La nuit du chien 14.

Le petit avait raison, ça faisait trop longtemps qu’il était flic. Carson ne se faisait pas d’illusion à ce sujet, sa retraite allait être terrible et pas seulement du point de vue financier. Il était de ce genre d’homme qui ne sait se définir que par sa fonction, son uniforme. Son père avait été shérif de cette ville avant lui et son arrière-grand-père l’avait également été dans un bled paumé de l’ouest. Un truc qu’on a dans le sang même si les choses avaient bien changé. Du temps de son père les problèmes de frontière, on réglait ça à l’amiable et on sortait rarement son arme parce que la vie humaine avait une valeur. Parce que tuer ce n’était pas rien. Et même du temps du Far West, l’ouest sauvage ne l’était pas tant que ça, la plus part des villes interdisaient le port d’arme. Aujourd’hui la vie n’avait plus de valeurs pour personne. Deux connards prêt à jeter une grenade dans un restaurant parce qu’on ne libérait pas leur copain, bon Dieu de merde ! Comme dans une de ces saloperies de jeu vidéo. Tout ça à cause de Laredo, il en était sûr, Louise lui avait parlé de sa réaction, il aurait voulu le questionner mais il était introuvable. Il avait bu une demi bouteille, il était entre le gris et le saoul mais son cerveau de flic ne voulait pas lâcher. Il passait en revue les suspects, zigzagant jusqu’à chez lui en passant entre les maisons, quand il entendit les au secours. Lointain, avec un écho qui au lieu de l’amplifier semblait l’étouffer. Pendant quelques secondes Carson cru qu’il avait des hallucinations, il n’y avait personne alentours. Mais les cris insistaient, il chercha mieux, ne voyait toujours rien d’autant que les maisons alentours étaient plongées dans le noir. Pourtant la voix lui disait quelque chose. S’il n’avait eu cette âme de flic, sans doute aurait-il accusé sa bouteille, ou trouvé une excuse pour oublier. Au lieu de ça il tendit l’oreille et fini par comprendre que ça venait de sa gauche, du champ de maïs. Le silo se dessinait dans le noir, éclairé par les étoiles et la lune safran, Carson s’approcha, oui, les cris venait de là, il entendait même les coups maintenant. Il cria.

–       Attends  mon gars, je vais te sortir de là !

Il essaya d’abord la porte du bas mais il n’y avait même plus de poignet.

–       En haut ! Gueulait la voix, cette fois il su qui était-ce.

–       Bouges pas Jefferson j’arrive.

Une chose de le dire, une autre de le faire. Grimper une échelle étroite, dans le noir, dans son état, plus facile en théorie. Il manqua de se vautrer plusieurs fois, ratant un barreau ou butant dans un autre, avant de parvenir à la plateforme. Il se sentait vieux et con. Pas aussi con que Parker qui venait de les foutre dans une drôle de mouise, mais pas loin. Il avisa le bout de bois qui entravait l’ouverture et l’arracha avec un juron pour les imbéciles qui avait fait ça.  Et s’il n’était pas passé ? Qu’est-ce qui se serait passé le lendemain avec la chaleur ? Crétin. Il pestait intérieurement quand Corey passa la porte penaud et soulevant un épais remugle d’urine froide.

–       Pouah mon gars, t’es tombé dans le fumier ou quoi ? S’exclama le policier avec un mouvement de recul.

–       On m’a pissé dessus, marmonna Corey.

–       Ca je sens bien, et qui est-ce qui a fait ça ?

Corey ne répondit pas tenu par cette même logique qui retenait toute les victimes en otage.

–       Bon, c’est tes oignons après tout. Allez, va te changer, et prend une douche, t’en as sérieux besoin.

Carson commença à redescendre avec prudence mais Corey ne bougeait pas regardant le vide sous ses pieds, l’expression lasse.

–       Eh tu vas pas faire une connerie hein ?

Qui ça intéresserait de toute façon, pensa Corey, au lieu de quoi il répondit.

–       Je veux pas que mon père me voit comme ça.

Carson le regarda un instant l’air de comprendre avant de répondre.

–       Ah tu vas faire quoi alors ?

Le garçon haussa les épaules.

–       Je sais pas.

Pauvre môme, il avait l’air d’un épouvantail avec la tête de quelqu’un qui avait pleuré à chaudes larmes.

–       Allez viens, je dois avoir des vêtements à ta taille, je te garanti pas qu’ils soient de ce siècle mais ça devrait le faire.

Corey hésita un instant avant de le suivre. Carson était très fier de sa fontaine. Rajoutée à cette maison familiale dont-il avait hérité après la mort de sa mère. Le saule avait été planté par son père le jour de sa naissance, ils vieillissaient ensemble comme des amis de longue date, mais le meilleur était à l’intérieur. Un véritable décor de western, mélange de tapis apache, et de meubles vieil ouest, avec même un lustre à l’ancienne et une selle d’époque en bois, cuir et cuivre. On aurait presque pu tourner une scène de film ici. Corey n’en revenait pas. Pas qu’il avait une nostalgie particulière pour ce temps là ou un truc pour les films qu’il reconnaissait un goût, une recherche d’authenticité. Jamais il n’aurait imaginé Carson en décorateur ou en collectionneur d’antiquité. Sur le linteau de la cheminée en pierre apparente, étaient alignés des photos en dessous une Winchester de 1871. Des photos de Carson en soldat mais d’il y a longtemps, ça non plus il ne savait pas.

–       Vous avez fait l’armée Monsieur Carson ?

–       Appel moi Jack, non c’est pas moi, c’est mon père, Corée on se ressemble hein ? C’est lui qui a tout fait ici, sacré boulot non ?

–       C’est sûr… il était décorateur ou quelque chose ?

–       Hein ? Nan, c’est lui qui a fait ces meubles. Il savait tout faire avec ses mains mon père. Le reste il l’a récupéré dans les vieilles fermes, les derniers saloons à fermer, même un bordel, du temps où il y avait encore un à Baker.

–       Un bordel par ici ?

–       Bah ouais, qu’est-ce que tu veux dans le temps les choses étaient pas aussi chiantes que maintenant. Aujourd’hui on interdit tout, on donne des noms de maladie mentale à tout. Viens c’est par ici.

Il le suivit à l’arrière de la maison dans ce qui tenait à la fois d’atelier et de débarras. Après avoir cherché dix minutes en pestant après la clef du cadenas, et la trouvant dans un tiroir à clou de l’établi, il ouvrit une cantine de l’armée ornée d’autocollant pour des groupes de punk rock. Il allait de surprises en surprises, réalisant qu’il ne connaissait pas du tout le policier qu’il avait toujours vu comme tout à chacun à Baker, un vieil emmerdeur vachard. La malle ouverte il en sorti des teeshirts et des jeans en l’invitant à faire son choix. Il craqua en tombant sur un teeshirt de Nirvana noir et jaune, le classique des classiques, daté de 92, soit seulement deux ans avant la mort du héros de tous les amateurs de rock nés dans les décennies suivantes.

–       Vous êtes un fan de Nirvana Monsieur Carson ?

–       Jack, je t’ai déjà dit, non pas moi, mon fils, toutes ces fringues sont à lui.

–       Oh…

Corey marqua une hésitation, ça aussi il l’ignorait, qu’il avait un fils.

–       Il est mort ?

–       Qui ça ? Mon fils ? J’en ai pas la moindre idée si tu veux tout savoir, c’est possible, répondit-il comme si on lui demandait de commenter l’actualité des températures de saison.

L’adolescent se renfrogna.

–       Vous savez pas si votre fils est mort ou vivant et vous donnez ses habits ?

Carson lui jeta un coup d’œil dubitatif.

–       D’abord je donne pas ces habits, je t’en prête à toi, ensuite non je ne sais pas s’il est vivant ou mort parce que je suis un père à la con et lui le plus borné et têtu des garçons que je connaisse, voilà.

–       Comment vous pouvez dire ça ? C’est votre fils ! Comment un père peut pas savoir si son fils est mort ou vivant ?

–       Pourquoi tu crois qu’il en sait plus sur moi ? C’est même pas moi qui l’ai élevé.

–       Pourquoi ?

–       Pourquoi quoi ?

–       Pourquoi vous l’avez fait alors ? Il avait pas à demandé à naitre !

–       Comme nous tous, lui fit remarquer Carson. Et pourtant on est là et on s’accroche alors que tout nous dit que la vie c’est de la merde, j’ai pas raison ?

Il aurait eu du mal à dire le contraire contenu des circonstances, mais quand même. Carson considéra son air renfrogné avant d’hocher la tête.

–       Mouais… ton père est aussi à la con que je l’ai été sauf que lui tu vis avec, c’est ça hein ?

L’adolescent ne répondit pas, piochant dans les vêtements avec un air maussade.

–       J’parie qu’il a déjà essayé de te parler mais qu’il disait tellement de la merde que t’as pas écouté.

Corey haussa les épaules.

–       Et même qu’il a voulu te faire le coup de on va se rapprocher en te proposant un piquenique ou une connerie de ce genre.

Cette fois il ne pu s’empêcher d’esquisser un sourire.

–       Il voulait m’emmener à la chasse.

–       Et toi t’aimes pas ça.

–       Pourquoi tuer des bêtes que je n’ai même pas envie de manger ?

–       Bonne réponse, m’est avis qu’il y a quelque connard avec des fusils qui feraient mieux de penser comme toi…Eh, eh… on est vraiment tous pareil, tous des billes.

–       Pourquoi vous dites ça ?

–       Parce que j’ai fait la même avec le mien. Avec ma vieille on a divorcé deux ans après qu’il soit né. Elle vit à Phoenix aujourd’hui, c’est là-bas qu’il a grandi, je le voyais qu’un weekend sur deux quand cette folle oubliait pas ou qu’elle me faisait pas une crise.

–       Et vous l’avez emmené à la chasse lui aussi ?

–       Non je chasse pas, je pêche, mais ça reviens au même.

–       Et alors ?

–       Alors ça été une catastrophe, on s’est engueulé toute l’après-midi. Tu verras, la prochaine il va essayer de t’écrire.

–       Lui ? Ca m’étonnerait.

–       Moi pas, j’ai fait pareil.

–       Et alors ?

Il le regarda avec son air de vieux filou.

–       Alors je te fais l’effet d’un intello ?

–       Euh…

–       Ouais, voilà… j’ai été maladroit, confus, comme d‘hab’ quoi.

–       Et il a dit quelque chose ?

–       Ouais, il m’a répondu, par lettre, avec accusé de réception… ça disait en gros que son avocat avait prit une mesure d’éloignement contre moi, soi-disant que je le harcelais…

–       Oh.

Carson haussa les épaules.

–       C’est comme ça.

–       Et c’était vrai ?

–       De quoi ?

–       Que vous le harceliez ?

–       Ca faisait deux ans qu’on s’était pas vu…

Il sorti la bouteille de Bulleit de sa poche arrière, et dévissa le bouchon avec un petit pop.

–       Tiens ? Proposa-t-il

–       Je bois pas.

–       T’es pas américain ?

–       Si

–       Alors bois, ça  te feras du bien.

Corey obéit, fit une grimace en avalant et lui rendit la bouteille.

–       Bois encore ! Ordonna Carson. Les connards plus vite on les oublie, mieux c’est.

–       Ils seront toujours là demain, fit remarquer philosophiquement le jeune homme.

–       C’est sûr mais c’est pas une raison pour passer la soirée avec eux.

Il marquait un point. Corey allongea sa rasade avec la même grimace et lui rendit à nouveau la bouteille.

–       Vous auriez pas une bière plus tôt ?

–       Si, allez habille toi et retrouve moi dehors, y’a tout ce qu’il faut dans le frigo, sers toi.

Il choisi le teeshirt Nirvana et un jean à coupe droite noir puis alla le rejoindre avec une bière. Carson était en train de remplir une douille d’herbe. Corey n’en revenait pas.

–       Vous fumez ?

–       Bah quoi ? Gamin les indiens et les mexicains fumaient de l’herbe par ici le Texas n‘était même pas américain. Toutes ces interdictions c’est des conneries de lobbyistes.

Tout en discutant ils échangèrent la pipe. Il lui raconta son fils qui était cadre dans une grosse entreprise, sportif, jamais de cigarette, même rigolote, pas une goutte non plus, un carême.

–       Je sais qu’un père devrait pas dire ça de son fils mais c’est qu’un connard. Un connard de gagneur

–       Bah c’est bien s’il a réussi non ?

Carson lui jeta un coup d’œil de biais.

–       Tu t’habilles toujours en noir, tu portes son teeshirt Nirvana, t’écoutes Rammstein et tu me dis ça ?

–       Beuh comment vous savez que j’écoute Rammstein ?

–       Personne t’as jamais dit que ta musique on l’entendait de la rue des fois ?

Mais il y avait encore plus surprenant.

–       Vous connaissez Rammstein ?

–       Tu te souviens de Richmond mon premier adjoint avant Parker ?

–       Le facho ?

–       Ouais, lui-même, bin il adorait, combien de fois je lui ai dit d’arrêter de me saouler avec ça, il écoutait tout le temps en patrouille, les gens se plaignaient.

–       Je savais pas. Il est devenu quoi ? Il est parti en Iraq finalement ?

Il se souvenait d’un grand type aux cheveux taillés ras, l’uniforme toujours impeccable avec un pin’s Stars and Stripes sur le col. Carson avait fini par le virer le jour où il avait traité Jenny Goldstein, l’ancienne prof d’anglais du lycée, de sale juive.

–       D’après ce que je sais il a surtout été en taule. Il aurait un peu trop joué au cowboy… m’étonne pas c’était un dingue. J’aurais pu le garder remarque, elle a même pas porté plainte, mais avec lui moi j’avais droit à ça tous les jours. Il y en avait pour tout le monde, les nègres, les youpins, les mexicains. J’ai craqué.

Ils discutèrent une partie de la soirée. De son fils, de la vie, de son père, de tous ces manquements que commettaient les adultes en croyant bien faire, ou en oubliant simplement qu’ils l’étaient, adultes.

–       C’est comme ça, un jour t’as dix-sept piges et tu crois que t’es immortel, et puis d’un coup tu te réveilles, et tu réalises que t’en a dix ou vingt de plus et qu’en fait non t’es peut-être pas si immortel que ça. Mais comme on est con, on veut quand même y croire, croire que la vie va nous épargner nous plus que les autres. Que le plan, la petite ligne droite toute tracée qu’on s’est fait va bien se dérouler comme on le pense avec notre pauvre imagination. Et puis à quarante ans tu réalises que non, ça va pas se passer comme ça, que ça s’est jamais passé comme ça, et que tous les rêves que t’avais quand t’étais gosses, bin le sont resté. En général c’est le moment où les mecs font des conneries, divorce pour se mettre avec une petite dix ans plus jeune, s’achète une grosse bagnole de sport.

–       Mon père ça lui est jamais arrivé en tout cas, et puis votre fils il a réussi alors… rétorqua le jeune homme que ce constat dérangeait d’autant qu’il confirmait ce qu’il pressentait déjà de la vie et de son avenir.

–       Réussir ? Parce qu’il gagne du fric et se tape des mannequins moitié son âge ? C’est pas ça réussir gamin. Ca c’est juste faire ce que la société te dit de faire. C’est juste être un bon petit connard qui croit tout ce qu’on lui fait avaler, un con-sommateur.

Corey rigola, première fois depuis longtemps.

–       Nan, j’sais pas ce que tu veux faire dans ta vie gamin, mais laisse jamais le monde te dire à quoi rêver ni que c’est pas possible. C’est comme ça qu’on se fait baiser.

–       J’oublierais pas, promis l’adolescent.

–       Hein ? Mais si tu oublieras. On oublie toujours ce genre de conseil, et même quand on oublie pas, on fait des conneries quand même en croyant que c’est ça qu’on veut et rien d’autre.

–       Genre ?

–       Genre se marier avec la plus belle du lycée par exemple…

Incidemment il comprit que c’était ce qui lui était arrivé.

–       Vous étiez amoureux ?

–       Moi je sais pas mais ma bite ça c’est sûr.

Cette fois Corey éclata franchement de rire.

–       Moi je crois que mes parents ils ont jamais été amoureux, ils ont fait ça, se marier, parce que c’est ce qui se faisait, déclara finalement au bout du rire et d’une quinte de toux.

–       C’est possible, on se marie souvent pour de mauvaises raisons… en fait non, on se marie toujours pour de mauvaises raisons, parce que si on réfléchissait cinq minutes…

–       Vous êtes contre le mariage ?

–       Je suis pas contre, les gens font ce qu’ils veulent, mais comment on peut décider de passer toute sa vie avec quelqu’un qu’on connait depuis à peine un an, parfois juste quelque mois ?

–       Vous l’avez bien fait vous.

–       Justement.

 

Parker s’était toujours dit qu’il ne voulait pas répéter l’erreur de ses parents. Rester avec quelqu’un à qui on fini par en vouloir. Même à trente sept ans il avait encore cette idée romantique et un peu illusoire –il ne se faisait pas beaucoup d’illusion non plus- qu’il fallait trouver la bonne personne avant de se laisser passer la bague au doigt. Que l’amour ne rendait pas le mariage obligatoire mais que ce dernier le consacrait. Encore fallait-il être soi-même déjà cette bonne personne.

–       Comment tu vas toi ?

Il haussa les épaules.

–       Ca va, la nuit va être longue c’est tout.

Il avait renvoyé Fred chez lui pour la soirée et demandé à Flora de venir l’aidé le temps que les marshals arrivent, une affaire de deux jours. La jeune femme assurait la permanence avec Louise pendant que lui et Fred se relaieraient à la prison. Anna était venue le voir sur place avec des bières et des sandwichs. Elle portait cette blouse qu’il aimait tant et qui lui allait si bien, paysanne, bleu dur avec des petits cowboys vintages qui se mariait si bien avec son teint perpétuellement doré. Ils étaient au dehors, au pied de la rangée d’arbres qui fermait l’arrière de la prison et sa courette, à l’abri des regards des prisonniers.

–       C’est vrai qu’ils voulaient jeter une grenade ?

–       Ouais, en tout cas ils en avaient

–       J’ai peur Jim, qu’es-ce qui va arriver ensuite ?

–       Rien, les marshals seront là dans deux jours, ils emballeront tout ce petit monde avec eux et voilà.

–       Mais d’ici là ?

Il mordu dans son sandwich, passa la bouchée et demanda :

–       Ne t’inquiètes pas, j’ai pas arrêté un terroriste international non plus.

–       Mais s’ils envoient des tueurs ?

–       Qui ça ils ?

Elle rougit comme une enfant pris en faute de raisonnement.

–       Bah je sais pas, les copains de ces types.

Il leva les yeux sur elle, elle avait son expression de gamine inquiète, concernée au-delà du raisonnable ou comme les enfants quand ils veulent paraitre plus responsables que leurs ainés. Voilà une des raisons pour laquelle il n’avait pas donné suite à leur histoire. Il n’était pas celui qui lui fallait, celui qui saurait l’entourer, la protéger de sa perpétuelle anxiété. Même pas qu’il n’aurait pas eu la patience qu’il savait qu’il n’en aurait jamais le talent. Anna avait besoin d’un roc qu’il ne se sentait pas être. Lui aussi doutait, lui aussi était un inquiet à sa manière. Inquiet de la vie des autres, du bien être de ses concitoyens, et puis son métier l’exposait sinon au danger, à la violence, du moins à l’incertitude. Il ne se voyait pas devoir la rassurer chaque fois qu’il partait en patrouille ou se rendait sur les lieux d’un délit.

–       Et qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? Prendre d’assaut la prison ? On n’est pas au cinéma Anna, on est en Amérique.

Elle ne semblait pas convaincue, mieux elle avait l’air de trouver sa réponse légère.

–       Et les grenades c’est du cinéma ? Demanda-t-elle un poil trop agressive pour qu’il n’associe pas ça à son caractère.

–       Ne t’inquiètes pas, je te dis, se contenta-t-il de répéter.

Elle secoua la tête.

–       L’ennui avec toi Parker c’est que tu crois tout savoir des autres alors que tu sais rien

–       Bah qu’est-ce qui te prends ?

Elle se leva, termina sa bière d’une traite et comme un mec froissa la canette. Première fois qu’il la voyait faire ça. C’était à force d’être avec Kid qu’elle avait prit ce truc ?

–       Rien, j’ai à faire, passes une bonne soirée Jim.

Il la regarda partir éberlué. Décidément il ne comprendrait jamais rien aux femmes.

La nuit du chien 13.

Le ciel était sourd et balayé de grisâtre, voilé de poussière et de sable d’une tempête qui soufflait depuis le Golf, annonce de changement de climat. D’ici demain Baker puerait l’aliment pour chien. Les coyotes se méfiaient de la ville quand il sentait cette odeur pousser vers le désert. Comme un air de reconnaissance dans cette mort qui suintait sous les produits détergeant et les additifs, les repoussait vers l’ouest dans les collines travaillées par les chevalets. Le dos gris régnait sur le clan depuis trois saisons, la queue blanche avait peut-être trouvé cette charogne en la déterrant, mais pas question que le chef n’ait pas sa part. Les deux se faisaient face au pied des chevalets, le dos hérissé, grondant. Queue blanche ne voulait pas lâcher ce qu’il avait dans la gueule, un bout d’os avec de la viande encore dessus. Il l’avait trouvé un peu en contrebas à la limite de la ville sous un épineux. La peau était desséchée par la poussière et le soleil, les ongles arrachés, les os des doigts blanchis qui traversait la viande sèche comme des flèches. Dos gris lui tournait autour, jappant et grognant. Il allait attaquer, l’autre le sentait, mais pas question de lâcher sa proie pour autant, il se déplaçait de côté, en arc de cercle, surveillant son adversaire tout en sachant qu’il n’allait pas y couper. Le reste du clan se tenait à part qui observait, attendait pour savoir de quel côté la chance allait tourner. Une femelle avec ses petits était couchée sur le lichen, ses chiots autour d’elle. Les uns jouaient, les autres suivaient la danse de combat des adultes. D’un bond ce fut l’attaque, dos gris se jeta sur son adversaire, mâchoires ouverte sur son cou. L’autre esquiva la première estocade sans lâcher sa charogne, mais à la seconde tentative, elle roula dans la poussière tout comme lui, happé par la force du chef. Le combat ne dura qu’un instant. Un instant de rage, de mâchoires qui claquent, de grognements confus, soulevant un nuage filandreux et grisâtre comme le bleu du ciel. Soudain quelque chose craqua dans l’air, un aboiement d’acier surgissant du lointain, queue blanche roula dans la poussière, presque coupé en deux par un projectile de 338 Lapua Magnum. Le reste du clan s’enfuit précipitamment, la main mutilée resta près de celui qui l’avait découverte. De là où il se trouvait il ne la voyait pas, il suivait dos gris qui s’enfuyait dans la lunette de son fusil de précision. Délicatement, au jugé, il modifia sa visée, son doigt glissant sur la queue de détente. Le coyote n’était plus qu’un point gris qui s’étiolait rapidement dans l’arroyo desséché qui fendait les collines jusqu’à la ville. Il respira une grande goulée d’air qu’il expira lentement à mi volume avant d’écraser doucement la détente, accompagnant le mouvement de recul sans presque bouger un muscle. Au moins quand il tuait il ne pensait plus à ses problèmes. Mieux que l’herbe ou toutes les dopes qu’il avait essayé qui ne le défoulaient pas et le remplissaient finalement de vide. Et puis les coyotes ce n’était pas grave par ici. Une nuisance de chien sauvage qu’il ne valait mieux pas croiser quand il avait faim. Ils étaient d’une nature méfiante et peureuse mais la proximité de la ville les rendait parfois agressifs et téméraires, surtout en hiver, quand le petit gibier se faisait rare et que les collines se remplissaient d’air froid. Dans ces moments il oubliait que plus que sa femme c’était sa vie avec elle, qui lui manquait. Quand il avait encore l’impression d’avoir un rôle social, père, mari, même si ce n’avait été que des mots au fond, Corey avait raison, avec elle il pouvait les porter sans se poser de question. La balle rata le coyote mais atteint une des femelles, elle rebondit sous le choc pendant que les autres s’éparpillaient. Il se demandait si pour le vieux Frank c’était la même, un besoin de tuer qui ne vous quittait plus dès lors qu’on avait fait la guerre et aimé ça. Ou bien était-ce juste lui, sa folie jamais guérie. Le vieux Frank aussi était fou, d’ailleurs les pompiers l’avaient emmené à Alpine au service psy, mais ce n’était pas la même folie peut-être. Peut-être que celui qu’on devrait enfermer c’était lui. Il n’avait jamais discuté du passé avec les autres vétérans qui vivaient à Baker ou Hamon. Leurs guerres n’étaient pas les siennes. Ils avaient repoussé les nazis, les japonais ou bien le communisme, en Corée, au Vietnam. Leurs causes étaient nobles ou vécu comme tel à l’époque. Peut-être ceux qui avaient été en Iraq ou en Afghanistan pourraient comprendre. Combattre dans des guerres douteuses recentre vos perspectives de soldat. Votre Amérique n’est plus celle qui sauve le monde mais celle qui l’agresse. Et même si la bannière étoilée avait longtemps flotté devant sa maison, comme chez bien des habitants de Baker, il ne s’était jamais fait d’illusion. S’il n’en n’avait jamais parlé avec les autres c’était peut-être pour cette raison finalement, non seulement il ne se faisait aucune illusion sur lui-même mais pas plus sur les causes qui les avaient expédié au front. Mais peut-être que c’était des foutaises aussi, peut-être qu’il ne voulait pas en parler parce qu’il ne pouvait simplement pas. Comme avec son fils. Un truc qui bloquait. Comme avec sa femme. Qu’est-ce qu’il y avait chez lui qui déconnait comme ça ? Il repensa à ce que lui avait sorti le gamin, toi t’es pas un père t’es un cimetière. Oui, il avait raison, il portait ça en lui, la mort, les morts… et il portait ce deuil tous les jours depuis le 23 octobre 1983. Il se leva et replia le bipied sur lequel reposait le fusil. Il venait d’avoir une idée. Il allait écrire. Tout coucher sur papier et le donner à Corey. Par écrit peut-être que ça serait plus facile de s’expliquer. Peut-être que ça aiderait à se faire comprendre de lui, et même de soi. C’est ce qu’on disait sur l’écrit après tout, ça libérait. Debout sur la colline, il contemplait Baker la poitrine gonflée de sa nouvelle résolution. L’après-midi déclinait mollement dans une chaleur poisseuse, le vent ronflait dans les allées et les rues cuites, Kush et sa bande étaient vautrés sous le préau derrière la Ferme. Bières, joints, et palabres à propos du shérif qui était passé poser des questions à la vieille, et forcément de l’étranger et de l’incident du midi. La discussion tournait autour de ce qui s’était réellement passé, l’étranger avait-il, comme tout le monde le disait, mis ces deux types au tapis ou non, et les avis étaient partagés. Kush, qui avait fini par l’apercevoir la veille au soir, n’avait pas été très impressionné. Comme sa grand-mère disait, rien qu’un clochard de plus, et même pas spécialement gaulé. Alors ce qu’en disaient les potes qui l’avaient eux-mêmes entendu soi-disant de la bouche de témoin direct, il avait des doutes. Comme la moitié de la bande d’une jeunesse à la critique conspirationniste facile. D’autant que d’autres rumeurs, parlaient de bagarre générale, qu’en réalité un des clients aurait jeté le gars par la fenêtre, en tout cas c’était pas sûr que c’était un basané qui ai vraiment démoli ces autres basanés.

–       Dix dollars que c’est des conneries.

–       Tenu !

–       Nan ! c’est vrai c’est lui j’vous dis, même que l’autre avait un couteau et qu’il l’a désarmé en deux deux.

–       Arrête eh l’autre tu t’es cru dans Jason Bourne ou quoi ? Un mec avec un couteau ça se désarme pas comme ça, railla un des garçons. Les métèques ça sait pas ça ou alors l’a eu un coup de bol à la Sense, dit-il en faisant référence à une série télé.

L’un des gamins se prit la tête à deux mains et se mit à psalmodier en se référant à un des personnages de la série.

– Sun Bak sort de ce corps.

– Ah, ah, ah, ah !

–       Peut-être un graisseux qu’a fait l’armée, suggéra quelqu’un

–       C’est pas un graisseux, j’t’ais déjà dit ! Intervint Kush comme si son honneur était en jeu. La vieille elle veut pas de mexicain chez nous !

–       Ouais bin c’est quoi alors ?

–       Un canadien à ce qu’il parait, déclara un autre. C’est Jenny la caissière du Pig qui m’a dit.

Tout le monde convint qu’il n’avait pas l’air canadien.

–       Jenny elle raconte que des conneries ! Moi je dis si c’est pas un mexicain c’est un colombien ou un brésilien qui a fait l’armée ! Insista celui qui tenait à l’histoire officielle et à l’embellir à sa sauce.

Un gars qui rossait deux mecs armés c’est pas tous les jours qu’on voyait ça. A Baker les bagarres c’était souvent à coup de quelque chose de contendant mais personne ne savait se battre. Et ceux qui savaient, en général, évitaient. Ici comme partout les gens s’agressaient pour des raisons imbéciles, et comme partout ils le faisaient avec autant de peur, de lâcheté que de maladresse.

–       Arrête de raconter de la merde, intervint celui assis à côté de Kush, celui-là même qui harcelait Corey au lycée dès qu’il le voyait. Même qu’Olson lui a mit un pain et qu’il a rien fait.

–       C’est quoi cette histoire ? Intervint Kush.

–       C’est Henry qui me l’a dit, l’a tout vu.

–       C’est qui Henry ? Demanda un des garçons.

–       Un mec qui bosse à l’usine avec qui chuis en affaire, frima son copain. Raconte pas de la merde ce mec, jamais. Votre gars il a rien fait.

–       Et pourquoi il l’a frappé Olson ?

Il lui raconta ce qu’il savait. La petite Brown qui s’était embrouillé avec le beau-père, les mots, les gestes.

–       C’est une cinglé c’te fille, fit remarquer un des garçons

–       T’es sûr de ça ?

Kush avait du mal à y croire.

–       Mon pote y dit pas d’la merde, répéta l’autre, y’avait aussi Corey à ce qu’il a dit.

–       On a qu’à lui demander, suggéra quelqu’un.

–       Je l’ai vu sortir de chez lui tout à l’heure, dit son voisin. Faut qu’on l’trouve d’abord

–       Moi je sais où il est !, affirma un autre. On y va ? Demanda-t-il en regardant Kush comme s’il attendait l’ouverture de la chasse.

Il y a des mystères urgents à résoudre et d’autre moins, ce qui s’était réellement passé ce midi, appartenait d’autant à la première catégorie qu’il y avait dix dollars en jeu. La bande s’égailla, marchant comme des brutes sous le soleil, guidé par leur copain jusqu’au-delà du champ de maïs qui bornait le sud de Baker. Au loin on apercevait la prison dressée par-dessus les collines et borné par une rangée d’arbres, une maison fantômes dans une vieille série B. L’étranger regardait par la lucarne de son cachot sa liberté perdue. Les autres étaient dehors qui erraient depuis la rangée d’arbres. Pourris, tavelés de tâches sombres, les bouches béantes et noires pétrole. Dehors, comme s’ils n’osaient pas s’inviter dans sa cellule, qu’il était dans un sanctuaire. Le chien viendrait. Le chien venait toujours, où qu’il aille. Il serait là cette nuit à le fixer avec ses yeux de haine, de peur, à attendre, encore. Il avait pensé quelque fois à se tuer. Mais pour une raison ou une autre, peut-être parce qu’il avait prit l’habitude de survivre, il avait renoncé avant même de tenter quoique ce soit. La vie était toujours plus forte en lui, comme un refus de céder, de plier le genou plutôt que comme un goût particulier. Cette même rage finalement qui le tenait et l’avait poussé à se mêler de ce qui au fond ne le regardait pas. Qu’est-ce qu’il en savait si ces types n’allaient pas renoncer à la dernière minute ? Ou bien il aurait pu décider de ne rien voir, sortir à temps et laisser le monde se démerder sans lui. Non, la rage était toujours là, la rage ne le quittait jamais, comme ce chien invisible. Mais, après tout, elle était un peu née avec lui. L’étranger s’assit par terre et pensa à John. Il se serait bien moqué de lui aujourd’hui. John qui lui disait toujours qu’il était trop à cran, trop sérieux. Et lui qui lui répondait pas moins systématiquement qu’il n’était qu’un connard d’américain sans cervelle, un putain de Mickey Mouse. Et ça les faisait marrer l’un comme l’autre. Mais maintenant la rigolade était terminée, les choses sérieuses allaient commencer. Il le sentait. Et tôt ou tard ils viendraient. Ce shérif avec son petit doigt sur la couture n’avait pas la moindre idée de ce dans quoi il s’était fourré. Son poing vola dans le vide, suivit de son pied, latéral et maladroit, il manqua de tomber. Ils étaient deux, trois, quatre autour de lui, féroces, armés de coutelas, prêt à tuer. Corey bondit de côté pour éviter la pointe d’une lame et, saisissant le  poignet de son adversaire, le lui cassait d’une torsion. Il dansait dans le silo vide comme un ninja de série Z. Ca lui arrivait quelque fois, jouer comme quand il était gosse. Mimer ses héros, imaginer des bagarres, des fusillades, des situations à risque. Parfois ça l’aidait pour se souvenir de la position du corps dans telle situation, de la mémoire pour ses dessins, souvent c’était simplement parce que les cases de bédé n’étaient pas assez grandes pour contenir ses envies d’aventures. Que rien, et encore moins Baker ne suffisait à son imagination. Il s’inventait des rôles, des personnages, que parfois il couchait sur papier, et qu’il jouait pour lui, loin des regards. Dans sa chambre, ici, dans les collines. Son petit secret à lui, qu’il n’aurait jamais raconté à personne et certainement pas à Kate. C’était un truc de gamin, comme de pisser au lit ou d’avoir peur du noir, du moins le voyait-il comme ça, un petit vice un peu honteux de celui qui ne grandit pas assez vite, assez bien pour son goût. Aujourd’hui évidemment il était l’étranger, et dans sa peau il se sentait invincible. Parfois, pour ajouter à la scène, il faisait les bruits. Détonations, coups, meubles et vaisselles détruites. Manquait plus que la lumière, les effets pyrotechniques. Un de ses adversaires vola par-dessus sa tête dans un concert de verre brisé quand un peu de terre lui tomba sur les épaules. Sur le moment il ne fit pas attention, tout à son jeu, puis ce fut un caillou sur son crâne. Cette fois il s’immobilisa et regarda au-dessus de lui. Ils éclatèrent de rire. Quatre visages joufflus de gros garçons contant d’eux qui le regardaient depuis l’accès par lequel il était entré et dont il était immédiatement séparé par une longue échelle métallique.

–       Ohé Jacky Chan arrête de te battre y sont parti !

–       Oh l’autre c’est pas Jacky Chan lui c’est Jason Statham ! Ayaaaaa ! Tchac ! Ping, bang !

–       Ah, ah, ah ah !

Rouge comme une écrevisse Corey ne savait d’autant quoi pas répondre qu’en plus d’être mortifié il était coincé. Ils occupaient  la seule sortie valable, la porte en bas était condamnée.

–       Meuh non, beugla Kush, lui c’est pas Jason Staham, c’est Trouduc Statham !

–       Ahahaha, lui il leur pète pas la gueule, il leur pète à la gueule ! renchérit à côté de lui celui qu’on appelait Sonny.

–       Ahahahahah !

Ils avaient tous des prénoms à la con comme le sien, des prénoms de bagnoles et d’appareil électroménager, Sonny, Ford, Lee, Chrys avec un y comme dans Chrysler. Ils faisaient tous du sport mais branlaient rien en cours. Tous racistes, républicains parce que leurs veaux de parents l’étaient. Les mêmes qui avaient fait des bruits de rut et de singe quand Trump avait été élu. Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Pourquoi ils venaient l’emmerder, et comment ils savaient qu’il était là ? Cette cachette, croyait-il, personne ne la connaissait. D’ailleurs c’était lui qui avait déverrouillé l’accès là-haut.

–       Qu’est-ce que vous voulez !? cria-t-il par-dessus les rires.

–       Hey la tortue ninja tu sais que tu te bagarres où j’baise ! Railla le gros Toby, son Némésis. C’est pas poli d’marcher su’ lit des gens !

–       Aahahahaha !

Il réalisait son impuissance et soudain ça le terrifiait, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient de là où ils étaient, à commencé par l’enfermer, et lui tout de suite n’était qu’un pauvre connard impuissant à la merci de ces brutes. Qu’est-ce qu’il aurait fait l’étranger dans ces cas là, qu’est-ce qu’aurait fait Doc Carnaval ? L’astrophysicien masqué avait sa force et ses gadgets pour lui, il n’avait même pas une assez grande gueule pour leur fermer la leur, ni assez de cran pour en assumer les inévitables conséquences.

–       Ouais, ouais, c’est ça, vous voulez quoi merde !?

–       Eh dis donc parles poli si t’es pas joli la tortue ninja, gueula un autre,

Corey maudissait par avance la fin du Spring Break parce qu’il savait que pendant le mois suivant jusqu’à l’été il serait une putain de tortue ninja pour tout le lycée. Et il ne savait pas s’il saurait résister. Lui aussi, comme son père avait déjà pensé au suicide. Les coups de cutter sur ses bras étaient une façon de tergiverser parce qu’au fond la mort lui faisait plus peur qu’il ne l’aurait admis. Mais parfois, dans ces moments là, il aurait préféré être mort, avoir eu la force un jour de tout laisser tomber, même lui-même.

–       Eh la tortue ninja c’est vrai que le métèque il s’est battu avec Olson ?

–       Nan, il s’est pas battu, c’est Olson qui l’a tapé.

–       Et il a rien fait ?

–       Il a craché sur sa chemise.

–       Il a quoi ?

–       Il lui a craché dessus.

Un acte insensé à leurs yeux, il n’en doutait pas une minute, mais aux siens d’autant plus extraordinairement héroïque que ce midi il ne s’était pas contenté de cracher. Pourquoi il avait fait ça d’ailleurs ? Pourquoi il était venu au secours de Kate ? Il avait peut-être un truc avec les femmes en détresse, comme les héros des films.

–       Putain c’est tout ! Putain moi tu me colle un pain j’t’en met deux ! S’écria Kush.

–       Tu vois j’t’avais dit ! C’est pas lui c’midi, c’est une putain d’tapiole. C’est les routiers qu’on sorti les gus, renchéri Toby.

–       Non c’est lui ! S’exclama Corey du fond du silo.

–       Quoi que tu dis l’ninja ?

–       C’est lui ce midi qui les a tapés, j’étais là.

–       T’étais là ? S’étonna Kush dubitatif.

–       Oui ! J’ai vu quand le gars il a traversé la vitre, le shérif est arrivé juste après, c’était pas les routiers, c’était l’étranger.

–       Pfff, qu’est-ce que t’en sais t’étais pas à l’intérieur si ? Lança un des garçons qui pourtant avait jusqu’ici défendu la thèse officielle, mais puisque le chef…

–       Je le sais parce qu’il n’y avait pas de bagarre générale.

Toby le fixait avec amusement, soudain il éclata de rire comme s’il venait d’avoir une révélation particulièrement marrante.

–       Eh mais j’sais c’qui fout là ce con ! Y s’prend pour l’métèque ! Hein c’est ça l’ninja, tu te prends pour lui !?

Instinctivement Corey lui fit signe d’aller se faire foutre alors que les autres éclataient de rire. Le genre de signe qui avait le don de mettre en pétard l’intéressé, personne n’étant autorisé à lui tenir tête sans en payer les conséquences. Il allait descendre quand Kush lui dit un truc à l’oreille qui changea son air mauvais en sourire méchant.

–       Eh l’ninja, tu t’es déjà battu sous la pluie ?

Corey compris instinctivement avant même qu’il mette les mains à sa braguette. Il recula dans le fond, essayant de disparaitre dans la pénombre quand les premiers jets d’urine giclèrent sur lui accompagnés de rire gras.

–       Vas-y danse la tortue ninja ! Danse yeah !

–       Ahahahaha !

Ils pissaient aussi loin qu’ils pouvaient et Corey faisait ce qu’il pouvait pour les éviter, mais il avait peu d’espace et chaque fois qu’il sautait ou courait pour esquiver la pisse de l’un, la pisse de l’autre le suivait comme un tuyau d’arrosage cinglé. Puis quand les vessies furent vides, ils claquèrent la porte, la coincèrent avec un bout de bois et filèrent en riant. Trempé il tomba fesses contre terre et éclata en sanglot. Un long sanglot d’enfant qui n’en peu plus. De gamin abandonné, seul, humilié, comme un cri en cascade de larmes qui ne voulait plus s’arrêter jusqu’à ce que l’épuisement le prenne et qu’il s’endorme dans les flaques de pisse. A son réveil, la nuit était tombée et sa fraicheur se glissait jusqu’à l’intérieur affadissant l’odeur d’urine. Il grimpa l’échelle, las et triste, et tenta d’ouvrir la porte. Une fois, deux, puis en la secouant, avant de réaliser qu’il était enfermé à l’intérieur.

Le Principe Totalitaire

Cinquante degrés centigrade, des ombres violettes qui suivent le dessin arraché des murs en ruine, courent en bordant les ruelles défoncées, chargées de gravas, parsemés de cadavres, certain là depuis plusieurs jours, largement entamés par la charogne. La colère, la peur, l’odeur du sang vibrent dans l’air, dansent dans l’onde de chaleur qui trouble l’horizon. Les combattants sont tapis dans les ruines. Brelage, dix chargeurs, veste, pantalon et foulard noirs, AR15, AK47, PKM, M4, M16, M60, lance-grenade, RPG 17, Sig Sauer P226, 357 Magnum, Makarov, HKG4… etc, etc…. Dix jours qu’ils sont là, cernés par environs dix mille hommes. Dix mille contre huit cent, plus les drones, les AC130. Mais rien n’y fait. Au nord les russes, à l’ouest le Hezbollah et les syriens, à l’est les kurdes, au sud les irakiens, et la Coalition. Et personne ne s’entend. Les hommes ont faim, soif, ils craignent qu’on cherche à les affamer, leur commandant en chef, le cheik Ahmed ibn Husseini al Faransia voudrait tenter une percée du côté irakien mais pour le moment ils sont cloués au sol par un bombardement. Le sol tremble sous leurs pieds, les murs et les immeubles mâchonnés par le shrapnel et les projectiles grommellent, un épais nuage de poussière ocre s’étiole en s’engouffrant dans les rues. A une époque qui lui semble lointaine aujourd’hui, Al Faransia, le Français, s’appelait Rémy Ergelet, natif d’Orléans, converti à 17 ans, en route pour le jihad deux ans plus tard. Il se souvient de ses premières semaines, la tête collée contre la paroi du bunker. Comment on les avait prit en main en leur faisant égorger des animaux pour commencer. Pour les occidentaux en général c’était une épreuve. La plus part n’avait jamais tué quoi que ce soit à par leur ennuis à coup de Playstation, n’avait jamais vu du sang, un cadavre de près. Pas lui. Il tuait des chats, des chiens, depuis qu’il avait douze ou treize ans. Le plus marrant c’était d’attacher la queue de deux chats et les regarder s’écharper jusqu’à la mort. Aujourd’hui il ne tuait plus les chats, parfois un chien, mais jamais un chat, c’était haram, le chat c’était l’animal favori du Prophète. Il en avait même adopté un à une époque, mais il avait été tué dans un bombardement. Un de ses lieutenants s’approcha, les irakiens avaient reculé vers l’ancien souk, ils étaient en train de déplacer leur artillerie. Une erreur tactique, le souk était truffé d’IED comme disaient les américains, Improvised Explosive Device, tout le monde le savait, pourquoi ils faisaient ça, aucune idée mais il fallait en profiter. Il passa ses ordres, à une centaine de mètres de là ses hommes mirent en activité leur mortier de campagne. Un tube, un bipied, une plaque en acier, des obus de 40 mm russes. On tire autant que possible, deux, trois, quatre engins avant de se déplacer. Toutes les grenades ne fonctionnent pas, certaine éclate trop tôt ou pas du tout, tombant comme des œufs de Pâque avec des bruits d’acier en furie. Les autres claquent sèchement crachant leur shrapnel  en postillons mortels. A plat ventre dans les ruines, quatre étages au-dessus du sol, allongé sous une bâche poussiéreuse, crouteuse de tâches douteuses, l’épaule calée contre la crosse évidée de son vieux SDV Dragunov, Al Siyniu, comme les autres l’appellent dans cette section, abat tout ceux qui apparaissent dans sa lunette de précision. Il a les yeux bridés et noirs, les pommettes hautes et la peau cuivrée, d’où son surnom de Chinois, mais pour lui ce n’est pas un surnom c’est une insulte. Il ne dit rien parce que c’est le commandant qui a commencé à l’appeler comme ça mais il haï les chinois. Il les hait au point de regretter qu’il n’y en ai pas en face. Il s’appel Nurgul, il est natif du Xinjiang et chaque fois qu’il abat un homme il pense à un soldat chinois. Un de ceux qui sont rentré un jour chez lui pour tout saccager, battre ses parents et enlever sa sœur pour la violer. Son index ne quitte pas la détente, affleurant, patient. Dans la confusion des obus de mortier qui éclatent, il accroche tous ceux qui hésitent, fuient, paniquent, méthodiquement. C’est un des meilleurs de sa section. Dix jours, plus de quarante victimes. Trois Rafales passent dans le ciel en rugissant et balancent leurs bombes cent mètres trop tôt. Des immeubles éclatent en chapelet, le monde se trouble, gris-ocre, masquant le disque solaire dans des volutes noueuses à l’odeur de phosphore. Lourd parfum chimique qui s’engouffre dans les narines tendues et frémissantes de Cebrail, adossé contre un tas de ferraille qui a été un jour un 4×4 Toyota, son arme plaquée contre son torse osseux. Il sent le métal s’enfoncer entre ses côtes, il a l’estomac qui gargouille, la gorge sèche, le visage et le crâne enveloppé de noir, des lunettes de marine sur le nez, volé sur une de ses victimes. Sa main droite est emmaillotée dans un bandage de fortune, il s’est blessé bêtement durant la dernière manœuvre. Quand ils ont prit une première fois les irakiens à revers, les repoussant vers l’est. Depuis il a peur. Irrationnellement peur. Il y a longtemps qu’il n’avait pas connu cette sensation, depuis les cadets. Depuis l’époque où avec ses camarades ils se faisaient rudoyer, frapper, humilier par les sous-officiers de l’école. Une tradition, turc, syrien, russe, une épreuve de survie et d’endurance. Cebrail a déserté l’armée turque pour le Shâm quand Mossoul est tombé. Il est d’une famille fervente, il a toujours eu la foi chevillée, rejeté l’occident et ses perversions, mais aujourd’hui ça se lézarde comme les murs du bâtiment d’en face. Aussi irrationnellement qu’elle l’a saisi alors qu’il avait à peine sept ans, sa foi est en train de l’abandonner à cause d’une stupide coupure. Alors il s’accroche, il prie frénétiquement en fermant les yeux derrière ses verres pare-éclats, La Illah I Allah Mohamed Rasoul Allah, cinq fois. Mais dans le fond de sa tête, dans le fond de ses oreilles, il l’entend s’approcher et il est terrorisé. C’est comme un ronflement lointain. Un vague bruit de moteur qui semble partout et nulle part à la fois. Et dans la fureur des explosions, des tirs en rafale, on ne le perçoit que si l’on s’enferme en soi, si l’on arrive à se séparer du monde et de sa rage. Il vole à plus de deux mille mètres, long tube d’acier à tête camus avec de courtes ailes fines, télécommandé depuis le Golfe d’Aden. L’opérateur est un civil, assis derrière un écran 24 pouces, sur le pont inférieur d’un navire de guerre américain. La guerre en couleur et en stéréo, Wagner, la Walkyrie, qui beugle dans le centre d’opération. Derrière l’opérateur, un autre civil dans une tenue sport Ralf Lauren, pantalon crème, teeshirt mauve, visage bronzé et énergique, main dans les poches. A côté de lui un général deux étoiles, et le commandant du navire. Derrière eux des sous-officiers autorisés à assister à la démonstration. Sur le côté droit de l’écran des chiffres défilent, vitesse du vent, distance de la cible, altimètre, vitesse. Si quelqu’un depuis la terre pouvait le voir, il remarquerait qu’il est plus imposant qu’un drone Raptor, un peu plus long, un peu plus large, plus aérodynamique. Mille huit cent cinquante mètres de la cible, le vieux quartier, l’opérateur effleure la commande de lancement. La coque d’acier du drone se sépare avec les ailes, elle se déploie dans le ciel comme des copeaux de soleil, découvrant douze missiles à tête rouge resserrés autour d’une masse métallique noire. L’opérateur appuie sur une autre commande, les missiles se déploient alors que le corps amorce sa chute. Le volume musical baisse, l’autre civil fait l’article sur un ton détendu. Douze missiles à détection thermique, branchés sur la température du corps humain, indifférents au four dans lequel ils viennent de pénétrer, ils sifflent en se séparant, dessinant une fleur complexe et lumineuse dans le ciel saturé de poussière. L’un d’eux traverse comme une motte un des immeubles où s’est réfugié une dizaine de combattants, le missile éclate en plusieurs fois. Cinq explosions consécutives qui ravagent tout sur leur passage.

–       Chaque section du KM80 relâche en éclatant huit mines composées de dix huit billes de céramique sur un noyau de semtex. La tête, en revanche fonctionne par effet perforant. La température dégagée permet alors de faire éclater la cellule d’anthrax qui se trouve en son cœur.

–       De l’anthrax ? Ce n’est pas très bon pour les médias ça, fit remarquer le commandant.

–       Il s’agit d’une souche mutante que nous avons développée en collaboration avec Pentagone. Elle a un temps de vie de quarante-huit heures et son rayonnement est limité à une dizaine de mètres.

Le corps dénudé du drone s’enfonce dans la terre avec un bruit sourd, bloc d’acier noir noué d’articulations et de pistons, deux bras en surgissent, puis deux jambes qui prennent appui sur le sol déchiré pour dégager le reste du corps et la tête. Son reflet brille dans l’œil éteint de Nurgui. L’œil est posé sur un bord de fenêtre comme une offrande. Le reste est dégueulé en bouillie d’os et de viande sur deux mètres, truffé de millions d’aiguilles de céramique.

–       Et voici messieurs nôtre fierté, le ALAMO  « Vélociraptor » AA1.0

–       Alamo ? Fit un des sous-officiers derrière lui.

–       Air Land Autonomous Military Operator.

–       Autonome ? C’est un robot ? Demanda le général surpris.

–       Je préfère parler d’intelligence artificielle, le Alamo prend des décisions et choisis ses cibles en fonction de la stratégie qu’il aura déterminé.

–       Mais là c’est lui qui le fait fonctionner non ?

–       En effet, mais si pour une raison ou une autre nous souhaitons passer les commandes à la machine, il nous suffit de faire ceci…

Il lui montra l’opérateur qui ôtait sa main des commandes.

La machine se redressa comme si elle n’attendait que ce moment. Elle mesurait un peu plus de trois mètres avec une tête reptilienne, elle n’avait pas de queue mais sinon elle faisait bien penser à un dinosaure. Un dinosaure bardé de canons, de roquettes, de mitrailleuses de 20 millimètres rotatives. Les premiers à l’apercevoir s’enfuient en courant. Cela fait des années qu’ils se battent, ils ont prit cette ville à des forces bien supérieures en nombre et ils y résistent de la même manière, mais ça c’est trop. Ca c’est une machine du Sheïtan, une de ces choses comme on n’en voit que dans les films, ça c’est impossible. Tout en bondissant la machine braque ses rotatives d’épaule sur le groupe qui s’éparpille. Le tir est précis, au poil près, une poignée de seconde et ils ne sont plus que des morceaux dépiautés de barbaque arrosant la rue. Trois roquettes partent depuis son dos, décrivant une arabesque descendante jusqu’à environs trois cent mètres, liaison satellite, ce que le satellite voit il le voit. Les roquettes à fragmentation éclatent à l’intérieur d’un bloc d’immeuble où sont réfugiés des servants de mortier. Ca hurle de partout, ça mitraille aussi, par rafales longues, tir de suppression qui s’éparpille sur la carlingue sans dommage. Un homme surgit au coin d’une rue, l’épaule alourdie d’un lance-roquette. Il appuie sur la détente, le recul le rejette en arrière, l’engin file droit sur la créature mécanique qui lève le bras comme pour se protéger. La roquette éclate à mi chemin, foudroyée par le faisceau invisible d’un laser, les rotatives rentrent en route, poursuivant le combattant à travers le mur qu’elles dépècent.

–       Le squelette est en acier ?

–       Non, un nano polymère de notre fabrication, je suis désolé, je ne peux pas vous en dire plus.

–       Et pourquoi ?

–       Parce que je tiens à garder certain de mes brevets à l’abri des regards.

–       Hum, je comprends, dit le général qui n’a pourtant pas l’air d’apprécier.

La machine continue sa progression dans les rues décavées, bondit, court, parfois attrape même un combattant et l’écrase contre un mur. Les roquettes pleuvent de son dos, les mitrailleuses tirent sur tout ce qui bouge.

–       Quel autonomie pour les munitions ?

–       Ce que vous avez devant vous c’est l’équivalent d’une unité blindée, munitions comprises en basse intensité. Maintenant si vous permettez…

Il chuchote à l’oreille de l’opérateur qui se met à clapoter sur son clavier. Trois autres drones Alamo prennent leur envol. Et bientôt c’est l’enfer sur terre. Rémy Ergelet… Ce nom qu’il avait appris à détester. Ce nom plat, moche, de français plat, pâle et moche, de mécréant. Il se souvient comment il a embrassé la cause avec fierté, ce qu’il avait ressentit dans le bus en passant la frontière turque. L’appel de l’aventure, le mystère, le danger et enfin le paradis, le pays saint, le Shâm, immense, majestueux, qui tout de suite pour lui s’était soldé par une solide amitié avec les irakiens. Il était dur et féroce comme eux, il était intelligent et avait assez de charisme pour se faire obéir. Rémy Ergelet, il a disparu depuis longtemps celui-là, à dix-sept ans il avait changé de nom, ses parents avaient fait un scandale, voulu l’emmener chez le psy, et avant qu’ils alertent la police il avait fugué chez un ami, un autre converti comme lui. Mort depuis. Il en avait vingt-quatre aujourd’hui et pourtant ce vieux nom rebondissait dans son crâne à mesure qu’il toussait et crachait du sang, de la bile, tout le contenu de son estomac et de son nez. L’ogive a éclaté juste l’étage au-dessus du bunker. Le toit de celui-ci s’est fendu comme un œuf sur le trottoir, les spores d’anthrax son en train de tuer tout le monde. Rémy Ergelet… D’abord Cebrail a été paralysé, les cuisses tremblantes, incapable de se lever, assourdi par la fureur qui se déchainait autour de lui, et puis au-delà de la peur, au-delà de la terreur, il y a la panique pure et simple. La panique instinctive, celle du rat, du cafard. Les machines avancent dans les rues et il se terre sous un bloc de béton effondré, il s’enfonce au plus profond de cette faille sombre, chaude, ramasse ses jambes sur lui-même et attend. Il a perdu ses lunettes, déchirés son foulard, il serre son arme contre lui comme un enfant. Il a arrêté de prier. Il crie sans crier. La bouche béante, la gorge crispée, mais aucun son ne sort alors que dans son esprit il hurle. Peu à peu les détonations se font éparses, les tirs sporadiques, peu à peu les machines reprennent possession de la ville suivit des forces de la coalition et des seigneurs de la guerre irakien. Les russes et les syriens qui ont compris qu’ils sont en train de se faire déborder, bombardent au nord pour essayer d’empêcher tout replis, tandis que deux colonnes de chars foncent occuper le terrain tant que c’est possible. La fin de l’après-midi se couche sur le quartier en ombres profondes et fraiches, Cebrail entend des soldats irakiens passer, ils rigolent, ils parlent de ces drôles de machine à nettoyer, comme ils disent. La panique, la peur, a disparu avec le sommeil qui l’a subitement prit. Il ne sait pas combien de temps il a dormi mais dehors la lumière est ocre et la poussière est retombée. Ils doivent être tous morts, se dit-il, et il est au beau milieu de ses ennemis, sans eau, sans nourriture, avec quoi ? Quatre chargeurs pleins et trois grenades ? Il sait qu’il n’a aucune chance, même pas d’approcher l’ennemi et de se faire sauter avec, d’ailleurs il n’y pense même pas. Il veut juste quitter cet enfer, cette ruine qui pue la charogne sur des hectares. Il attend que les soldats s’éloignent et commence à se dégager.

 

Il est dehors sur le pont supérieur du navire de guerre, il téléphone en fumant une cigarette. Sa petite fille à l’autre bout du fil qui fait des caprices pour avaler ses céréales matinales. Entre deux jérémiades elle lui demande quand est-ce qu’il rentre. Il répond bientôt ma chérie, bientôt, et il pense à ce qui l’attend demain et les prochains jours, un voyage à Istanbul pour rencontrer des acheteurs russes, puis retour à New York pour la conférence de presse, une escale à Washington, rencontrer le secrétaire d’état, et enfin Indian Creek, Floride où il vit dans une splendide maison au cœur d’un jardin de plusieurs hectares avec sa femme et ses deux enfants. Il a quarante cinq ans, wonder boy de l’armement, diplômé du MIT, cybernétique et informatique, il a lancé sa boite en mettant au point un système de guidage révolutionnaire, démultiplié sa fortune en déclinant ses brevets militaires en applications civiles. Il vient de déposer un brevet pour le premier nano drone de l’histoire, pas plus gros qu’un moustique. Un marché multimilliardaire, son entreprise annonce un taux de croissance chinois, presque 8% par an. Certain le qualifie de génie du mal, son quotient intellectuel avoisine les 185, sa secrétaire, elle, l’admire presque comme un dieu. Elle se tient à quelques mètres, pendues au téléphone, regardant le crépuscule par-dessus le bastingage, la poudrée d’étoiles qui éclabousse les limites cramés de l’horizon. Blonde, les cheveux serrés en chignon, le visage agréable et énergique, mince comme un fil, moulée dans un tailleur noire, chaussée de tennis blanches, elle passe ses instructions aux opérateurs chargés de récupérer les quatre Alamo. Des contractants d’Academi ex Black Water avec qui son entreprise travaille régulièrement. Elle entend son patron rire, elle lève les yeux, admire son sourire, solaire, franc, carré.

 

Ahmed ibn Husseini al Faransia n’a plus vraiment mal. Il a la nausée. Ou quelque chose qui y ressemble. La nausée mais plus rien dans l’estomac, et la tête qui lui tourne. Il a arrêté de se vider. Il sent à peine sa gorge, son thorax, l’impression d’avoir gonflé. Il se soulève péniblement, tâte son larynx, c’est mou et enflé en même temps. Il a les bras qui tremblent, il regarde alentours, ses yeux voilés. Il aperçoit des silhouettes autour de lui. Certaine bouge encore. Il essaye de se rappeler de ce qui s’est passé mais c’est le brouillard, comme devant ses yeux laiteux. Il sent quelque chose bouger dans sa bouche, il fourre ses doigts à l’intérieur et en sort un gros cafard bien gras avec une dent. Il grimace et jette le tout par-dessus son épaule. Puis il pousse un grognement qui se termine dans gargouillis écoeurant et se lève en titubant. Il ne sent pas le froid qui s’est emparé de la nuit mais parfaitement l’odeur entêtante de mort et de produit chimique autour de lui. Et il distingue les sons également. Le bruit des pas au loin, le craquèlement des branches dans le feu, le cliquetis des brelages, des armes, le sifflement léger du vent, putride. Il a soif, très soif, mais surtout il a faim, affreusement faim. Il n’a quasiment rien avalé depuis quatre jours, alors il commence à mettre un pied devant l’autre en suivant l’odeur de la viande fraiche. Derrière lui d’autres silhouettes se lèvent. Cebrail trottine entre les ruines du souk. Il sait que c’est dangereux par là mais il n’a pas le choix. Les russes ont coupé la route du nord, les kurdes occupent le centre ville et il vient de passer derrière les forces de la coalition qui patrouillent un peu partout. La nuit est étoilée, la lune est haute, il se dirige tant bien que mal à la lueur blafarde du ciel. Il essaye de ne pas penser à ce qu’il a vu aujourd’hui, aux machines, seulement à ses pas, à sa destination, aux pièges qui pourraient croisés son chemin. A la frontière. Il voulait retourner chez lui. Quitter le Shâm, revoir ses parents, ses sœurs, son frère.  Il veut se mettre en accord avec Dieu aussi, faire le pèlerinage, Dieu l’a protégé, Dieu a posé sur lui sa main bienveillante, son heure n’est pas venu a-t-Il dit. Soudain il s’immobilise, il a entendu un bruit suspect dans les ruines qui se dressent devant lui. Des grognements peut-être ou des paroles. Il se baisse brusquement, attend en tendant l’oreille, son fusil en position de tir. Maintenant on dirait comme quelque chose qui mastique, piétine… Des chiens sauvages ? Des chiens sauvages occupés à dépouiller les cadavres ? il a prit l’habitude de s’en méfier, ces chiens sont dangereux, imprévisibles, souvent rendus fous par la guerre. Il patiente en écoutant les bruits horribles.

 

Dans un laboratoire militaire de l’Arkansas un virologue refait ses équations, le nez sur son spectrogramme. Il y a quelque chose qui ne va pas dans les calculs qu’on lui a demandé de vérifier. Quelque chose qui s’observe dans les boites pétri de l’autre côté de la vitre blindée. Quelque chose qui ne peut normalement pas se produire, comme un défi à la vie elle-même. C’est à la fois fascinant, extraordinaire et terrifiant. Mais apparemment si, c’est possible. Alors il repense à ses premières années quand il hésitait encore entre la biologie et la mécanique quantique. L’infiniment petit l’a toujours fasciné. Il se souvient du Principe Totalitaire de Gell-Mann, « tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire » ce principe qui veut que ce qui n’enfreint pas les lois physiques peut et doit se produire, comme une particule avec une masse imaginaire. Comme un tachyon, cette particule supposée qui dépasserait la vitesse de la lumière, ce qui est en théorie impossible. Il pense aussi à cette réalité quantique qu’une particule n’est tangible, existante qu’à l’instant où on l’observe. Comme si la réalité n’était rien de plus que le fruit de nos pensées. Une fabrication. Une fabrication qui peut varier, muter, qu’est-ce qui a provoqué au fond la mutation qu’il observe ? Un accident moléculaire, une protéine en trop ? Ou le désir puéril et inconscient des hommes ?

 

Cebrail marche à pas comptés dans les ruines, son fusil prêt à faire feu. Il essaye d’apercevoir les chiens. Au lieu de ça il aperçoit le sommet d’une tête et les reflets roux d’une barbe. La silhouette est penchée sur quelque chose, un corps apparemment, et elle mastique. Un frisson de peur parcoure son dos, il braque son fusil dans sa direction et s’approche encore un peu. Il aperçoit quelque chose pendre au poignet de l’homme à barbe rousse, un chapelet de perles vertes, il manque de crier de surprise et de joie. C’est son commandant, al Faransia, il regarde autour de lui, personne, il commence à s’approcher en appelant son chef d’une voix étouffée. Soudainement ce dernier braque son visage vers lui, à demi éclairé par la lune, alors Cebrail a un choc. Ses yeux. Ses yeux sont voilés, éteints, c’est les yeux d’un mort. D’un mort avec le crâne ouvert et une grimace affreuse qui lui tord le visage sur un alignement de dents à demi arrachées et barbouillées de sang. Ce n’est pas, plus al Faransia qu’il a devant lui, c’est autre chose, et cette chose n’existe pas plus dans leur monde que les robots n’y avaient leur place jusqu’à cette après-midi. Cette chose c’est le diable, c’est l’enfer qui ouvre ses portes. Il sait maintenant que Dieu l’a abandonné, qu’il ne reverra jamais son pays. Il hurle.