évoque quelque chose pour vous ?

Charlie fit signe que non.

  • Et le surnom du Phénix ?

Cette fois Charlie fit signe que oui.

  • Pendant la guerre froide il y avait un terroriste du nom de Carlos, dit le Chacal, il parait que la CIA avait son équivalence, un super tueur surnommé le Phénix.
  • C’est exact mais Illitch Ramirez Sanchez n’a jamais été mon équivalent.

Charlie lui jeta un coup d’œil de biais. Pourquoi disait-il que c’était lui alors que l’intéressé devait avoir dans ses âges ou plus.

  • En effet Carlos doit avoir soixante-dix ans passés.
  • Soixante-quatorze ans exactement, j’ai neuf ans de plus que lui.
  • Vous ne les faites pas, ironisa l’irlandais qui se demandait où il voulait en venir avec son baratin.
  • Vous ne me croyez pas, je comprends…. Voyez-vous je suis atteint d’une maladie orpheline que d’aucun envierait s’il n’avait pas autant de souvenirs funestes et de regrets que moi. Une maladie qui a figé mes cellules dans une régénération perpétuelle, je ne vieilli plus depuis les années 80.
  • Jamais entendu parler de ce genre de maladie.
  • C’est pourquoi on les appelle maladies orphelines. Savez-vous pourquoi nous sommes ici ?
  • La Tortue Noire ?
  • C’est en effet la Tortue Noire qui m’envoie mais ils ne sont pas la véritable raison de ma présence ici. La raison de ma présence ici est ce qui s’est passé à Birmingham en 91.
  • Et il s’est passé quoi à Birmingham en 91 ?
  • Vous travailliez alors pour l’armée républicaine irlandaise n’est-ce pas ?

Charlie hésita quelques secondes avant de répondre.

  • Je suppose que ça ne sert à rien de vous mentir, oui et j’en suis parti en 93.
  • Puis-je savoir pourquoi ?
  • Vous avez travaillé pour la CIA n’est-ce pas, pourquoi vous avez abandonné ?
  • Je ne croyais plus en la cause que je servais.
  • Eh bien moi c’est pareil, répondit Charlie sans préciser toute fois qu’à l’époque l’appât du gain comptait plus pour lui que la politique.
  • Je comprends, revenons à 1991 si vous le voulez bien, c’est bien vous l’organisateur de l’attentat de Birmingham n’est-ce pas.
  • Non, en 91 j’ai été hospitalisé pendant quatre mois suite à un tir anglais, plus un mois et demi de rééducation. Si vous ne me croyez pas j’ai encore la cicatrice.
  • Malheureusement il n’y a rien de moins parlant qu’une vieille cicatrice, surtout à nos âges n’est-ce pas. De plus je détiens des informations qui contredisent votre version. Il y a eu soixante-sept victimes ce jour-là, dont ma femme et notre futur enfant.

Charlie comprenait mieux maintenant. La Tortue Noire avait activé ce type en se servant d’une vieille affaire. Qu’est-ce qu’ils lui avaient dit exactement, quelles preuves avaient-ils produit ?

  • Toutes mes condoléances mais encore une fois, je n’y suis pour rien, on vous aura menti.
  • C’est en effet une possibilité, je crains hélas que ça ne change rien, puisque nous allons maintenant tâcher de savoir la vérité. Avez-vous déjà été torturé monsieur Ira ?
  • Oui.
  • Par les anglais ?
  • Oui.
  • Les militaires utilisent toujours les mêmes techniques, électricité, privation de sommeil, simulation de noyade, coups… les militaires ne connaissent rien à l’anatomie et tout de leur manuel, n’est-ce pas ?

Cette fois il ne répondit pas, à quoi bon. Il savait ce qu’il était en train de faire, et franchement il n’avait pas besoin d’en rajouter. Charlie avait peur. Peur de souffrir, de mourir sous la torture, de ne jamais revoir la petite également. Et il réfléchissait à une issue.

  • Moi en revanche je connais parfaitement l’anatomie, nous allons donc aller en ordre croissant, du moins douloureux au plus douloureux. Vous allez répondre à toutes mes questions et pour votre salut, je vous conseille de répondre vite. Sommes-nous d’accord ?
  • Ecoutez, j’ai une petite-fille, elle aura bientôt neuf ans, je pourrais jouer les héros et vous dire d’aller vous faire foutre mais…
  • Noémie ? Oui… je suis au courant, nous allons d’ailleurs bientôt la récupérer.
  • Elle n’a rien fait !
  • Ma femme non plus, dit-il en s’emparant du grattoir à dent.

Il fit signe à Barney, qui vint lui ôter ses chaussures. Il commença par l’un des petits orteils.

  • Le corps humain est un trésor que les occidentaux ignorent, tenez par exemple si je plante mon outil ici, il ne passe rien, ça pique mais vous n’avez pas mal, et si je le plante là, vous ressentez même comme un curieux soulagement au niveau de la tête, n’est-ce pas ?

Charlie serrait les dents pas à cause de la douleur mais précisément parce qu’il savait exactement ce qu’il faisait.

  • Alors que si je le plante là…

Cette fois il hurla, foudroyé par une douleur qui lui remontait du pied jusqu’au pelvis. Il appuya, modulant son hurlement comme s’il le tenait au bout d’une laisse avant de retirer la pointe.

  • Etes-vous familier du Dim Mak monsieur Ira ?
  • N.. non…
  • C’est une technique martiale qui consiste à appuyer sur les points vitaux. Cela peut être extrêmement douloureux et même paralyser certaine de vos fonctions, voulez-vous que je vous montre comment je peux vous rendre incontinent avec vos seuls orteils ?
  • N… non…
  • Mais si.

Cette fois Barney dû lui retenir le pied

  • Vous êtes un homme curieux n’est-ce pas, en 1991 qui vous a ordonné de commettre cet attentat et avez-vous demandé pourquoi ?
  • Je vous l’ai dit je ne suis au courant de ri…iiiiiiiAAAAAAAH !

Non seulement la douleur était atroce mais comme prédit il sentit ses intestins se relâcher. Il se pissa dessus et fut à deux doigts de ne pas aller plus loin.

  • Le Dim Mak est issu de l’étude de l’acupuncture et des arts martiaux chinois. Comme vous vous en doutez j’ai étudié les deux. En acupuncture vous n’êtes peut-être pas sans avoir que l’on divise le corps en plusieurs méridiens sur lesquels ont peut agir pour soigner. En revanche une mauvaise utilisation de ces méridiens peut parfaitement provoquer hémorragie interne, cancer, ulcère. Je vais vous montrer, mais avant ça je vais vous reposer la question, qui vous a ordonné de…

Il s’interrompit et leva la tête vers l’entrée du salon.

  • Barney, qu’est-ce que vous avez fait de l’autre ?
  • Je l’ai tué, comme vous m’avez dit.
  • Et vous n’étiez que cinq, vous êtes sûr ?
  • Bah oui, répondit l’intéressé qui ne comprenait visiblement rien.
  • Allez chercher votre arme, on a de la visite.
  • Hein ?
  • Faites ce que je vous dis !… on dirait que monsieur Ira nous a tous fait des cachoteries. Vous en avez engagé combien d’autres monsieur Ira ?
  • Je… je… je vous jure je ne sais pas de quoi vous parlez.
  • C’est ce que nous allons bientôt savoir.

Méthodologie et psychologie de la rue.

En 2003 suite à une rupture amoureuse et en conséquence d’un rejet complet de ma famille, je me suis retrouvé à la rue. En effet, trois ans auparavant, suite à un burn out, j’avais déclaré un trouble psychique qui m’avait envoyé plusieurs fois à l’hôpital psychiatrique. Avec les conséquences sociales et familiales classiques, isolement, perte du travail, rejet. Du jour au lendemain, sous la menace de représailles physiques, j’ai dû trouver un endroit où vivre, ma maison sur le dos, un sac de voyage qui devait bien peser ses dix kilos. Ma plus grosse angoisse c’était de sombrer. De finir alcoolique ou camé anonyme sur un banc parce qu’évidemment, en bon petit bourgeois que j’étais, la première image que j’avais de cette situation, celle d’être sans domicile fixe, c’était bien entendu celle-là. Une image bien réelle mais pas systématique et surtout ne reflétant aucunement la variété des parcours qu’on retrouve dans la rue. Aussi, comme j’avais encore un peu d’argent, après m’être ruiné au cours d’une longue crise maniaque, je me suis trouvé un hôtel au mois. Et tout aussi rapidement j’ai cherché un travail pour continuer d’y loger. Louis – XIV a bien raison finalement pour un homme qui n’a quasi jamais travaillé de sa vie, trouver du travail c’est plus facile qu’on ne le croit. Si on est prêt à mentir un petit peu et surtout à prendre le premier boulot qui vient. Attention cela ne veut pas dire que n’importe quel boulot qui vient voudra pour autant bien de vous. Je me suis fais recaler de chez Mc Do quand j’avais 25 ans parce que je m’étais montré un poil trop volontaire à un entretient d’embauche. Je me suis vu refuser un boulot de manutentionnaire dans un supermarché à 46 ans en raison d’un CV trop « impressionnant ». En bas, dans les boulots de merde, on veut des traines savates qui obéissent, pas des gens qui pensent. Mais on vous demandera quand même quelles sont vos motivations pour aller bosser à six heures du matin ranger des caisses dans un hyper. Et n’allez pas répondre la seule raison valable, manger, il faut les flatter, leur faire croire que vous avez des ambitions, le goût de la communication par exemple quand vous postulez comme sondeur. Ou des choses bien faites si c’est pour nettoyer les chiottes… Je n’avais jamais fait de sondage de ma vie, et j’avais remarqué qu’il n’y avait que ça de plus immédiat et sans qualification dans les annonces. Alors j’ai pris le nom d’une entreprise, prétendu que j’avais travaillé pour eux, et j’ai été embauché par une des plus grosses compagnies dans le domaine des sondages et des hotlines, Téléperformance. Sans surprise on se faisait hurler dessus à longueur de journée, sans surprise le boulot était inintéressant, très mal payé, et abrutissant, mais au moins il me permettait de me garder au chaud. Puis j’ai fait d’autres boites du même genre trois ans durant. Mais ça ne résolvait pas tous mes problèmes, loin de là. Être SDF, n’en déplaise, ça coute cher. Il faut se loger, se nourrir dans des bouis-bouis, payer ses clopes, parfois une canette ou un peu de shit, et que ceux qui roulent des yeux ici passent leur chemin. Les seuls vacances, loisirs, moment de bonheur qu’on peut connaitre dans la rue se trouvent parfois au fond d’une bouteille ou au cœur d’un joint, n’en déplaise. Et ce n’est pas sombrer que de s’y laisser aller de temps à autre. Mais l’un dans l’autre, avec un salaire de misère remplissant tout juste les frais essentiels, même avec l’aide des associations, on a aucune chance de s’en sortir sans un réseau social. Coincé à vie.

Enfant solitaire et isolé, adulte solitaire et isolé, j’avais toujours pensé que j’étais non seulement incapable de me faire des amis mais plus globalement handicapé socialement. Croyance induite par mon éducation d’une part et par une longue relation exclusive où ma compagne de l’époque prenait toute la place, place que je lui laissais volontiers, je dois l’admettre. Adepte du profil bas mais qui n’en pense pas moins. La pire position sociale qu’on puisse adopter quand on veut aller vers les autres. Mais une fois rendu à la rue, sans plus aucune relation autour de moi. Relations de mon ex-compagne en réalité qui m’avaient conjointement tourné le dos, humilié, voir les deux. Il a bien fallu que je me confronte si je voulais me sortir de cette situation sans issue. Je suis un garçon réfléchi, et qui s’adapte très vite, j’ai réfléchi en terme stratégique. De plus j’ai le verbe facile, je parle bien, je vends bien et je suis cultivé. Certaines personnes apprennent ça au fil de la rue, à causer avec les gens sans se gêner, à être direct et surtout à faire preuve de psychologie. De cette psychologie particulière, instinctive qu’on apprend notamment en faisant la manche. Savoir à qui s’adresser, quoi lui demander, oser, et si possible ne jamais se tromper de cible. Moi je suis naturellement observateur, je pratique l’écoute latente depuis que je suis enfant, et l’écoute active m’est venu quand je travaillais dans la pub. Mais je n’avais jamais été, comme les autres, dans la position d’être dans le besoin. A peine fait la manche pour des clopes et pas depuis assez de temps à la rue pour en connaitre les ficelles. Il a fallu que je cible ma clientèle sachant que j’étais mon propre produit à vendre. En société les gens assument tous une position sociale, un statut qui transmet à leurs contemporains une image socialement acceptable. Mais que faire quand son seul statut social c’est SDF avec tous les fantasmes afférents et tout le rejet que cela procure ? Et bien le mieux c’est de l’assumer. A ce jeu cependant je dois ajouter que se proposer un genre de statut en plus aide pas mal pour séduire. Et dans ce cadre le fait de me positionner comme écrivain, me poser dans un coin d’un bar pour écrire sur un carnet, interpelle plus que si on n’a rien de plus à vendre que sa misère. La misère c’est comme les troubles mentaux, ça fait peur. A côté de mon hôtel il y avait un bar où je me plaisais bien. Je pouvais y boire un allongé et rester le temps que je voulais. Les conversations étaient intéressantes, le public bobo et populaire à la fois. C’est donc là que j’ai naturellement choisi de reconstruire mon tissu social. Il n’y avait alors chez moi qu’un intérêt purement pratique. Je ne comptais pas me faire particulièrement des amis mais utiliser les autres comme ressort, ressource à exploiter. Et je dois dire que de ce strict point de vue, j’avais déjà en moi et sans le savoir l’instinct de survie de la rue. J’ai commencé doucement à me mêler des conversations, donner mon avis, partager ma propre culture et mes propres connaissances. Je ne savais rien de l’univers des bars. Une réunion de solitudes en réalité où chacun se donne figure sociale le temps d’un verre ou plus. Dans ce contexte si j’avais toujours bien l’excuse de l’écriture pour me donner caution, la réalité était que j’étais avant tout sans domicile. Statut que j’assumais en fait pleinement. Les gens aiment se raconter des histoires à leur propos. Prendre le contrepied en assumant n’être rien de plus que ce qu’on prétend est rafraichissant pour tout le monde, particulièrement dans un bar.

On le sait ce sont des lieux où l’on croise des gens de tous les horizons. Ainsi autour du zinc je rencontrais un passionné d’histoire, un ex-journaliste russe alcoolique, un type inquiétant qui se prétendait assassin d’état. Un cadreur pour le télé-achat qui me posa un jour la savoureuse question suivante : est-ce que j’avais eu un domicile un jour. Et qui traduit en réalité bien le fantasme le plus courant au sujet des sans domiciles, à savoir qu’on a fait un choix, celui de vivre à la rue. Un fantasme à vrai dire si courant qu’un député macroniste affirmait encore il y a peu que les SDF en général l’était par choix. Mais je croisais également un régisseur de cinéma et son meilleur ami accessoiriste et naturellement, cinéphile comme je suis nous sympathisâmes. Je précise que c’était la première fois que je ne mimais pas mon intérêt. Des autres je tirais une nuit d’hôtel quand j’étais enfermé dehors (le mien fermait à 22h) un sandwich, éventuellement un verre, bien que je me fisse un point d’honneur à ne presque jamais boire d’alcool, préférant qu’on me paye un café plutôt que de m’engager sur cette pente aussi glissante que facile dans un bar. D’Olivier et de son camarade je ne cherchais à rien retirer sinon le plaisir de passer une bonne soirée. Or en plus il se trouvait que nous avions des goûts cinématographiques et littéraires similaires, qu’il travaillait pour une maison de production dont le patron était un réalisateur que j’admirais et de fil en aiguille on a commencé à parler projet commun. Mieux, alors que je me rapprochais de lui, que sa copine, qui avait le cœur facile, me tournait autour sans rien dire, il parvint à me trouver un appartement au rez-de-chaussée de la maison de ses beaux-parents. Pendant qu’à côté de ça, une jeune femme que j’avais à peine envisagé, m’avouait qu’elle trouvait mon physique « dangereux » et se rapprochait de plus en plus alors qu’elle aussi était en main. L’herbe parait toujours plus verte ailleurs, c’est un fait. Mais quand en plus vous cumulez physique attirant, bonne culture générale, sens de la conversation et écoute des autres, vous devenez en tant que seul SDF carrément un parfum exotique tout à fait irrésistible. Et au final j’ai été pris à mon propre piège. Je m’étais associé à ce bar dans le but d’en tirer des ressources. Pas de l’argent je précise parce que si vous devenez trop direct les gens se replient. Mais si on m’y dépannait bien entendu je ne refusais jamais. Sans pour autant jamais donner l’impression que je réclamais ou même, et c’est là toute la science, en laissant même croire que je n’avais aucun besoin réel. Seulement je n’avais pas envisagé qu’en retour je pouvais exprimer et ressentir d’autres sentiments que ceux motivés par l’intérêt. Et finir par me laisser envahir par eux, en tombant finalement amoureux. Un point fragile dans ma psychologie qui n’a fait qu’accentuer mon trouble et comme je négligeais mes médicaments, le résultat n’a pas tardé…

Si être à la rue coute cher financièrement, ça coute cher émotionnellement également. On use sa vie à chercher de l’argent, des cigarettes, à manger, où dormir. Parfois on y passe une journée ou plus au complet. Sans compter les déconvenues et les passages obligés auprès de la misère institutionnalisée. Comme le centre pour SDF Place Mazas à Paris, l’adresse commune des sans adresses, face à la morgue, pour pas qu’on ait trop de chemin à faire je suppose… Ou quand c’est les vacances et qu’assistance sociale de mairie et autre service d’aide sont fermés. Qu’il faut prendre le métro en collectionnant les amendes pour fraude. Bref on passe sa vie sur un fil fait de stress, de tension constante, parfois de violence, physique, moral ou verbal. Comme cet imbécile tout contant de faire rigoler sa copine en me réclamant un euro pour une cigarette, avec deux paquets sur la table. Ou ces membres d’Emmaüs qui m’accordèrent du bout des doigts un ticket de métro après m’avoir expliqué que la soupe populaire auquel ils m’envoyaient se trouvait dans un autre arrondissement. Cette assistante sociale qui ne daigna m’écouter que lorsque je finissais par faire semblant de pleurer pour obtenir son attention. Sans compter les soirs, où, enfermé dehors sous la pluie, je cherchais frénétiquement un abri pour la nuit dans un des bars noctambules de la place Clichy. Où là je tenais le crachoir aux ivrognes tout en surveillant ma consommation. Sans compter enfin le boulot. Sondeur ou serveur, ou encore réceptionniste. Autant de travail qui a des niveaux différents prenaient une part de mon énergie émotionnelle et plus simplement physique. Bref pour être à la rue, il faut non seulement avoir de la ressource au sens général mais également un moral d’acier. Pour tenir, me faire des vacances de mon quotidien en réalité bien pourri. Sourire à mes souffrances en quelque sorte. J’ai pris deux axes, reprendre le sport d’une part et tant qu’à faire dans un domaine qui me passionnait, les arts martiaux. D’autre part écrire un livre bourré d’humour, de voyage, d’absurdes, et le finir. Quelque chose qui en même temps m’apprendrait à en rédiger un. Au bout du compte, avec mes nouveaux et inattendus amis, j’avais trouvé un début d’équilibre qui vacilla pourtant rapidement dès lors que j’étais amoureux, dès lors que je n’étais plus maitre de mes émotions. Je précise tout fois qu’à l’époque j’étais suivi mais comme je n’avais pas reconnu mon trouble je le négligeais voir le récusais. Or on le sait, le socle même du rétablissement c’est la reconnaissance du trouble. A ce sujet on compare souvent les troubles psychiques à une maladie chronique type diabète pour en dédramatiser la nature. C’est une erreur à mon sens. Un diabétique qui oublie son insuline a son corps pour le lui rappeler, sa chimie essentielle. S’il l’oublie il tombe. Nous autres en revanche ne tombons pas, c’est beaucoup plus insidieux et tant qu’on n’a pas cerné les éléments déclencheurs à une crise maniaque, on est même incapable de voir notre monde lentement basculer dans le délire. Les réflexions délirantes s’emparent lentement de nous et quand il est trop tard on devient ingérable. J’ai fini donc par péter un câble. Et tout ce que j’avais bâtit, ce futur métier de scénariste que j’étais en train de me trouver, le logement, la copine, tout ça s’est effondré d’un coup. Les gens adorent se donner le beau rôle et se sente flattés quand ils ont le sentiment non seulement d’avoir fait une découverte mais d’avoir permis à cette découverte de s’élever. Seulement quand vous devenez pour eux une source de problème, alors peu importe les échanges que vous avez pu avoir. Olivier a définitivement cessé de m’adresser la parole et même refusé, des années plus tard, de rentrer en relation avec moi sur Facebook. Peut-être qu’il a finalement appris que sa copine d’alors avait fini par me déclarer sa flamme. Flamme que j’ai poliment éteinte, moins par principe, quoique, que parce qu’étais moi-même amoureux d’une autre. J’ai terminé en psychiatrie puis finalement, à force de négociation et en jouant sur les remords de ma mère, obtenu de loger chez elle où je suis resté quatre interminables années.

De cette expérience j’ai toutefois tiré beaucoup d’enseignement sur moi-même. Que j’aimais le sport par exemple, quand je faisais celui que je voulais faire depuis des années. Mais surtout que j’étais parfaitement capable de me faire des relations et des amis comme tout à chacun. Que j’étais quelqu’un d’aimable et d’attirant et pas seulement pour mon physique « dangereux » et aussi que j’étais tout à fait capable de manipuler les autres pour obtenir ce que je voulais. Un fait que j’avais mis en pratique dans la publicité au profit des marques mais que je n’avais pas imaginé, ou accepté plutôt, le mettre au service de ma seule cause. Comme si manipuler était une affaire grossière quand elle relevait en réalité de la simple survie. J’ai également tiré une sensibilité dans la prise de relation dans mon boulot de pair aidant. Et qui m’a permis parfois d’aborder crument des sujets que la personne n’osait ou ne voulait aborder avec les psy, les infirmiers. La rue m’a également sensibilisé à tous les « petits » problèmes qu’on peut croiser quand on mendie et qu’on n’a pas de domicile, comme la pluie, les mauvais coucheurs et les imbéciles, la neige, les grandes chaleurs, le besoin de commodité et comment faire quand la moindre sanisette publique réclame 50 centimes et qu’on ne les a pas. Non seulement sensibilisé mais à trouver des solutions rapides. Combien de fois j’ai emprunté son téléphone à un passant, combien de fois j’ai su par avance qui allait me donner une clope de qui m’enverrait chier avec un prétexte bidon, comme le « c’est ma dernière » classique des tabagiques compulsifs. Combien de fois j’ai passé la nuit à écouter les conneries de deux saoulards pour m’éviter une bronchite. En trois ans de rue, finalement, je n’ai dormi que deux fois à proprement dit dans la rue. Une fois dans un parc et une autre dans les chiottes d’un foyer étudiant. D’un point de vue professionnel ça m’a peut-être conduit vers une forme d’échec mais en réalité, déconvenue psychologique y comprit, ça été plutôt une très grande réussite considérant tout ce que ça a débloqué et révélé chez moi. Alors merci la rue.

Nota Bene : je précise toute fois pour qui tirerait une vision angélique ou tronquée de mon récit qu’au terme de sept ans sans domicile fixe, sept ans soit à la rue, soit dans la famille, j’étais littéralement frappé de syndromes de trouble post traumatiques. Traumatisé chaque fois que j’étais au chaud et qu’il neigeait par exemple. Incapable de m’habiller et surtout de me chausser autrement que pour des heures sur le pavé. Continuant inlassablement de ramasser les mégots de joints pour les consommer plus tard. Et mettant des années à investir un tant soit peu le logement de secours que j’ai fini par me trouver. Et que je le veuille ou non, une part de la rue reste imprimée en moi.