30 septembre

Elle avait dégaboulé dans sa vie comme un missile blanc acide dans un étui noir-nuit, comme un crochet de boucher dans une gorge, un vas-y que je t’attrape sur le bord d’une route côtière quelque part en Bretagne mais presque, Loire-Atlantique. Ça s’était passé par une nuit chaude et plate d’un été ennuyeux comme un vieux bubble gum fondu sur fond d’adolescence avec les parents. Sa vie adulte, sa sexualité à venir, tout présent froid sur ce bord de route et il ne le savait pas. Elle avait dégobillé ses fantômes, sa trouille, comme un attrape couillon, et il avait eu peur. Sans la voir, sans savoir, c’est la première impression qui lui avait fait, quelque chose d’extrêmement nocif qui lui avait filé la trouille. A 17 piges la trouille ça excite. Une biche dans une petite combi blanche à dentelle sèche, posée près d’une lampe à gaz grosse comme sa tête qui s’appelait E. Elle avait déboulé dans sa vie par effraction comme un été dans un cimetière avec la fumée de la viande qui brûle dans le zénith d’un soleil blanc cramé, comme une mauvaise nouvelle dans un emballage rose, un bonbon au poison. Et presque tout de suite il l’avait su, mais à 17 piges le poison ça excite. Et puis d’abord qu’est-ce qu’elle foutait là à cette heure toute seule, les gonzesses ça faisait pas ça normalement, enfin pas toutes seules avec une grosse lampe pour bien qu’on la voit. Elle avait peur dans sa tente, il avait avisé le camping en face. Ça sentait la chaussette d’ici, les shorts Lycra mauve, la pétanque et le Pastis. Il imaginait volontiers un psychopathe se cacher là-dedans, derrière sa télé Jean-Pierre Pernod, bien sous tous rapports, français avec les papiers et un petit cri au fond de sa caboche qui lui ordonnait de scier en deux les enfants merveilleux. Ça se tenait sa trouille, ça lui filait aussi la trouille ces réunions de gens bien normaux dans des caravanes carrées. Comme les supermarchés, ça aussi ça lui filait des angoisses, ou d’entendre la télé brailler dans le vide à quatre heures du matin chez un autre. Un truc lugubre. Elle avait un corps de garçon avec les hanches presque droites et une poitrine plate, des cheveux bouclés court sur sa nuque longue et souple. C’était la fille du coupeur de joint qui se donnait là avec sa petite bouche fine rose qui se tordait comme une danse quand elle n’était pas contente ou qu’un fantôme la contrariait. Une lolita de l’enfer, on aurait dû l’appeler Lilith. Ils parlèrent toute la nuit, c’était la meuf de sa vie, ses dix-sept piges en étaient sûrs, il ne savait pas à quel point. Il ne savait pas comment il le regretterait aussi qu’elle le devienne. Tatouée dans la viande de son cœur la fille. A la fin de la nuit ils s’embrassaient, officiellement ensemble, attirés comme des aimants ou presque. Elle était à la DDASS à mi-temps, on l’avait foutue là en espérant peut-être que quelqu’un l’attrape, seize ans, toute seule, la DDASS quoi… Pour lui bien sûr, qui sortait d’un quartier rupin, ça ne voulait rien dire, il ne la situait pas, ne l’envisageait pas, ne perspectivait pas la dimension dans laquelle elle manœuvrait. Ce désespoir, cet abandon, sa noirceur. Et pendant deux semaines, dans un été doré presque couché sur l’automne, ça avait été à l’amour-vache. Deux gosses qui n’arrivaient pas à se séparer et qui s’engueulaient comme des frères, enfin surtout elle, lui il supportait. Il l’aimait, comme un veau, du moins croyait-il que c’était comme ça qu’il fallait aimer. Et moins il répondait à ses assauts, plus elle s’emportait… naturellement… l’amour au tison. Il faut dire que c’était une aristocrate, un engin, une boîte de dynamite intelligente comme un singe avec un radar dans le crâne. Rien ni personne ne lui échappait, ne respectait pas le moindre code. Elle s’habillait comme une Rom, kiffait les cimetières, Thiéfaine et Janis Joplin, imitait les pigeons, se moquait des touristes en roucoulant comme eux, les attrapait parfois, avec son chapeau, et les touristes la regardaient sans comprendre. En roue libre l’artiste sans art. Comment ne pas être retourné à son âge ? La lolita de l’enfer, et puis il y avait son cul. Il y aurait tant à dire sur ce cul de seize ans… qu’il était haut perché sur deux jambes interminables et cambré offert pour la concupiscence la plus torride, qu’il vous chatouillait d’autant le regard qu’elle ne portait jamais rien en dessous. Jeune fille sans culotte et sans pudeur au ventre rond avec ce cul nègre qui lui faisait doing et boing dans le cœur et le pantalon. Intouchable et lisible, elle ne prenait pas la pilule, pour la baiser faudrait attendre la veille des règles. C’était chaud à regarder, à admirer, on avait des envies de rut furieux rien qu’à la voir marcher devant soi dans son pantalon moulant vert velours. Lui, tout ce qu’il avait connu avant c’était deux maîtresses, l’une avec laquelle il n’avait rien compris, une autre dans laquelle il s’était aimablement ennuyé. Une routarde et une bourgeoise de son milieu. Mais là c’était autre chose, c’était de la bombe bébé, un missile, un avion de chasse sexuel, ça exsudait jusque dans son ventre, et quand il la prit finalement, même pas comme il faut, il était si excité qu’il jouit presque aussitôt. Et ce fut la fin de l’été, leur première et dernière fois, il devait rentrer, retrouver la maudite école, les darons, tout le schmilblick qu’il détestait tant déjà.

Pendant trois mois il ne se passa plus rien. C’était l’année du Bac, la plus importante selon la liturgie scolaire, adulte, et lui n’y était déjà plus dans ce milieu de merde. Dans l’école où il étouffait à petit feu. Il avait déjà voulu en partir quatre ans plus tôt mais ses parents avaient des ambitions pour lui, Science Po, ces choses-là….les autres, les élèves autour de lui, rêvaient tous en bleu blanc rouge. Saint Cyr, l’armée, les avions de chasse, les troupes d’élite, ou comme leurs parents, Science Po encore… l’élite de la nation quoi… Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de l’élite, on l’appelait l’anarchiste à l’école. Sans grande raison d’ailleurs, mais il s’était plié au rôle. Toujours vêtu de noir, toujours en révolte. Et soudain elle l’avait appelé. C’est E. je ne t’ai pas appelé parce que j’ai eu très peur. Trois mois sans ses règles, un bébé ? Même pas, la biologie intime qui faisait des siennes. Alors la smala avait recommencé, comme un feu d’artifice. Une histoire de baise torride, de passion à coups de pain dans l’âme, un crachat, un rejet de salive et de sperme, un antagonisme de deux êtres déchirés, pas à leur place et qui en crevaient ensemble. La liberté pour eux, le reste pour les autres. E. était chaude comme la braise, étroite, le cul offert, en chienne, et il la prenait d’assaut à ne plus en pouvoir. Elle appelait ça des gros câlins, gros il l’était bien. C’était sa princesse sauvage, son ticket pour la liberté, son aller simple vers l’enfer, l’amour-vache, encore et toujours. Elle vivait dans un quartier quand elle n’était pas en foyer, chez sa grand-mère avec son frère d’un an plus jeune qu’elle. Ils étaient quatre, tous avec des noms en E. tous faits à un an d’intervalle, des parents monomaniaques. Le daron on savait pas trop où il était fou alcoolique en fugue, la daronne vivait à Rennes avec le beau-père, elle à Nantes, famille éclatée. C’était elle et les éducateurs du foyer qui s’étaient moqués d’elle en premier, lui avait expliqué de quel beau quartier il venait, elle la prolote fréquentait du bourgeois, quelle honte. Elle n’avait jamais calculé jusqu’ici, mais dès qu’elle avait su, ça avait été sa danse. Même son physique elle le trouvait bourgeois quand elle ne l’aimait pas, et puis ils se rabibochaient dans les draps et c’était bon comme du sirop brûlant, comme le baume derrière la gifle en pleine gueule, la glace au chocolat derrière les larmes. A coup de reins il calmait son agressivité, il n’y avait que là-dedans, quand il était en elle, derrière son cul fabuleux, quand il regardait sa petite bouche s’entre-ouvrir sur deux belles incisives, dressé dans son ventre rond d’enfant, qu’elle était enfin en paix, presque douce. Et puis tout repartait à zéro, elle oubliait la baise et le poursuivait pour tous ses malheurs à elle. Lui reprochait sa naissance, de ne pas être un homme, ne pas être celui de ses rêves, c’est-à-dire un beau salaud bien mâle. Et elle n’en n’avait connu qu’un seul avant lui. Il lui avait pris sa virginité et un peu de son cœur aussi. Un camé, un junkie, qui se la jouait voyou à la grande âme. Un âne, un jour il le verrait en personne, son héros, et ça serait pas bien beau. Leur relation, dans le crâne, dans le cœur, et même géographiquement était un constant aller-retour dans la gueule. Chaque fois qu’il allait la voir, perchée dans son quartier, au pied de son foyer, le week-end, quand on la laissait s’échapper, c’était un tout autre monde que le sien qu’il découvrait. La démerde, la manche, le shit, la nuit, les musiques de pas tout le monde, la DDASS, la vie de prolo, la « fracture sociale » comme ils disaient pas encore à la télé. Oh bien sûr il connaissait déjà le shit par exemple, et le reste il l’avait survolé depuis son nid roux de petit bourge sans relief, mais là avec elle il avait les deux pieds dedans, et c’était plus pareil. Fallait qu’il compose la plupart du temps, fasse semblant, et elle détestait ça, qu’il fasse semblant, que n’importe qui fasse semblant, la prenne pour une bille… alors elle lui fonçait dedans, et il encaissait, jusqu’à ce qu’elle demande son comptant de queue et que ça la calme. C’était pas qu’elle était nympho ou quoi, chaude comme la braise, affolée du boule comme d’autres qu’il connaîtrait plus tard qu’elle avait seize, bientôt dix-sept ans et lui maintenant dix-huit. A cet âge-là on est toujours avec le ventre en folie. Et il la baisait parfois si fort, il avait tant besoin lui-même de défouler la frustration qu’elle lui inspirait qui lui arrivait de lui faire mal avec sa bite. Ça serait la seule. Les autres encaisseraient en n’en redemandant, ou pas, les culs ça varie, on ne sait jamais…. D’une femme à l’autre, toujours différent, on est un bon partenaire ou une catastrophe. Avec elle il n’y avait pas de commentaires, pas de petit cri énamouré, pas d’halètement savant, elle ne ferait jamais semblant même pas pour rire… son plaisir on lisait sur son visage en extase, ailleurs, quand il lui léchait le con par exemple. Il adorait ça, son con. Le faire reluire avec la langue. C’était un buccal, il s’occupait bien d’elle avant de la prendre d’assaut. Et la caresser aussi. Son long corps de garçon-fille, caresser ses jambes interminables, la masser, ses mains chaudes remontant vers son torse, comme une vague amoureuse, à la rendre braise. Jusqu’à ce qu’il ait craché, que toute la pièce sente le cul, que ça embaume jusque dans les draps et qu’elle ouvre la fenêtre avec de nouveau reproche pour cette odeur de foutre et de cyprine mélangés.

Quand ils n’étaient pas ensemble ils s’écrivaient, de longues lettres comme on n’en écrit plus. C’était une époque sans électronique, sans réseaux anti sociaux, sans SMS et crétins l’œil vissé sur leur tablette. Une ère vierge. Alors il y avait le papier, et son intelligence cinglante y faisait fureur. Elle aurait pu devenir écrivain, elle en avait la niaque, le verbe haut, elle savait sans savoir lire entre les lignes. Et elle le lisait, le disséquait, chaque fois qu’il caguait dans sa propre semoule des mots qui n’étaient pas sincère. Parce que lui aussi savait écrire, mais pas toujours droit, et droit c’était la seule direction qui l’intéressait elle. Un jour elle l’avait défié d’écrire une lettre de cinquante pages, il n’avait su quoi dire, elle l’avait remarqué, il s’était pris une taule. « Et pour les réclamations c’est le treize » va te faire foutre mon ami si t’es pas sincère avec moi. Alors qu’il n’était que ça, et fasciné par elle aussi. Sa façon de traverser la route de sa démarche hautaine et arrogante, comme un Moïse traversant la Mer Rouge qui envoyait se faire foutre les automobilistes, écrase-moi si tu l’oses. Sa manière de remplir sa boîte à clope un jour de manche, repérer ceux qui lui diraient oui à tous les coups. De regarder le monde, de le cultiver de tant de choses qu’il ne connaissait pas, comme la Ballade des Pendus, de Villon, qu’elle vénérait depuis que son camé l’y avait initiée. Frères humains qui après nous vivez n’ayez contre nous les cœurs endurcis, Dieu en aura plus tôt de vous merci… Alors pour son anniversaire, avec ses moyens à lui, il lui avait offert une édition numérotée qui lui avait couté un œil, et dont il avait marqué la page de garde de son sang, comme un serment, parce qu’à dix-huit ans on a le romantisme noir. En réalité, très vite il avait fatigué de ses orages à elle, de cette vie infernale qu’elle lui faisait vivre avant le lit, mais il voulait l’aimer parce que personne ne l’aimait. Il voulait comme si la volonté y pouvait quelque chose. Elle l’aspirait, son désir, sa folie douce, ses excentricités, son arrogance. Au foyer justement, un foyer pour jeune délinquant alors qu’elle ne l’était pas (les juges pour enfants quoi….) on le lui disait qu’elle était dingue, et ça la terrorisait. Elle ne voulait pas finir comme sa sœur aînée, en H.P, et puis elle ne l’était pas, juste une enfant sauvage, élevée sans parents véritables, à la merci de la bêtise des pseudopodes qui lui avaient servi de géniteurs, et de toute la connerie que peut dispenser un éducateur de la DDASS… une bien épaisse, il allait s’en apercevoir. Cette façon qu’ils avaient eu de moquer ses propres origines sociales, lui instiller qu’elle fréquentait du bourgeois, de l’orienter vers un Bac sans avenir, de réduire son intelligence à une forme de folie, ces imbéciles faisaient tout pour la miner de l’intérieur, mais, il le verrait un jour, sa mère était pire.

Leurs retrouvailles se passaient surtout le week-end. Il touchait de l’argent de poche, plus rarement c’était elle, alors ils se voyaient à Nantes ou bien à Paris, le reste du temps, l’un et l’autre subissaient. Le monde que les adultes avaient construit pour eux. Il étudiait dans une école privée, pour gens de son rang, l’élite de la nation donc. Et l’élite passait beaucoup de temps à se défoncer. Cocaïne, haschich, parfois de l’héro, en intraveineuse ou dans le pif. Avec déjà des aspirants à la célébrité qui faisaient la une de leur petit milieu en mettant à sac Chez Castel, se prenant pour des situationnistes, le Caca’s Club ça s’appelait. Il détestait. Il détestait cette bourgeoisie ennuyeuse dans laquelle ses parents gravitaient. Détestait ses camarades calqués sur les ambitions de leurs parents… vomissait toutes leurs prétentions, et ne pensait qu’à elle en fumant des spliffs dès le petit matin pour être bien certain de foirer ses études dans les grandes largeurs. Son meilleur pote était un skinhead, pas que ses idées le passionnaient, il en était même à l’opposé qu’il était vrai, cash, sans concession et qu’à l’école il était la tête brûlée dont tout le monde avait peur. Alors que lui était au contraire la tête brûlée dont on se moquait parce qu’il ne s’habillait pas chez Church et Mulberry’s. Mais personne ne savait la passion qu’il vivait. C’était un amour adulte dans un corps d’adolescent, un truc de trentenaire chaud comme la tempête dont il ne parlait jamais. Pourquoi le faire ? Qui aurait compris qu’il était déjà plus adulte qu’ils ne le seraient jamais ? Que sa tête brûlée justement l’entrainait vers des territoires qui resteraient toujours vierges pour eux, des inconnues de roman, des passions adaptées au cinéma, pour les faire rêver dans leur sucre à eux. D’ailleurs il ne s’en rendait même pas compte lui-même. Pour lui E. était la norme, même si cette norme puait la dynamite et le foutre. Le chaos, la nuit, la folie, l’ivresse, le cul. La folie. Un soir, qu’ils étaient seuls dans le grand appartement de ses parents ils avaient mangé du shit ensemble. L’effet était plus fort à ce qu’il avait déjà expérimenté, violemment plus fort. Plongé dans du café, même si le lait c’était mieux, avec beaucoup de sucre pour virer l’amertume, et le cran de manger tout le dépôt. Elle avait fait une crise d’angoisse, un bad trip comme ils disent, passant la nuit à vouloir traverser le miroir de sa chambre, ou bien était-ce au figuré ? Toute la nuit il l’avait cajolée, raisonnée, effrayé à l’idée qu’elle passe vraiment de l’autre côté d’une manière ou d’une autre. Effrayé par sa terreur de basculer dans la folie. Mais aucune voix ne soufflait jamais dans sa tête, aucune idée ne prenait jamais chair, c’était son humeur qui changeait dans un constant flip flap de saumon remontant son courant à elle. Celui qui la conduisait vers sa mère dont elle croyait avoir si désespérément besoin, et qui allait la détruire. Bout par bout. Trop vive, trop intelligente, trop sexuelle. Pour tous. Née sous la latitude du Cheval de Feu disaient les chinois, qui tuaient dans l’antique ces enfants-là. Cheval de Feu, il n’y pas de hasard, ou alors il fait bien semblant. Et elle le savait, c’est elle qui le lui avait appris, et elle s’en amusait parce qu’elle les défiait. Tous, la vie tout entière, dix-sept ans quoi… et plus, tout ce qu’elle était au-delà de son seul âge. En somme ils étaient l’un comme l’autre nés malades de ce monde, et ils n’arrivaient pas à s’y résoudre. Pour elle il aurait probablement donné sa vie, pour lui, elle n’aurait rien donné, mais elle donnerait au-delà de ses désirs les plus sombres. Elle aimait les cimetières donc. En attendant leur monde allait de l’avant, dans ce perpétuel déchirement et il ne foutait plus rien à l’école. Il se défonçait le matin en écoutant les Sex Pistols, Thiéfaine, Janis Joplin, Beethoven… Et puis fonçait sur sa petite bécane, un casque taggé sur la tête. Le A d’anarchie, une main dessinée le majeur dressé sur l’arrière du crâne, Express Thyself, sex, drug and Rock’n roll, ces trucs-là… comme un para du Vietnam lâché dans la jungle d’une adolescence sans manuel. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre ? Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de ce monde déjà racoleur ? De rentrer à Science Po ? De devenir quelqu’un ? L’élite de la nation, toujours… qu’est-ce qu’il en avait à foutre ? Plus rien, il se laissait absorber par sa relation tumultueuse et plus rien d’autre ne comptait. En mai il annonçait officiellement à ses parents qu’il arrêtait d’aller à l’école, il avait dix-huit ans, il était libre de sa décision. Ils tentèrent bien de le dissuader mais il en avait marre, ras le cul, plein la caboche de tout ce cirque. Il réviserait pour le bac, mais pour le reste, oubliez. D’ailleurs c’était une possibilité qu’offrait l’école dans lesquels ils l’avaient fourré en pensant à leur propre bien, alors pourquoi pas. Et bien sûr il ne révisa rien. Il rata son Bac de six points en ayant rien foutu de toute son année, belle performance. Le jour de l’épreuve de philo il avait fumé un énorme spliff avec un inconnu en pensant que ça lui donnerait l’inspiration. Mauvaise idée, il avait eu trois. Et puis étaient arrivées les vacances. Il avait touché dix mille d’un accident, il consacrerait l’argent à faire un tour de France avec elle. D’abord à Nantes chez elle pour le mois de juillet, et puis août, à Rennes d’abord, car sa mère allait bientôt la récupérer pour de bon, fini le foyer, Saint Girons, un petit village landais où il avait passé une partie de son enfance et où ses parents avaient une maison qu’ils partageaient avec sa tante. Et enfin Rennes les bains, près de Carcassonne, un autre petit village où elle avait perdu sa virginité, et en quelque sorte quitté l’enfance. C’est là que se rendait régulièrement son camé, Norbert, chercher comme tant d’autres le trésor de l’abbé Saunière, le mythique. Encore des trucs qui n’avait jamais atteint sa stratosphère, les trésors et leurs chasseurs, les mystères ésotériques et les cintrés qui couraient après, mais peu importe, puisqu’il l’aimait, puisque c’était officiellement fini entre eux, il voulait lui laisser la chance de le revoir une dernière fois. Voir s’il serait au rendez-vous informel qu’il lui avait donné peut-être un jour de promesse. Et ainsi soit-il ils s’en allèrent bras dessus bras dessous, avec sa petite valise écossaise à elle rejoindre son quartier. A ce moment-là les halls étaient pas encore occupés par la génération des loups-garous, des affamés qui pétaient leur shit bitumé en masse, pas de dealers et les gens se parlaient, inter communauté, les nègres avec les blanches, les arabes pas qu’entre eux, enfin pas comme maintenant quoi… Le quartier était coincé entre un supermarché zonard et un hôtel à formule pour VRP et psychopathe en stand-by. C’était ça son paysage du week-end, c’est là qu’ils passèrent leur premier mois d’été, dans la canicule de leur propre histoire d’amour fou furieux, leur histoire de cul rageux, chez sa grand-mère, avec son jeune frère. Ils se ressemblaient physiquement, ils avaient le même genre d’intelligence aussi, mais lui son truc c’était de draguer les vieux, les attirer dans les caves pour mieux les dépouiller. Seize ans, l’enfance sauvage à tous les étages.

– On va se baigner ?

– Où ça ?

– A l’hôtel, il y a une piscine.

– On a le droit ?

Elle s’agaça, il avait peur de mal faire, toujours, peur de ce qu’on dirait, peur de se faire gauler par les autres, les adultes ou prétendus tels, mais il comprenait vite qu’avec elle les interdits c’était pour les autres. Ils y allèrent la nuit, avec deux gars qu’ils avaient rencontrés de l’avant-veille. Des loulous du quartier… il avait trop peur qu’ils lui piquent aussi…. E. était comme ça, elle mettait vite dans la balance son cul, c’était pas tout ce qu’elle avait mais il l’avait déjà vue le menacer avec aux vacances de Pâques. Fais-moi mal qu’elle lui avait dit au lit, mais il n’avait pas pu, c’était pas son truc, il ne savait même pas comment s’y prendre, alors elle lui avait expliqué que son impuissance, bin il pouvait se la foutre au cul, elle irait voir ailleurs. C’était des menaces en l’air, elle n’aurait jamais fait ça parce qu’en vérité elle voulait juste qu’il ait mal pour elle, à sa place, qu’il souffre un peu… ce bourgeois…

L’été était caniculaire, et la piscine un rectangle bleu fluo bien trop tentant pour ne pas s’y laisser aller. Comme toujours elle se jeta dedans torse nu, les soutiens-gorges ? Pour les autres encore, puisqu’elle n’avait pas de seins. Les deux autres n’en pouvaient plus de la voir nager à demi nue, s’ils avaient su quel genre de tempête elle était… probable qu’ils n’auraient pas résisté longtemps, se seraient faits renverser par ce bolide. Lui était pudique, il avait emporté un maillot, il se jeta dans le bleu sans trop réfléchir, sans se demander si un gardien psychopathe n’allait pas débarquer pour les chasser, tandis que les autres restaient sur le bord, à regarder ces deux furieux profiter de la fraicheur. La piscine était rangée derrière une haie d’arbres, à l’abri des regards, réservée aux clients naturellement mais c’était trop bon pour qu’ils y renoncent, et puis naturellement le réceptionniste de nuit se pointa.

– Qu’est-ce que vous foutez là !? Barrez-vous ou j’appelle la police !

Les ploufs l’avaient probablement réveillé, ils s’enfuirent en rigolant comme une volée de moineaux carnivores.

Un autre jeu c’était de se rendre dans le supermarché et se servir sur place. Ouvrir les sacs de bonbons, déballer les plaques de chocolat, croquer dedans, s’en fourrer plein la bouche et ressortir les joues pleines.

– Au revoir m’chieur, bonne après-midi !

Le vigile les regardait partir, impuissant, faute d’avoir pu les coincer entre les rayons et à nouveau ils disparaissaient pour s’égayer direction Place du Commerce où toute la zone et la non zone de Nantes se retrouvaient dans un grand melting pot informel. C’est là qu’elle avait appris à attraper les pigeons, et la manche aussi. Là qu’ils s’ennuyaient à deux quand ils n’avaient rien à faire, et accessoirement qu’il avait rencontré Monique, sa mère. C’était une grosse bonne femme toujours vêtue de noir avec un regard oblique et une bouche en coin, éternelle étudiante de quarante passés qui avait repris la fac parce qu’elle se prenait pour une sommité en plein de choses. Une paumée qui se donnait des airs et régnait sur ses quatre enfants comme la vilaine princesse dans Blanche Neige. Un poison qui l’avait déjà catalogué sans le connaître, toujours ses putains d’origine. Il n’était qu’une petite chose, un détail dans la vie de sa fille qu’elle pouvait ignorer, balayer, comme un rien, et E. enfin, à ses côtés, était quelqu’un d’autre, calme, presque soumise, complètement hypnotisée par l’anaconda. Le jour du tribunal, le jour où on la lui avait rendue, il avait immortalisé cet instant en la mitraillant avec son nouvel appareil, offert pour ses dix-huit ans, un Nikon de baroudeur qu’il emmenait partout. E. avait un visage grave, comme absent, quelque chose se bouleversait dans son existence, elle quittait enfin le foyer et sa grand-mère, retrouvait sa mère en espérant sans y croire que sa vie allait s’embellir, et déjà il savait. Il aurait voulu lui dire, l’avertir, mais quoi faire ? Comment lui expliquer qu’il la sentait comme un trou noir qui allait absorber son soleil, une vipère galbée de saindoux, un boudin noir cannibale, alors qu’il ne se faisait même pas confiance lui-même ? Et d’ailleurs quoi faire ? A l’instant du tribunal E. l’avait oublié, il n’existait plus en tant qu’homme ou même partenaire parce qu’elle était enfin redevenue la jeune fille qu’elle aurait dû être, sage, posée, une bonne petite fille en somme… Et lui ne comprenait évidemment pas pourquoi puisqu’il ne connaissait pas ce monde de l’intérieur, puisqu’il ne savait pas ce que c’était qu’un foyer pour délinquants à la DDASS, la violence. Puisqu’il n’avait jamais vécu abandonné au pied des tours coincé entre un Formule 1 et un Intermarché, que sa putain de vie n’était que beaux restaurants et gens chics. Luxe, calme et volupté. Et tant pis si sa propre mère était également une perverse narcissique comme disent les psys, si son père l’ignorait, si son frère le jalousait maladivement, si sous le joli verni de sa classe croupissaient d’autres cadavres, il ne le voyait pas, il ne se situait pas non plus, trop jeune pour comprendre, pour se faire confiance. Pour capter que sa propre colère venait d’une autre forme de violence, qu’elle n’était pas due qu’à ce fameux âge de la révolte qui ne semblait même pas effleurer les élèves de son école. Tant pis oui. La vie rêvée des bourgeois, mon cul oui !

Le cul justement, heureusement il y avait ça. Le cul. Ils étaient libres au lit, dans leur impudeur, libres et sauvages, et ils se donnaient pleinement l’un à l’autre, charnel l’un comme l’autre, chaud brûlant de leurs hormones mis au feu de l’été. Elle ouvrait sa chatte et il s’y plongeait avec délice, il la limait dans toutes les positions, sans science, sans fioriture, mais déjà sensuel, caressant, la prenant comme une femme et pas calqué sur les obligations pornographiques, les schémas préconisés de la géographie érotique contemporaine. Des pornos il ne connaissait d’ailleurs pas grand-chose à part quelques trucs des années soixante-dix. Et si ça lui avait remué le sang, il n’en n’avait pas retenu une leçon. Ils baisaient point c’est tout avec leurs dents, comme si c’était une question de survie. Et ça en était une sûrement.

Elle était couchée sur lui, les cuisses écartées, appuyant son bassin contre sa vessie, offerte et incurvée comme un roseau, ses mains la caressaient, le torse, son clito vibrionnant et rouge comme une cerise de juin. Il allait en elle lentement, à son rythme, sans chercher l’orgasme, sa queue à l’étroit, chaude, arc boutée qui tapait doucement contre la paroi de son vagin. Les draps déroulés, et le soleil qui leur crachait dessus à travers la vitre de la chambre quand soudain la grand-mère entra sans frapper. Elle referma aussitôt en poussant un petit oh de surprise. C’était une petite vieille insignifiante, totalement dépassée par ses petits-enfants et la vie tout entière sans doute. Fille mère comme on disait dans les années soixante, elle avait élevé sa fille seule, on disait que cette dernière était en réalité le produit d’un viol. Ils se désemboitèrent aussitôt, l’excitation tombée d’un coup, le mal était fait.

– T’as vu, je t’avais dit que c’était une perverse, commenta E. avec humeur.

– Elle fait chier, elle aurait pu frapper.

– Une perverse je te dis, elle venait voir.

– Tu crois ?

– Mais oui.

Il avait tant de mal à voir le monde comme il était qu’il avait du mal à la croire. Elle s’était trompée, avait oublié, mais comment peut-on oublier quand deux adolescents amoureux sont dans une chambre ? Qu’est-ce qu’elle pensait trouver sinon du cul le plus cru ? Avec le temps et l’âge il verrait les choses autrement mais là, c’était trop. C’était juste E. qui noircissait tout voilà.

– Ça sent le cul, dit-elle avec reproche en ouvrant la fenêtre.

Il s’essuya la bite dans les draps et se releva, ils baiseraient un autre jour.

– Tu viens, on prend notre douche ensemble.

– J’ai envie d’un bain et que tu me laves.

– D’accord, je prendrais ma douche après en ce cas.

Ils se réfugièrent dans la salle de bain qu’ils fermèrent à clef cette fois et il la lava comme promis. C’était doux et intime, elle fumait, lui passait de temps à autre la clope comme une mort lente dans cette salle de bain pleine de vapeur d’eau chaude, le carrelage rose sur sa peau ivoire, leur conversation sans suite, elle voulait qu’il lui lime les ongles aussi, la traite en princesse, alors il les lui lima, mais il n’avait jamais fait ça, les tailla en biseau comme des sabres coupants, des griffes, t’es nul lui dit-elle, c’est pas comme ça qu’il faut faire, elle lui débarrassa les mains, le prince charmant congédié d’un coup sec… La grand-mère termina le boulot docilement puis fit le manger tandis que son frère revenait dont ne sait où avec son air de faune mariole. On la sentait bien dépassée la pauvre vieille par ces deux piranhas, n’importe qui l’aurait été, et lui essayait de faire le charmant avec elle, pendant que les autres mettaient la table, et ça marchait pas. Elle lui répondait à peine la vieille, n’osait pas le regarder dans les yeux, depuis qu’il la connaissait c’était comme ça. Elevée dans l’humiliation de sa classe sociale, épuisée à baisser le regard devant le propre, le nantis, l’éduqué, comme il l’était. C’était un gars de pas chez nous, ça se voyait, il vivait parait-il dans un quartier de riche, c’est la petite qui lui avait dit. Encore et toujours, mais il ne s’en rendait pas encore compte. Pour lui c’était même des trucs qui n’existaient pas, ce regard étroit du prolo devant son air intelligent, cultivé, ça se pouvait pas d’être comme ça. Il savait maintenant qu’on pouvait lui en vouloir pour ses origines sociales, il ne savait pas encore qu’on pouvait même le haïr pour ne pas avoir quitté l’école à quatorze ans, comme en vérité il aurait voulu le faire. Ni qu’on puisse avoir été éduqué à le craindre en réalité. Parce que c’était ça au fond, elle craignait ce qu’il représentait, même si ça ne voulait strictement rien dire pour lui ni même, en vérité pour E. Elle était bien trop intelligente pour ça, c’était juste une lame de plus pour lui, sa façon à elle de le tourmenter comme son jouet. Son pauvre jouet, son horrible jouet, qui plus il l’aimait mal, plus il lui rappelait combien, le seul véritable amour dont elle avait réellement besoin, l’amour de ses parents, lui manquait. Comme une pente, un gouffre, un vide, un trou dans le cœur.

Finalement la fin juillet arriva comme un boulet de guerre, écrasant et toujours plus chaud, on aurait pu faire cuir des œufs sur de la taule de bagnole. Sa mère vint les chercher pour les conduire jusqu’à Rennes où comme par enchantement il se mit à pleuvoir des cataractes de flotte, un tombereau si violent que la 4L flottait sur la chaussé. Elle rangea la caisse sur le bas-côté et attendit que l’orage qui couvait depuis un long mois se lasse. Puis il y eu le grand appartement noir où ils vivaient avec le beau-père. Un type filiforme avec des petites lunettes à monture d’acier de prof qu’’il était, avec un pull jacquard, un visage maussade et mutique parce qu’il n’aimait guère E. son arrogance toujours et qu’il ne l’aimait pas plus lui, l’éternel possédant. Petit être sec, étriqué dans son pseudo intellect, insecte, phasme qui ne les regardait même pas, ne parlait pas, laissant toute la place à la grosse Monique dans sa robe noire comme son pire cauchemar. E. prenait des médicaments pour « son bien », les éducateurs y avaient veillé par l’intermédiaire d’un psy, c’était vrai, important ou non, Monique sorti son Vidal et fit sa scientifique, ça elle n’en avait pas besoin voyons, elle, elle savait mieux. Mieux qu’un médecin… Ils mangèrent des nouilles et du poulet avec un verre d’eau, E. ne parlait presque pas, obéissante, et un peu effarée aussi, c’était donc ça qui l’attendait ? L’atmosphère méphitique de cet appartement à demi plongé dans le noir, et le mépris affiché de sa mère pour lui, pour ce qu’il disait. Les moyens aussi, il avait dix mille, elle aurait deux cent et ça suffirait bien. Mais comment feraient-ils toute cette balade, ça voulait dire qu’il devrait tout supporter avec sa seule bourse ? Oui bourgeois ça voulait dire ça, et pour le voyage il y avait allo-stop voyons, une association d’automobilistes pour les voyageurs à petit prix. Ils n’avaient jamais envisagé les choses comme ça et surtout pas de dépenser tout son argent, mais puisqu’il en était ainsi, ils s’adapteraient. Ils avaient l’habitude après tout, s’adapter à leur monde de merde. Dans la nuit sa vessie le travailla, putain d’envie de pisser au milieu de l’angoisse que lui inspirait cet endroit, ces gens. C’était même plus qu’une angoisse, c’était une peur, une terreur, comme s’il sentait la mort rôder. La même peur qui l’avait sonné la nuit de leur rencontre et le paralysa au lit, en plein sommeil, jusqu’à ce qu’il se vide sous lui. Au matin il ne sut lui expliquer cette peur irrationnelle qu’il l’avait crocheté jusque sous la couche de sommeil et d’orage, mais à dix-huit ans pisser au lit, la honte. Que dire à E. ?

Elle était furieuse.

– Tu te rends compte ? On va dire quoi à ma mère, que t’as pissé au lit ? Et pourquoi d’abord t’as pissé au lit ?

Comment lui expliquer cette terreur irrationnelle lui qui ne comprenait même pas comment elle faisait pour deviner les gens si facilement ? Lui qui à nouveau ne faisait pas confiance à ses instincts.

– J’ai fait un cauchemar, je sais pas…

– Un cauchemar qui fait pisser au lit ça n’existe pas.

– Bah la preuve que si hein !

– Et on va faire comment avec le matelas ?

Il regarda le petit lit de camp qu’on lui avait aménagé, l’auréole noire qui avait rongé la mousse, les draps bleus souillés d’urine, quel désastre, comment on allait planquer ça ? Il n’en avait aucune idée. Exaspérée elle s’empara des draps et alla les planquer dans le panier à linge de la salle de bain, pendant qu’il retournait le matelas, traumatisé, honteux. Il n’était pas un homme, il pissait encore au lit. Finalement ils s’en allèrent à la faveur de la fameuse association d’automobilistes. Deux amoureux sur les routes, dans leur liberté, enfin. Un été fou. A tout point de vue.

La première étape, avant Saint Girons Plage, Landes, était le camping devant lequel ils s’étaient rencontrés   La tente de la DDASS, louée à l’année, où bien entendu ils n’avaient aucun droit d’être, mais elle savait qu’il n’y avait personne si tôt dans le mois, alors pourquoi pas… un petit enfant dans le dos à ces fils de pute, ça se refusait pas, hein ? Profiter du système, comme ils disent… alors qu’il use et abuse de vous le fameux système, mais tant pis…. Faut pas profiter de lui ; c’est mal. Merde à ça ! La tente était bien vide, ils s’y installèrent. Mais pas pour longtemps seul. Un jour qu’ils rentraient de la plage, ils trouvèrent un garçon, expédié lui aussi là par le foyer, toujours seul, sans éducateur, livré à lui-même. Elle lui monta un bateau, on ne restait que quelques jours de toute façon.

Ils dormaient donc à trois dans la tente, mais comment faire quand on avait tout le temps envie de s’aimer ? Elle portait un pyjama de bébé en éponge rose pâle avec un zip dans le dos, il défit le zip le plus discrètement possible et glissa ses mains à l’intérieur. Elle adorait ça, sentir ses mains chaudes courir le long de son torse adolescent, puis savamment, glisser sur sa chatte bouclé tandis qu’ils se frottaient l’un contre l’autre. Bientôt elle sorti son cul de la glissière et s’offrait à lui en cuillère. Il l’attrapa par les hanches et commença à la pénétrer lentement, en retenant son souffle pour que l’autre ne se réveille pas. Il était à quelques centimètres d’eux, ronflant comme le gros garçon qu’il était. C’était bon parce que c’était interdit, dangereux, qu’ils pouvaient se faire prendre. Excitant comme une roulette russe avec du cul dedans. Il regardait la ligne de son dos, sa queue qui allait et venait, il en avait l’eau à la bouche tellement c’était délicieux, et elle s’offrait, pleine et entière, tout aussi excitée par le danger. Mais sans doute était-ce ça qui les excitait plus que tout puisqu’ils avaient cet âge, jouer avec le feu si près qu’on peut presque sentir la brûlure de la vie. Le sel de leur liberté à eux. S’aimer partout, quand ils voulaient, au-delà des conventions. Et puis ça intervenait quelques jours après l’épisode de la douche. Une énième dispute, une énième réconciliation, elle voulait des caresses, il voulait de la baise. Il l’avait presque prise de force sous la chaleur sensuelle de la douche, en pleine nuit, alors que tout le monde dormait. Elle s’était laissée faire mais n’avait pas aimé et lui avait lancé comme un reproche, une promesse, tu ne me toucheras plus. Mais cette fois c’était elle qui était venue le chercher, elle qui avait blotti son cul contre lui en demandant qu’il pose ses mains chaudes sur sa peau. Alors c’était encore meilleur, la baise de la réconciliation, dans ces conditions. Au matin elle asticota le garçon, il n’avait rien entendu pendant la nuit ? Rien ne l’avait dérangé ? L’autre était un garçon frustre, il n’aurait pas beaucoup pu mentir face à elle qui devinait tout.

– Non pourquoi ?

– Je sais pas, on a entendu des bruits, répondit-elle espiègle, pas toi ?

– Bah non.

Ça les amusa de savoir qu’ils avaient baisé sous son nez et qu’il ne s’en était pas aperçu, marrant comme de voler dans les supermarchés au nez et à la barbe du vigile. Mais il était temps de foutre le camp, il arrivait parfois que les éducateurs se pointent pour voir si le pauvre ado laissé seul là s’en sortait ou non. Ils appelèrent allo-stop. Ils tombèrent sur un sociopathe. Le type ne disait rien, trois cent bornes ou presque en silence pour se retrouver au mauvais endroit. Pas de GPS à cette époque, juste la bonne parole d’un con qui ne savait pas lire une carte, planté au milieu de la Gironde alors que le soleil tombait, à cent cinquante kilomètres de leur destination. Le sociopathe voulait rien savoir, lui il avait encore de la route, tant pis pour eux. Il eut envie de bouffer de l’homme pendant un moment. Puis finalement ils furent pris en stop à la sauvage et arrivèrent à leur destination au milieu de la nuit. Le village de son enfance avait changé, il y avait une vaste cafétéria à l’entrée maintenant, un truc pour humanoïde mangeur de produits industriels dans une chouette ambiance post moderne. Deux ans auparavant il avait perdu son pucelage ici, rencontré la vie, travaillé dans la restauration, connu son premier orage amoureux. En somme tous les deux avaient décidé de revenir sur les pas de la mort de leur enfance, quand ils étaient encore heureux dans ce monde. Mais tout avait disparu naturellement. Le petit restaurant de plage où il avait travaillé, balayé par le monstre en face avec ses poutres métalliques, ses vitres fumées et son enseigne au néon qui gueulait jusqu’aux étoiles. Ça lui fit comme un coup de déprime, comme si quelqu’un s’était amusé à ravager ses souvenirs d’enfance pour y foutre un supermarché. Ils allèrent à la maison, choisirent la chambre avec le plus grand lit, la chambre d’ami et s’y fourrèrent pour dormir comme des sonneurs, épuisés par leur voyage, et heureux d’être enfin là.

E. était libre, Max… et elle voulait un peu faire chier le monde avec cette liberté aussi, croyant sans doute que le monde supporterait ça longtemps. Elle était libre et lui voulait le devenir. Alors elle veut bronzer à poil derrière la maison ? Pas de problème et merde au voisin. Intégrale, la chatte à l’air, dix-huit ans, bandante comme un fantasme, le corps enduit d’huile solaire, déjà dorée, une belle chatte, triangulaire, et noire, bien fournie, la voisine était hystérique. Son mari, ses gosses rouges apoplectiques. La bonne famille de français, avec les bobs et tout, short en Lycra et tongs, enfin c’était comme ça qu’étaient sapés la bonne femme et les gosses, alors on comprend le mari qui n’en pouvait plus de baver. Et son thon à côté qui pouvait plus faire concurrence… ça dura deux jours comme ça jusqu’à ce qu’elle craque et pique sa crise, il allait lui dire deux mots à la grognasse ou… ou on sait pas. Le mec débarqua en hurlant, au bord de l’émeute… ça se pouvait pas cette liberté-là ! C’est quoi cette fille d’abord !? Parce qu’il voyait bien qu’elle ne faisait rien pour aguicher le monde qu’elle n’en avait en réalité rien à foutre. E. bien entendu lui tint tête, et qu’est-ce que tu peux faire contre une belle fille à poil quand t’es juste un pauvre gars que sa femme a envoyé au jus, lui mettre une pèche ? Non c’est sur lui que ça risquait de tomber, surtout que ses parent possédaient cette maison, ça se saurait le scandale, serait obligé de partir… enfin c’est comme ça qu’il finit par la raisonner tout en calmant le mec… c’était bon, elle allait mettre un maillot. Tu parles, elle alla à la plage… en maillot.

– Il me plait bien lui, j’aurais bien fait un gros câlin avec lui.

– Tu veux que j’aille le chercher ?

– Tu ferais ça ?

– Pourquoi pas ?

Il était saoul, ça lui avait semblé une idée audacieusement amoureuse, il aurait vraiment fait n’importe quoi pour elle, donc. Un bal de 15 août dans son petit village, ils avaient rencontré un punk et son pote, un grand type baraqué, le genre qu’aimait E. parce que punk avec un air de beau voyou, tout ce qu’il n’était pas. Ils avaient bu et dansé ensemble, et puis les avaient invités à dormir dans la grande maison qu’ils avaient pour eux seuls. Il se leva comme par défi et alla dans la chambre de son enfance, avec deux petits lits. C’est là qu’il avait dormi avec son cousin pendant des années d’été doré, grandi aussi, il se souvenait encore des immenses casse-croutes de ses quatorze ans, qu’il clapait au lit tout en dévorant un livre, cet époque d’insouciance, qu’est-ce qui s’était passé depuis ? Il avait été trahi, voilà ce qui s’était passé, par sa mère essentiellement, par celle qui l’avait élevé puisque lui n’était jamais là même quand il l’était. Il s’était rendu compte que le monde adulte n’était pas cette idylle auquel il avait cru toute son enfance, que sous la couche de respectabilité se cachaient des vices. On avait fouillé son courrier, fait du chantage affectif, on l’avait manipulé, s’était mêlé de sa vie intime, privée. Non les « grands » ne l’étaient pas. Et maintenant il était là à essayer de faire son chemin dans ce monde sans code, devant ce punk qui ronflait déjà.

– Eh… réveille-toi.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Elle te plait ma copine ?

– Euh… pourquoi ?

– Parce que toi tu lui plais… tu veux venir ?

– Bah ouais, carrément !

Ils baisèrent en buvant de la vinasse qu’ils avaient rapporté du bal, si on peut appeler ça baiser, la grosse main du type occupait toute la place, sur sa chatte à la doigter, pas partageur pour deux sous. Bientôt il fût saoul comme une vache à ne plus pouvoir lutter contre cette brute qui monta sa petite sans se soucier de rien. Un morceau de viande pour lui sans doute, doré à souhait.

– Alors c’était comment ?

– Il m’a fait un gros, gros câlin, dit-elle enthousiaste.

Elle était heureuse, amoureuse qu’il ait osé faire ça pour elle, elle le voulait en elle, tout de suite, dans sa petite robe noire qu’elle portait si souvent et qui lui allait si bien. Il remarqua l’écoulement qui sortait de sa chatte mais ne dit rien, après tout c’était peut-être normal. Ils allaient bientôt s’apercevoir que non, le mec leur avait filé sa chaude-pisse. C’est dégueulasse et un peu douloureux une bléno, ça les interdisait de cul pendant un moment aussi, il se fit examiner par un médecin du côté de Bordeaux, alors qu’ils étaient en route vers la dernière étape de leur voyage. Le mec qui les conduisit était un camionneur fumeur de pétard, cette fois ils n’étaient pas passés par allo-stop, terminée l’expérience alternative, d’ailleurs ils devaient économiser. Un type sympa qui avait l’œil qui frisait sur elle, il avait un peu la nausée à cause des médocs contre la bléno, ils causèrent pendant qu’elle dormait dans la couchette à l’arrière. D’où ils venaient, ce qu’ils allaient faire, le mec discutait pour se tenir éveillé, et lui pour pouvoir tirer sur ses spliffs insignifiants. Il les lâcha devant les remparts rouges de la cité du moyen-âge, trois cent bornes d’une traite, un cowboy de la route, puis ils tracèrent jusqu’à Rennes les Bains. Ancienne station thermale plantée au milieu des montagnes, le village n’accueillait plus pour l’essentiel que des vieux rhumatisants et des cintrés chercheurs de trésor, faute à l’abbé Saunière du village d’à côté, Rennes le Château. Riche du jour au lendemain, il avait fait entièrement rénover son église suscitant toutes sortes de questions jusqu’après sa mort. Les délires allaient bon train, trésor caché des Cathares ou bien carrément Saint Graal, tout le monde dans le camping, ils allaient s’en apercevoir, n’était là que pour ça. Le tout dans un climat général de suspicion comme seul les conspirationistes savent les créer, la parano à plein régime. On les regarda s’installer avec des yeux de traviole. Mais au fond peu importe les raisons, la folie rôdait partout dans les têtes et ils basculèrent à leur tour dedans sans même s’en rendre compte. Ça se pointa par la raison économique. Le camping réclamait trois cent par jour, ils avaient déjà dépensé beaucoup en voyage et frais divers, ses deux cent à elle étaient depuis longtemps disparus et ses dix mille avaient fondu comme neige au soleil parce qu’ils ne s’étaient pas spécialement privés. Entre temps ils avaient fait connaissance avec deux explorateurs qui vivaient près d’un petit lac, dans une caverne parfaitement propre au sol couvert de sable. Alors à leur départ ils avaient installé à leur tour leurs affaires dans la caverne, située en contrebas d’une route de montagne. Chaque fois qu’ils voulaient aller au village faire leurs courses, ils devaient se taper une montée abrupte, mais ils avaient la forme et en voulaient l’un et l’autre, alors ce n’était pas le plus grand des problèmes. Enfin il y avait eu l’affaire de ses cheveux. Il voulait qu’elle les lui coupe, elle fit n’importe quoi, ne sachant s’y prendre, sur un coup de tête il lui dit de tout raser. Son crâne rapidement cuit par le soleil, son front se mit à avancer sous l’effet de l’œdème. Il ressemblait à Frankenstein sans les cicatrices et tout le monde les regardait un peu plus de travers. Le môme au crâne ras et au front lourd et la gamine à l’insolence affichée, ça ne plaisait d’autant pas que personne parmi les vacanciers ou les villageois ne les avaient jamais vus dans la région, et ambiance parano oblige…

Accessoirement il était plus rationnel qu’elle. Elle n’avait jamais vécu ça que derrière le filtre de ses parents, deux cinglés eux-mêmes, persuadés comme la plupart de cette espèce d’avoir la science infuse sur toutes les institutions. Elle n’avait jamais, pas plus que lui d’ailleurs, été confrontée à la folie collective, aux soupçons, à ce qu’au fond le monde adulte leur avait toujours caché, eux deux les enfants sauvages de leur monde cloîtré. Il était plus rationnel qu’elle et il jugeait derrière le masque de son regard, sans rien dire, ces deux types dans leur caverne comme tous les chasseurs de Saint Graal, des fous, gentils ou non, ce n’était pas la question. Alors il aurait pu lui dire sans doute, mais au lieu de ça il se laissa entrainer ignorant que la folie a une forme contagieuse, qu’à force de répétition on finit par croire tous les mensonges, tous les mythes, que l’empathie n’aide pas à discerner. Et en somme ils en avaient beaucoup, même si finalement ils ne se faisaient pas plus confiance l’un que l’autre, trompés par la duperie adulte, ils sentaient les autres. Et ces autres-là, les gens du camping, les deux mecs de la caverne, le fait même de faire du camping sauvage dans une caverne, rien de tout ça n’était normal, comme ils l’auraient voulu, comme ils s’y attendaient. Ou bien est-ce que ça avait commencé quand il avait pissé au lit ? Quand est-ce que ce voyage avait commencé à partir en couille ?

A ce tableau ne manquait plus qu’une chose, un élément déclencheur pour tout foutre en l’air, Norbert. C’était un type anguleux avec une mauvaise peau et un sale air galeux, à se demander comment elle avait pu en tomber amoureuse. Il débarqua un soir avec sa copine et ses frères, inquiets. Il sortait d’un cloître où on l’avait désintoxiqué momentanément. Une énième cure, mais cette fois c’était la bonne, il l’avait juré à sa nouvelle femme, une blondasse décolorée punkette qu’on imaginait volontiers ex toxico elle-même. Il n’avait rien dit mais il s’en était méfié tout de suite, ces deux-là n’allaient pas tarder à leur apporter un tas d’emmerdes. Mais il avait promis. Promis à sa reine qu’il lui offrirait de revoir une dernière fois son premier amour, et peu importe les risque que ça comprenait pour lui-même, il l’aimait jusqu’au sacrifice.

Norbert racontait toutes sortes de choses, qu’il était copain avec de grands bandits mais qu’il avait rencontré la foi chez les moines. Il était un autre homme, érudit par la bibliothèque du cloître, il savait beaucoup de choses sur cette région et ses trésors cachés. Car oui il y en avait plusieurs selon lui, à commencer par celui des Cathares. Bref il pédalait dans sa semoule en hypnotisant un auditoire acquis. Les deux filles, et lui qui n’osait remettre tout ça en doute.

– T’as déjà pris du Trangsène ?

– Non c’est quoi ?

– Un médoc, avec de l’alcool c’est une tuerie, ça te déchire grave, tu veux essayer ?

Il hésita en regardant la dragée rose, Trangsène 50, un missile pour une cervelle pas pourrie par la came ou l’épilepsie. L’autre souffrait des deux. Mais si c’était fort et ça faisait bien délirer, pourquoi pas. .. Ça monta comme une flèche, l’écrasant de sommeil d’un coup comme un marteau, puis on essaya de le réveiller parce que le café de la place allait fermer et qu’ils iraient dormir avec eux dans la caverne, ils n’étaient que de passage. Mais comment le réveiller, il était totalement sonné par le médoc, ils y parvinrent tout de même et il partit en live, hurlant, marchant n’importe comment, comment osait-on le réveiller au milieu de sa nuit. La nuit, c’était ça qu’il avait dans la tête, une éclipse totale dont il n’avait aucune envie de sortir, dont il était incapable de sortir. E. ne l’avait jamais vu dans cet état, ça la fit flipper. Son amoureux d’habitude si raisonné, si prudent en tout, trop prudent, avait déjanté, comment était-ce possible ? Le lendemain elle l’engueula évidemment, sa manière à elle de marquer la frousse qu’il lui avait filée, il se senti honteux et désolé une nouvelle fois, lui-même ne comprenait pas ce qui s’était passé, comme si avaler un neuroleptique quand on était atteint d’aucun mal pouvait être sans conséquence. Les deux autres dormaient l’un contre l’autre, roulés en boule dans leur sac de couchage au fond de la caverne. Elle les réveilla tandis qu’il préparait le feu pour le petit déjeuner.

– Il t’est arrivé quoi hier ?

– Je sais pas c’est le machin que tu m’as filé.

– Tu nous as fait peur, tu délirais complètement.

– Je suis désolé.

– Tu te souviens de rien ?

Non de quasiment rien et il se sentait au banc des accusés. Etait-ce possible de perdre le contrôle à ce point, lui qui détestait ça, qui même fin saoul était encore capable de réfléchir droit simplement parce qu’il n’aimait pas les paroles d’ivrogne ? Apparemment oui, il pouvait être faible, faillir, ne plus être le mec toujours parfait qu’il essayait d’être pour elle, comme de pisser au lit par exemple, ou chopper stupidement une chaude-pisse. Après le petit déjeuner ils décidèrent d’aller se baigner, l’eau était glacée, il préféra rester sur la berge à les regarder s’amuser entre eux, il se sentait exclu. Exclu par la séance d’hier, par ce Norbert et ses deux gonzesses, l’officielle, et l’autre qui essayait de se rapprocher. Ce mec avait passé les vingt-cinq ans et il avait fait sauter le pucelage d’une gamine de seize ans à l’époque, comment elle ne pouvait pas voir qu’il y avait un truc de pas normal à ça. Comment pouvait-elle être hypnotisée par ce mec, parce qu’il prétendait avoir été voyou ? Elle ne voyait donc pas quel bavard il était ? Il les entama encore sur l’abbé Saunière et son trésor, leur raconta les cathares, ce qu’il avait appris chez les moines, et pour lui tout ça sonnait comme faux, mais comment lui dire, comment lui faire entendre raison ? Ça passerait pour de la jalousie, point c’est tout. L’était-il ? Non le sentiment lui était étranger, personne n’était à personne, voilà, c’était son point de vue, et il arriverait ce qui devait arriver, il était près, pensait-il à en assumer les conséquences. Comme il assumait tout jusqu’ici. Et puis, alors qu’ils remontaient la pente vers la route pour aller au village, Norbert tomba en arrière la bave aux lèvres. Une crise d’épilepsie. Mais pas pour sa copine hystérique qui s’était tordu la cheville dans la foulée, non il était possédé, c’était le diable, les cathares, lui qui savait trop de chose le petit chou, c’était cette caverne qui était pleine d’ondes négatives ! Il s’était blessé l’orteil en tombant avec eux deux, elle les obligea à tracer une croix de son sang sur le teeshirt immaculé de Norbert, elle délirait, à fond dans son truc, E. était désemparée et lui… eh bien lui il prit les choses en main parce que sa tante était épileptique et que voilà tout, il n’y avait aucune possession là-dedans, fallait juste l’empêcher qu’il bouffe sa langue dans cette pente. Il prit son portefeuille et l’obligea à mordre dedans. Bientôt les convulsions cessèrent et il revint à lui. Mais lui aussi, le Norbert, en était sûr maintenant, tout ça, la crise d’hier à cause du médoc, sa chute, tout ça c’était la caverne, ce lieu était maudit, il fallait mettre du sel pour chasser le diable… la folie collective donc, ils mirent du sel… On emballerait les affaires plus tard et on retournerait au camping, tant pis, il lui restait encore un peu d’argent, tout plutôt que de rester dans cet endroit. Ils remontèrent la pente en aidant la copine qui n’arrivait plus à marcher, il la porta sur ses épaules, Norbert était trop faible pour ça. Il faisait un drôle de quatuor lamentable, l’autre avec sa croix sanglante sur son teeshirt, la punkette sur les épaules du rasé, quel spectacle pour les imbéciles en tongs, parvenus à hauteur du camping ils subirent les quolibets d’une petite troupe d’humanoïdes.

– Ah ! Ah ! Mais regardez les moi ceux-là, hurla une bonne femme hilare.

– Ah en voilà une belle brochette ! fit un mec à côté d’elle.

– Et si vous alliez vous faire enculer ? leur dit-il à la fois furieux et épuisés.

– Quoi que t’as dit ?

Un des humanoïdes s’approcha en bombant le torse et lui flanqua un coup de poing en pleine figure qui ne le fit même pas broncher. Cette fois Norbert s’en mêla en se jetant sur le type, on les sépara, on leur dit de s’en aller, de plus revenir, qu’ils n’étaient pas bienvenus ici. Finalement ils trouvèrent un champ où planter leur tente.

Il espérait sans doute un peu de reconnaissance, mais la reconnaissance c’était pas le truc de E. au lieu de ça elle passa la nuit avec Norbert, à discuter et à flirter aussi pendant que la copine dormait. Quant à lui il resta dans la tente à se morfondre et à l’attendre jusqu’à ce qu’elle débarque au petit matin. Qu’est-ce qu’ils avaient fait ensemble, pourquoi elle rentrait à cette heure ? Elle aurait pu lui mentir, mais ça aurait une occasion ratée de pouvoir à nouveau l’asticoter, jouer sa garce… oui ils s’étaient embrassés, et alors ? Il était épuisé nerveusement, fou de chagrin, il n’en pouvait plus, il craqua. Il lui tomba dessus, commença à la taper, heureusement l’espace réduit de la tente, la fatigue, l’empêcha d’exprimer complètement sa fureur et sa frustration, mais le mal était fait. Il lui avait fait mal, elle allait le dire à Norbert, il verrait, il lui casserait la gueule, en attendant eux deux c’était fini.

Fini…

Finalement Norbert et sa copine s’en allèrent, et ne lui cassa pas la gueule. Finalement ils ne retournèrent pas au camping mais firent connaissance avec des hippies qui vivaient dans une ferme à l’écart du village. Un mec lui plaisait bien, un des hippies, et puisque c’était fini…. Fini… puisque donc elle ne voulait plus de lui, elle le dragua, mais ça ne marcha pas, et lui restait seul dans son coin à l’attendre, à pleurer, à se morfondre, sans pouvoir accepter, sans s’y résoudre. Il avait perdu sa dulcinée, son or, sa sauvage, celle qu’il aimait depuis bientôt un an et demi, jusqu’à ce que finalement ils se retrouvent à cours de fric. Il appela son père. Papa on n’a plus un sou, est-ce que tu peux nous rapatrier ? Son père n’était jamais là même quand il y était mais c’était un père, avec le cœur sur la main. Alors il leur envoya de l’argent et ils purent rejoindre Paris. Dans le train, épuisé et heureux d’être sorti de cette galère ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre…. Ce n’était finalement pas tant fini que ça.

Ils passèrent deux jours ensemble à Paris, après il devait rejoindre ses parents dans leur maison de campagne. Deux jours à se rabibocher, faire l’amour comme des fous, à s’aimer. Ce fut la seule fois peut-être où il la vit enfin véritablement amoureuse. Il avait assuré, il les avait sortis de là, il avait tout fait pour elle et maintenant seulement elle s’en rendait compte. Son homme à elle, qui la baisait si bien, qui était si attentif, si prévenant, comment elle n’avait pas vu ça avant ? Ils se séparèrent au terme de ces deux jours sur le palier de son appartement, elle retournait à Rennes et lui dans sa vie confiné de petit bourge, l’ennui, la pesanteur, sa mère et ses commentaires mauvais, son père mutique. Mais quand ils revinrent de la campagne, ils eurent une surprise, E. avait besoin de crier sur les toits qu’elle était tombée amoureuse enfin de lui, elle avait sculpté son nom sur le mur à coups de clé. Un énorme tag primitif qui allait leur coûter une fortune à faire effacer et évidemment il se fit engueuler. Mais qu’importe puisqu’enfin E. l’aimait pleinement et qu’elle le hurlait comme elle seule savait hurler.

Le mois passa, la rentrée scolaire, à nouveaux le bac, dans une nouvelle école cette fois, et toujours la même soupe. Eternellement la même soupe qu’on impose parce qu’on a des ambitions pour ses enfants qu’ils n’ont pas. L’été avait été chaud, infernal même, fou, et ils continuèrent de s’écrire. La fille amoureuse avait de nouveau disparu, ses lettres parfois étaient cinglantes, parfois juste froides, E. vivait chez sa mère et les choses ne se passaient si bien qu’elle l’aurait espéré sans doute. Elle s’engueulait avec son beau-père, envoyait se faire foutre ses profs pendant qu’il subissait le poids de son propre monde. Ils se retrouvèrent pour un week-end en Normandie chez une de ses sœurs. Vingt ans à peine et déjà maman d’une petite fille, un autre micro drame dans cette famille qui en comptait déjà tant. E. était de nouveau cinglante, vacharde, toujours au bord de la colère. La nuit, pensant la calmer comme ils faisaient si souvent, il descendit entre ses cuisses et la lécha longuement, amoureusement, comme il savait faire et comme ça la mettait toujours au pas, puis lassé il se redressa comme pour l’enfourcher, ce qu’il n’avait pas envie de faire à vrai dire. Ils s’étaient encore disputés un peu avant, et d’ailleurs elle lui avait dit, pas de gros câlin cette nuit. Il la respectait assez pour ça, mais il ne l’avait pas calmée. Elle était comme un chat lunatique, et l’empêcha de se redresser en lui labourant le visage. Cette fois c’était trop. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. C’était la première et la dernière fois qu’elle s’en prenait à lui physiquement, il n’en pouvait plus. Cette griffure sous son œil qui lui faisait comme un cerne sanglant fut l’arrêt de mort de sa propre passion. Il était furieux, il n’en voulait plus, elle lui en avait trop fait voir. Un an et demi et pas une journée de plus, adieu pour toujours. En retournant chez lui, il monta un bateau pour expliquer la plaie qu’il avait sous l’œil, et annonça, à la grande satisfaction de ses parents, qu’E. et lui c’était terminé. Il jeta tout, ses photos, ses lettres, jusqu’au moindre souvenir, fureur de destruction, envie de repartir à zéro, la ranger dans la boîte à oubli. Terminé d’être son chien, l’ombre de sa main, terminé le sacrifice de sa personne pour cette fille qui n’était même pas foutue de lui dire je t’aime, juste de la colère, des vacheries, des crises à n’en plus finir, terminé.

Mais quand même, la grosse histoire hein ? A dix-neuf ans il entreprit d’en rédiger le récit, peut-être persuadé au fond que ça allait faire de lui sa gloire, prix Goncourt et tout le cirque, les témoignages ça marchait bien. Si ça avait été un roman se dit-il au terme de la rédaction, l’idéal ça aurait été de terminer par un suicide, elle mourant pour lui parce qu’il l’avait laissée tomber. C’était romantique, ça collait bien avec ce qu’ils avaient vécu, mais la vie n’est pas un roman. Leur histoire aussi peu banale était-elle s’était clos fadement, par une de ses éternelles colères, avec sa violence à elle, et il en avait eu assez comme on se lasse de tout ce qui use. Le texte ne présentait l’intérêt que des faits, il l’envoya à quelques éditeurs, et n’eut même pas de réponse ou les informelles, « nous vous remercions de l’intérêt que vous portez à notre maison d’édition mais… » le chichi classique et il oublia. A dix-neuf ans, à son tour, il était un garçon en colère, qui ne pensait plus qu’à enquiller les conquêtes sans y parvenir jamais et à se battre avec tout ce qui bougeait, sans y parvenir non plus d’ailleurs. Il avait le crâne ras, passait pour un skinhead auprès de ses copains d’école mais sous l’os du crâne c’était un punk qui pogotait dans sa tête. Plus rien à foutre de rien, sauf des études, de ses parents, parce qu’en lui tournant le dos, il tournait aussi le dos à ce qu’il avait été, un révolté. Un punk paradoxal en somme, un insoumis soumis. Un an passé, il ratait ses études en beauté malgré toute l’énergie qu’il y avait mis, et puis soudain….

– Devine qui est là ? E.

– Oh non, c’est pas vrai….

C’était l’expression d’un ras le bol, aucune envie de la revoir. Il se leva, fatigué. Il avait travaillé une partie de la nuit, son école d’art lui bouffait toutes ses nuits comme ça, c’était pas le moment que cette chieuse vienne refoutre le bordel dans sa vie. Mais la chieuse n’était pas dans son état normale, délirante, agitée, incohérente. Il l’avait tellement vue faire l’imbécile pour se moquer de lui, le bombarder de mots et le tourmenter avec que sur le moment il ne sut quoi faire ni quoi en penser. D’ailleurs il n’avait jamais vu personne dans une crise de délire à part la fois où elle avait fait un bad trip et même à l’époque elle parlait de manière cohérente. Il essaya d’obtenir une explication, cru comprendre qu’elle était venue voir son oncle, mais c’était tout, et de toute façon, ce n’était plus son problème, il avait cours. Il la laissa sur le palier, persuadé qu’il ne la reverrait plus, et puis le soir venu on lui apprit qu’elle était revenue et que sa famille l’avait fait interner. Son frère sortait avec une infirmière, la fille avait reconnu l’épisode délirant, direction les urgences psychiatriques de Saint Anne. Quand il la retrouva elle avait retrouvé un peu de son calme et lui était certain que ce n’était que passager. Il s’en expliqua au médecin, elle avait dû prendre une came trop forte, raconta l’épisode du bad trip, le médecin de garde l’écouta, on allait la garder en observation pour une nuit, et si tout allait mieux eh bien on la relâcherait. Le lendemain il appela l’hosto, il tomba sur un autre médecin qui lui aboya dessus :

– Vous n’y connaissez rien ! Elle est schizophrène !

Comment pouvait-il établir un diagnostic en 24 heures ? Pas la moindre idée, la psychiatrie quoi… mais plus tard il saurait…. Schizophrène était le mot préféré des imbéciles qui sévissaient dans ce genre d’établissement. Ça leur venait spontanément, dès que quelqu’un « entendait des voix » comme ils disent et peu importe si les bouffées délirantes s’accompagnent le plus souvent d’épisodes schizoïdes. Elle était schizo et fermez le banc. Pour lui c’était comme une défaite vis-à-vis des éducateurs et de tous ceux qui l’avaient un jour déclaré folle parce que trop incontrôlable pour eux, un échec, et il se replia sur lui-même. Ils avaient perdu contre le monde des adultes, ils avaient perdu contre tous, leur liberté ne comptait simplement pas, il fallait se ranger, admettre, baisser la tête, et c’est ce qu’il fit. Ses études harassantes l’y aidèrent, le shit aussi, la solitude dans lequel il se plongea lentement. Il tomba amoureux d’une fille en vain, une fille saine, propre sur elle, mais qui ne voulut jamais de lui finalement, cessa de baiser. Et puis un jour, à nouveau, elle revint dans sa vie.

– Allo ? c’est qui ?

– C’est E.

– Oh E. comment tu vas ?

– Ça va, je vais me marier.

– C’est vrai ? Mais c’est génial, quand ?

– Le 30 septembre.

– Cool.

– Je voulais savoir, le livre que tu m’as offert est-ce que tu veux que je te le rende ?

Il pensa à cette édition numérotée tâchée de son sang, c’était si loin maintenant, pourquoi elle lui demandait ça ?

– Bah non vas-y, garde le, il est à toi.

– Ok, merci, voilà c’était tout, je voulais savoir.

– Bah, non, non vas-y, garde le je te dis.

– Ok, alors salut.

– Salut

Et ce fut la dernière fois qu’il entendit sa voix. Le 30 septembre, elle se jeta par la fenêtre de chez sa grand-mère et épousa… le trottoir.

Il était dans une école pour futur publicitaire quand il l’apprit, quelques semaines après sa mort. De jeunes piranhas ambitieux qui rêvaient tous de gagner plein de fric sans trop se fouler. Un coup de fil de sa mère à l’école, ça le dévasta d’une traite. Il retourna en classe, livide, un crétin lui lança pour rire :

– Eh bin fait pas la gueule comme ça, on dirait que t’enterre quelqu’un.

Sur le moment il faillit répondre, lui balancer dans la tronche toute sa stupidité, mais il garda ça pour lui et serra les dents le reste des cours. Ce connard n’en valait même pas la peine. Il savait maintenant qu’il ne faisait pas partie de leur monde et qu’il n’en ferait jamais partie. Mais ce n’était pas fini, non, il lui fallait sa petite cerise sur le gâteau à lui, alors il écrivit à sa grand-mère pour savoir où elle était enterrée, et s’il pouvait avoir une photo d’elle, il n’en n’avait plus, il voulait conserver un souvenir au moins… et elle lui envoya la photo, de son cadavre. Pourquoi ? Il ne le saurait jamais, ce fut son cadeau de Noël, il jeta la photo.

Il avait cinquante ans aujourd’hui et se rendait compte qu’il se souvenait de certains épisodes comme si c’était hier, une mémoire fantastique. Paradoxal pour un mec qui venait de se tromper d’un an dans sa date d’anniversaire. Mais après tout lui aussi avait fait depuis de la psychiatrie. Il se souvenait même avoir fait ses premiers pas dans cette institution en passant par le même chemin qu’elle, les urgences de Saint Anne, interné par sa copine de l’époque. Il n’y avait pas que ça qu’il faisait comme elle aujourd’hui, il roulait ses cigarettes comme un chef, traversait les routes comme elle, et quand il avait besoin faisait la manche sans se tromper, toujours l’œil. Il alluma une cigarette, relut la nouvelle et sortit. Il y aurait des corrections, des passages à changer, c’était pas important, il en avait marre. Ecrire cette histoire remuait plus de trucs qu’il ne l’aurait cru. Dans le ciel la lune formait un croissant roux, il pensa à cette chanson d’Higelin qu’elle aimait tant Champagne et se mit à chantonner :

La nuit promet d’être belle car voici qu’au fond du ciel apparait la lune rousse…

Et sourit, il sentait son fantôme flotter pas loin, elle lui manquait encore…

J’ai toujours aimé errer comme un chat défoncé

J’avais vingt ans dans les années quatre-vingt, défoncé la plupart du temps, mon cocktail de l’époque, poppers, shit, et vodka Bison. J’avais des goûts de luxe, je pouvais, je vivais dedans. Mes darons avaient un appartement dans le XVIème, 210 m², chacun sa salle de bain, deux salles à manger, un salon assez grand pour contenir une Cadillac, une cuisine pléthorique. Bref, par procuration, je pétais dans la soie. Et je m’emmerdais profond. Tout m’emmerdait. Les études, mes parents, la vie même, enfin celle que je vivais à ce moment-là. J’en avais connu une autre avec Eliane. Eliane, mon premier grand amour qui s’était tuée parce que je l’avais larguée. Je respirais encore mal à cause de cette sale histoire, j’en n’étais pas encore au stade où on se disait qu’au fond on n’était pas responsable. Et j’errais déjà beaucoup à cette époque-là. J’ai toujours aimé errer comme un chat défoncé. Mes parents m’avaient payé des voitures d’occasion, je faisais des tours de périph, roulais sans but sur les boulevards extérieurs, souvent je m’arrêtais aux Halles dont je connaissais déjà chaque centimètre carré. C’était plus tout à fait un trou à ce moment mais c’est sûr que c’était une zone. On pouvait y acheter ce qu’on voulait, de l’herbe frelatée ou un plein sac de graines, des acides, de la coke, de l’héro. J’étais en plein dans ma période, la drogue c’est la dernière aventure. J’avais essayé la coke, l’héro, la première m’avait pas spécialement transcendé et la seconde me laissait froid. Des sensations maternelles qui ne m’allaient pas droit au cœur, je ne prenais pas de la came pour être bercé mais pour nourrir mon imaginaire. Je n’écrivais pas, plus, depuis un moment déjà, ou de la poésie que j’estimais trop foireuse pour être prononcée, des trucs qui n’avaient pas de sens, comme si la poésie avait besoin d’en avoir. Mais je rêvais beaucoup. Et comme depuis toujours, je vivais essentiellement la nuit. La ville la nuit, ça me fascinait, surtout les coins chauds, et les Halles s’en était un à trois heures du matin.

Je ne souviens pas ce que je foutais là à l’extrémité de la rue Saint Denis. Mais je me souviens de cette panne que j’avais avec ma voiture. Elle avait décidé de me lâcher là, alors que j’étais raide déchiré, incapable de réfléchir correctement à ce qui convenait de faire vu que j’y connaissais que dalle en mécanique. Quand ils se sont pointés. J’avais beau être raide, je les ai tout de suite calculés. C’était pas les premiers junks que je voyais, je savais leur regard, leur façon de se glisser. Je savais que quoi qu’on fasse, une fois qu’on les avait sur le dos, ces serpents, faudrait pas leur faire confiance. Un junkie ça vendait sa mère contre une dose, alors un petit mec comme moi, perdu dans le décor, avec les yeux explosés, t’imagine la proie.

– T’as un problème mec ?

– Euh… elle veut pas démarrer.

Qu’est-ce que je pouvais dire, j’avais ouvert le coffre, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, j’imagine parce que c’était ça qu’on faisait en cas de panne, on devait ouvrir le coffre.

– Vas-y, fait voir, essaye de démarrer…

J’ai tourné la clef, le moteur est parti, puis la bagnole s’est mis avoir des hoquets avant de s’éteindre toute seule.

– T’as des outils ?

Ils étaient deux, un grand nègre taiseux dans un manteau à chevrons avec un air un peu malade, et un petit arabe, vingt-huit ans environ, un casier dans les yeux. J’ai pas dit non. J’avais des outils et je sais pas mentir. De toute façon comme j’ai dit j’étais défoncé et ça se voyait, psychologiquement dans son œil j’étais déjà cuit.

– Okay, je t’aide à faire démarrer ta bagnole et toi tu nous ramènes chez nous.

– C’est où chez vous ?

– En banlieue, du côté de Clignancourt.

Est-ce que j’avais envie de me fader ces deux junkies dans ma voiture ? Non. Je ne savais pas ce qu’ils avaient en tête, parce qu’un junkie ça a toujours quelque chose en tête, je ne savais pas s’ils allaient me poignarder comme dans les films, je ne savais pas s’ils allaient pas essayer de me voler ma voiture, mais d’un autre côté, je n’avais pas beaucoup d’options. J’étais fait, et tire ta révérence. Je l’ai laissé bricoler en m’expliquant, j’essayais autant que possible de plus quitter mon siège, on a fait plusieurs essais, il m’a montré le carbu, l’arrivée d’essence, ces trucs-là, ça m’a servi plus tard. Et puis finalement la caisse a démarré. J’étais leur obligé maintenant.

– Tu fumes ? il m’a demandé.

Et on savait tous les deux qu’il ne parlait pas de cigarette.

– Bah ouais.

– Ça te dirais qu’on aille au Rex, je connais un mec qui a de la bonne fume par là-bas.

C’était mal parti parce que d’une je savais qu’en bon junk il n’en avait rien à foutre du shit, et de deux je connaissais trop bien Paris la nuit pour ne pas savoir qu’au Rex on trouvait beaucoup de truc mais pas de la fume. D’ailleurs je ne connaissais qu’un endroit sûr pour ça dans le Paname des années quatre-vingt, la rue de l’Ouest, derrière la Gare Montparnasse, quand ça ressemblait pas encore à une ville nouvelle et que c’était plein de squats pourris remplis de sénégalais clandestins.

– Tu veux venir avec moi ? il m’a fait quand on est arrivé sur place.

Il avait beau être trois heures et des brouettes il y avait du monde à cause de la boîte. La période n’était pas encore à l’uniforme Adidas, Tachini et pochette Nike, le disco vivait ses dernières années d’agonie, le hip hop était l’étrangeté à la mode, les gars portaient des casquettes NYC à paillettes et des jeans propres, ils avaient pas peur de se mélanger aux autochtones, même les goths étaient de la partie et pourtant je suis sûr que dans cette boîte on passait pas du Cure ou du Virgin Prunes. Je détestais la musique des années quatre-vingt, pour ce que j’en connaissais. Moi j’ai toujours été plus musique de film, c’est comme ça plus ou moins que je me suis fait une culture musicale, mais ce qu’écoutaient les gens, ce qui passait à la télé, je saquais pas. A part les Rita qui passaient en boucle, j’aimais bien leur énergie et peut-être un truc des Bangles. Le reste, les Cures par exemple, qui était ze groupe, je pouvais pas, j’avais envie de mettre des baffes au chanteur dans son placard. Quant au hip hop c’était trop étranger à ma culture de blanc. Moi ce que je kiffais c’était varié en fait, la musique de film l’est, mais c’était surtout les Pink Floyd, les Doors, les Sex Pistols, trucs qui passaient plus en boîte depuis longtemps.

– Hein ? Non, pépère je vais rester là.

Tu parles pépère, j’avais les foies qu’ils me piquent ma bagnole oui ! Et qu’est-ce que j’aurais raconté à mes darons moi si c’était arrivé ? Je me suis fait voler ma caisse parce que je trainais dans un quartier louche à trois heures du matin et que j’étais trop raide défoncé pour me défendre ? Je crois pas que ça passerait, et même si je disais pas la vérité ma mère finirait pas piger parce que cette bonne femme c’était un missile question comprendre ce qu’on lui disait pas.

Il est parti à la pêche au plan, je suppose qu’il voulait une dose pour lui et son copain. Je me suis garé en double file, j’avais la dalle mais pas question donc que je bouge de mon volant tant qu’ils seraient là. Il est revenu un quart d’heure plus tard, bredouille apparemment. Il m’a expliqué que le mec n’était pas là mais à Strasbourg Saint Denis, je me suis dit qu’on allait se taper tous les spots d’héro de la capitale. A cette époque ça marchait encore bien l’héroïne, ça avait encore cet aura mélo romantique généré par les rockers du club des 27, un vieux reste des années 70 je suppose qui ne voulait pas mourir dans le tintamarre m’as-tu-vu des années qui suivirent. Pendant que les uns dansaient devant leur télé en Spantex jaune citron devant Gym Tonic, d’autres s’abandonnaient dans le noir de la blanche pour ne pas voir toute cette nouvelle ambition positiviste gicler sur les murs. Et mes mecs là, avec leur mine grisouille d’arsouille des grands boulevards en étaient. Pas pour eux le Spantex moule bite. Je suis sûr même qu’ils haïssaient cette époque et tous ceux qui pouvaient la représenter, moi y compris. Moi justement, j’étais le possédant de cette caisse et je portais sur moi, sur ma mine fraîche, cette belle éducation qu’on m’avait donnée, difficile de faire autrement. J’avais beau faire, qui que ce soit, me ramenait à ce que j’étais censé être, un cochon de bourgeois parce que je vivais dans XVIème et que mes parents avait du blé. Comme si j’y pouvais quoi que ce soit. Mon petit arabe le sentait d’ailleurs et moi je sentais son hostilité sourde sous chacun de ses propos. Ses questions, ses réflexions. Il restait en deçà de la ligne qui fait qu’on n’a plus d’autres choix que de le voir mais chacune de ses questions à mon sujet était un piège. Ce qu’il cherchait au fond c’était une raison de me haïr suffisante pour m’agresser ouvertement. Je ne lui en laissais pas l’occasion. Je suis plus fin que je ne veux le laisser paraître, plus dur aussi, je résiste merveilleusement bien à la pression finalement et il me la mettait.

C’était comme de jouer au billard sans voir les boules, ou aux échecs sans voir l’échiquier, insidieux, impalpable, mais bien présent. On est allé à Strasbourg Saint Denis qui faisait la une depuis que la brigade des stups de l’époque y avait fait une virée. J’imaginais assez bien la virée d’ailleurs vu ce que j’avais déjà croisé comme poulet de chez eux. La BAC n’existait pas encore à l’époque, il y avait juste la brigade de nuit, et les flics n’étaient pas encore recrutés chez les voyous. Ils se la jouaient Starsky et Hutch, et on les repérait à mille bornes. On en a parlé avec mon petit mec, mes réflexions le faisaient marrer mais je sentais que c’était moins ce que je disais que la naïveté qui transpirait dans mes propos. Je n’avais jamais vraiment eu à faire aux flics dans ma vie, pas de garde à vue, peu de contrôles d’identité, trop malin pour ça à vrai dire. A une époque mes parents, effrayés par un con de prof qui croyait que je prenais de l’héro, m’avaient fait suivre par les poulets par l’intermédiaire d’une de leur relation. Comme ils disent eux-mêmes je les avais retapissés en cinq sept parce qu’ils étaient vraiment balourds. Pour le reste je me faufilais comme un chat dans une nuit sans lune. Comme avec ce gus d’ailleurs. Je sentais que cette naïveté qui était mienne pouvait l’agacer, elle sentait la chance d’une vie qu’il n’avait pas eue. Mais c’est vrai que la banlieue pour moi n’existait simplement pas. Cergy, la Courneuve, on n’en parlait pas non plus à l’époque, confiné, coincé derrière un mur de tours aux noms prometteurs. Le grand échec qui aujourd’hui nous pète à la gueule n’était encore qu’à l’état de mèche qu’on allume en se demandant jamais comment ni quand ça va éclater. D’ailleurs tout le monde s’en foutait. Le hip hop n’était qu’une amusante nouveauté pour négro à casquette jaune avec Sidney comme gentil animateur. Personne pour nous gueuler aux oreilles ses envies de biatch chromée sport. Je ne suis pas non plus sûr que mes deux mecs là rêvaient de ça. Ce dont ils rêvaient sans doute c’était de me fixer dans un coin, me coller une rouste facile et repartir avec la caisse. C’était tout, et puis revendre la voiture contre une dose. Ça n’a pas beaucoup d’autre ambition un camé. Mais pour ça fallait la motive, et moi je jouais sur des œufs pour les débarrasser de la dite motivation.

Après Strasbourg Saint Denis et une ballade à Pigalle, il m’a demandé si j’avais pas envie de faire un tour de périph avant de rentrer. Ça faisait déjà deux plombes qu’on tournait et j’étais crevé, mais c’était le but aussi. Je me souviens que le mec derrière ne pipait pas, c’était juste le rebeu qui faisait la converse, si on peut appeler une conversation un dialogue fait de questions pièges et de remarques comme des chausses-trappes. Mais j’ai pas dit non, je savais qu’il voulait me vanner. Qu’il voulait éprouver ma résistance à la nuit. Peut-être qu’il espérait que je m’éteigne de moi-même comme un moteur sans essence, je ne pouvais que le décevoir. Je suis un nuiteux, il y a pas à tortiller. Et au contraire alors que je roulais sur ce câble serpentin qui tourne autour de Paris, à travers ses tunnels éclairés d’orange étrange, sans me préoccuper de la vitesse ou de rien, je dissertais sur la nuit, l’aube, et cette sensation de fatigue merveilleuse qu’on ressent après une nuit blanche. Je baratinais bien entendu. Pas que je ne croyais pas à ce que je disais que c’était un discours facile, fait pour séduire celui qui était en train de me condamner du fond de son esprit tordu. Je l’avais bien vu toute cette nuit, trois heures qu’on était ensemble et le ciel qui ouvrait une paupière rouge de fatigue. Mais le comble c’est que l’autre savait que je savais, sentait mes esquives, et je ne sais pas s’il admirait mais en tout cas il jouait le jeu. Maintenant, vingt ans plus tard, les agresseurs ont bien changé, tous. Ils ont quinze ans, ils se jettent sur vous, vous défoncent et en général ils sont comme les piranhas, une armée de féroces. J’ai vu l’évolution dans les années 90, quand Joey Starr chantait que le monde de demain leur appartenait – et non…. Sauf pour Joey Starr justement -. Un soir en me faisant braquer dans le métro à la pointe d’un Laguiole. Trois petits mecs, un agressif, un psycho qui frottait la pointe de sa lame contre mes cuisses en me demandant si j’avais peur, et un costaud, le chef, qui me bafferait si je me rebiffais. J’ai joué leur jeu, ils m’ont dépouillé de quelques cigarettes, un peu de monnaie, mais comme je frimais pas, que je tâchais de réfléchir malgré le stress, je préservais le gros de mon blé, et même qu’il ne me pique toutes mes clopes. Je restais cool si on peut dire. Comme cette nuit-là. Cool, faisant mine de ne pas capter complètement où l’autre essayait de me conduire.

– T’as déjà fait de la moto ?

– Ouais mon père en a une.

– Quel cylindrée ?

– 500

– Ça te dirais qu’on en fasse un jour ensemble ?

– Carrément.

Les camés c’est comme les alcoolos, ça fait toujours des promesses qui ne tiennent pas, je pouvais me montrer enthousiaste, ça coûtait pas cher. Surtout je savais que maintenant c’était bon, on avait passé le cap, je ne lui donnais plus envie de me baiser ma bagnole. J’étais enfin son pote ou soit disant.

Ma première expérience avec un camé c’était Eliane justement qui me l’avait fait vivre. Un gus dont j’ai oublié le nom, complètement cintré, mythomane, et en cure de désintox, l’énième. Elle en avait été folle amoureuse. Il disait, comme tous les mythos de l’époque, qu’il avait aidé Spaggiari à s’évader de chez le juge. Le prince à moto, déjà, comme mon gars-là dans la bagnole. Personne n’aimait cette fille sauf moi, ma façon de l’aimer ça avait été de la lui recoller dans les bras en espérant qu’elle sache pas dépasser les limites. Evidemment… je me gourais. Mais j’avais dix-sept ans à l’époque et déjà des idées très arrêtées et très romantiques sur le monde et l’amour. Comme l’autre son camé à elle m’a fait des promesses merveilleuses, m’embarquer dans une grande virée à moto, me faire gouter à de la super dope… Et je savais déjà que c’était du vent comme tout le bonhomme. Alors c’était plus la peine de me la faire au flan, ni maintenant, ni jamais. J’ai jamais pu blairer ces mecs-là.

Finalement il m’a montré la sortie de Clignancourt, après deux tours de périph et une tournée dans le Paname des camés, j’étais épuisé. Il avait un sac blanc avec lui, il en a sorti une carte postale colorée et a écrit un truc dessus. On s’est dit à un de ces quatre en se promettant de se revoir. C’était la première fois de toute la nuit que je quittais mon siège pour laisser sortir le taiseux, j’avais les reins cassés et la poitrine soulagée. Et puis j’ai lu ce qu’il avait écrit, c’était pas son tel évidemment. « La vie fait ce que nous sommes, les circonstances font ce que nous devenons.» Je l’avais échappé belle.

Coup de feu

Rouge gorge de chapon farci au foie fumé, alibis cadencé de l’effraction verbale dans le quotidien de la page, crabe en croute, poulet au sel et foie gras frais. Dans une grande coupelle de porcelaine diaphane de petits gâteaux à l’amande douce reposent, à tremper dans une sauce piquante d’un vert iridescent. La chapelle fait Sixteen, le palais jouit, ici on fait ripaille, on s’en met plein la lampe d’Aladin d’émaux de mots en ribambelle, en saucisses, en bijoux comme des diadèmes authentiques fracturés aux étoiles pour le plaisir des yeux. On ne s’embarrasse pas de la langue plus que du palais si l’esprit est à la fête. C’est la morale de l’histoire, du chef, le conteur. Le claqueur de mot, le phraseur par impunité, l’imposture permanente comme une funambule sur son fil. Moi le cadenceur de cette cuisine, Shanghai express, une paille dans chaque narine, on fait exploser les étoiles, on raconte un fait à la bouche, une affaire inédite. Un conte. Canard de dix jours sauté et son bouillon parfumé, nid hirondelle sucré salé sculpté d’un torrent d’anges comme une corne d’ivoire, beignet de riz au scorpion frit, rôti de serpent sauce vade retro, plein de couleurs feu, de l’alcool de riz et de la bière pour faire passer. Dynamite dans les veines, les feux rugissant, chaleur de l’enfer, extase de l’adrénaline, une bataille qui aboie, la sensation de manœuvrer un gros bateau entre les banquises de la confusion, du désistement et de la trahison. Traité de calembredaine certifié conforme, chimérique moment de lucidité dans le décompte goutte à goutte de mon décor quotidien. Echappée belle de la folie qui s’évapore dans mes veines squameuses de serpent froid. Le paquebot bolide dans la fournaise des commandes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre les chinois mangent. Ils grignotent, ils gnognotent, goûtent, se goinfrent, s’en mettent derrière, la bouffe est un culte. Les incultes culs-terreux des frontières hexagonales peuvent se terrer dans leur gourbis véreux, le français est piètre comparé aux bridés, mangeur, noceur, cuisinier. Les arrières schlinguent la mort au soleil, on a beau faire la merde afflue, des rats comme des bras, on pourrait les intégrer au menu. Soubassement empesé des inconnus du client, vrac d’ordures attendant d’être débarrassé, théâtre gargantuesque de la digestion d’un restaurant six étoiles ouvert à flux tendu, cuisine ouverte comme des veines de suicidé, en spectacle porno les cuistots, le spectacle, la mode, la transparence. Hygiénisme malade du cru sur le cuit, du barbare qui ne sait rien et se méfie de tout. Dictature de la distraction, on regarde les forçats gagner leur pain et on hurle que c’est par passion. Il en faut c’est vrai, de l’abnégation suffira. Suffisants spectateurs plein de leurs droits de petits patrons boursouflés, en clients habitués se pensent passe-droit et crédit ouvert, touriste égaré par l’adresse, Shanghai Express, filament de bave devant les menus, ze place to be. Oignon caramélisé, porc coupé en dés dans des robes de samedi, déglaçage au Cognac français, de grandes flammes oranges comme des orages de napalm, bouchée de pâte de riz farci au veau blanc, grenouilles frites et légumes d’été, outrance merveilleuse des orages fielleux. Ça claque, ça gicle, ça vitupère, ça se donne et ça se retourne comme des filles de l’air, ça clapote, ça brûle, le vivant c’est sacré. L’œil est pointu, le geste tranchant, sur le fil permanent de l’explosion de commande qui déboule comme un pulsomètre à roulette. C’est une chiennerie, une guerre, personne n’en réchappera, rien n’arrête la machine, en salle la bataille est à son complet. Mes meilleurs soldats en costume de soie calculent et répondent onctueux au client mécontent de son attente. Mignardise, bouteille offerte, on perd de l’argent, j’accélère la cuisine, j’aboie comme un chien-loup commandant. Kapo régime.  Maintenant viennent les récits des incomplètes magnitudes, la fracture, l’inattendu comme une glace à la fraise en forme de poulpe, des jaunes dans une coquille de tofu, un cador au centre des malins, un matin orange dans une ville française, un chien dans un jeu de quille. Shanghai Express. Maintenant pars du seuil et refais toi une santé à la soupe froide des aliments dessalés de camembert frelaté en chien de ta mère. Démembre-toi d’une partie d’égo et retourne à cette senteur d’automne qui occupe tes grillons, reviens à la couleur, au craquant, au tendre, au glissant, à l’amer, sucré, l’acide, décape-toi de tes idées préconçues sur le récit, fredonne ta chanson dans les bouchées de bœuf de Kobé, donne leur du poisson.

Fluide artifice des récits emportés, impossible déstructuration culinaire. Moléculaire. Bœuf soufflé et sole aéroportée dans son bouillon d’huître. Homard excellence comme un baron dans une assiette, chausson de langouste, soufflet de barbue. Déportation des bouchées doubles, dessert, la première volée de client s’en va. La vague débarque vers nous, nous félicite, questionne, admire, l’intimité avec son poireaux oublie. Mais comment ils pourraient comprendre ce genre de chose, eux qui n’ont pas été élevés dans une cuisine, qui n’en connaissent que le spectacle ? Je ne m’interroge plus, je regrette, c’est comme si mon amour m’était retiré pour que je montre à tout le monde comment je le caresse. Opéra bouffe, je rabelaise une blague haut et fort qui glisse, grasse comme un hamburger dans une poêle américaine et fait exploser les rires, la brigade est à la fête, le chef est content, les américains pincent la bouche de mes saillies, je ne passerais jamais dans leur télé sans sifflement et floutage de la bouche. L’hygiénisme est partout sauf dans le bombes qui éclatent chaque jour mais moi je suis le français en Chine, Shanghai Express, et je t’encule, j’assure le spectacle. Crevettes caramélisées au safran mystérieux des enluminures codées de la chaleur vertébrale d’une journée de mousson, poésie du vert sur le lit d’un mérou jaune et callipyge, froufroutage de riz combiné dans des bains de poivre et de piment, alimentaire mouture d’une fièvre affamée de vrai, sans articulation polie, sans excuse sémantique pour le caractère absurde des sentences lancées en diagonale comme une volée de flèches stratégiques. Toucher au cœur du sensible, du vivant, relever d’une épice de mots une farce de phrases attachées et sans importance. Chatoiement du sensuel dans la graisse de canard, été bourgeois de mes souvenirs d’enfance, potage de mots en salade repeinte à la joie, bouffée de coriandre sur un lit de pétoncles cuites au bouillon d’algues. L’armée fourbit ses ustensiles, ça hache, ça coupe, ça taille, ça dévore l’âme aussi. A la hue, à la diable, allah akbar si vous voulez, jeu de mots foiré dans le pâté de tête, huîtres chaudes servies dans un dérapage contrôlé sur une rivière de perles noires, quatrain de veau et son panier de giroles rouges comme un bouquet de renoncules perdu dans un cosmos de saveurs. Limandes en cuissot, roulé dans du lard fin craquant comme une toile d’or, appétit ravageur, le cœur à cent quarante, l’eau salée qui suinte sur le front, on s’essuie d’une manche discrète, le client est là qui surveille sa pornographie culinaire. Il veut manger incroyable, il veut des fêtes dans sa bouche, des choses à raconter pour son estomac, la postérité digestive, il veut Shanghai Express et son concombre de mer  à la sauce française dans une panégyrie de tomates confites comme des banquiers dans leur jacuzzi Miami. Rouges, rondes, bien farcies, dodues et fraîches. Il veut des escroqueries pour sa bouche en dessert, des choses qui lui cambriolent l’âme sans qu’il n’ait à bouger d’un pouce. Il veut de l’arrogance sur sa fourchette, du talent, de l’art à manger, du contemporain. Il veut des palindromes et des anacoluthes, de l’alcoolisme savant, il veut mille richesses et mille ors multicolores, il veut l’Aladin sa lampe et la caverne de l’Ali Baba qui fuse et explose dans le palais rose de sa bouche comme un attentat à la pudeur d’une beauté renversante. Il est, il existe, il est plein. Suite, refrain, en alexandrin ou en boule, charivari de senteurs inexprimées dans un dédain glauque de verdeur vespérale, anarchie vertébrale d’un amphigouri verbeux, gambas sautée dans un claquement sec de détonation automatique, bouquet de fleurs séchées au matin de tes espoirs. Accélération des particules élémentaires dans un bain de jouvence couleur fraise, infini firmament du rythme en corolaire des brisures interdites de la pâte éponyme, caramélisation du mot et de sa phrase dans une soupe de bonheur à la sauce piment-oiseau, tartelette d’effets de style, déstructuration du récit culinaire et reconstruction arbitraire des poissons-volants cuits à la vapeur savante. Surréalisme rôti dans son jus de vin, coloration des cloportes et des scolopendres enfarinés dans de la poudreuse giclée d’incertitude. Arythmie perpendiculaire qui claque et fouette dans ma jugulaire, ça gratte, ça caille, ça foutraille dans l’impossible demeure du python joyeux. Ils mangent de tout on vous dit ! Tout ce qui a quatre pattes sauf les tables, tout ce qui vole, sauf les avions, la blague sur les cantonnais. On se la répète à l’infini dans les arrivages d’anguilles et de seiches, on débite et on taille, on hyperbole le vivant dans de savants assemblages gustatifs. Ça fourre, ça débourre, ça goutte au goutte à goutte, ça bouillonne dans les rondos et les casseroles, ça fume, ça gicle, ça chante, grésille, gueule, dégaboule dans les plats comme une cavalcade fantastique. Ça se donne puis ça se replie comme une marocaine en chaleur, ça perd son nord et son sud, je tiens la barre, elle est solide, elle ne flanche pas, elle attend. Une nouvelle vague de clients, ils s’engouffrent entre les portes battantes du grand restaurant, jambon de Parme et sourire féroce, blanc cassé, des faces de crème, des faces jaunes, des faces et des faces comme des scarabées en rut qui s’installent s’émerveillent, s’entourbillonnent sur les banquettes spécieuses de leur univers mental, ils s’arrosent le gosier, commandent. Ils aiment ça commander, parfois on se dit qu’ils viennent au restaurant uniquement pour ça, commander. Ne plus être, une fois dans leur vie un esclave mais un maître. Mais que foutre ? Les asperges n’attendent pas elles, elles vibrionnent dans leur jus d’une aura violette comme un enterrement en présence d’une connasse. Elles charment, elles chantent, les asperges, et les crabes nains dansent dans l’eau d’encre des seiches couleur de sperme bleu. Elles attendent le mot exact puis elles filiforment dans les canicules comme si c’était un décor de désert avec plein de cailloux dedans et de chauves ancêtres au creux des cactus. Le chien aboie, il veut son auge, l’asperge lui éclate dans la bouche avant qu’il n’ait dit ouf, alors il boit et reboit jusqu’à ce que le vin de riz l’emporte sur un vapeur à travers le Yang Tsé Kiang, son fleuve jaune à lui. Et l’expérience me diras-tu, et le client ? Où nous en sommes Madame de ce récit déconstruit ? Pourquoi l’impérieuse nécessité du liant dans l’index corolaire de nos études entomologiques, hypothétiques et dynamiques ? Pourquoi toujours ce prétexte du texte, alors qu’on vient de faire l’expérience d’une asperge dans une bouche affamée, une autre ? Pouce et archi pouce, maïs haché et soja cuit sous poche, riz vapeur et parfumé d’essence de rose dans les salmigondis de framboises et de fesses de veau. Crème chatoyante de rose et de jaune, ruisselant d’entre les ventres des turbos à la fenouil fraîche, décapé de lapin dans du pains mortifiés à la truffe du Périgord, menu menuet dansant sur ta tartiflette, estouffade, clients esbaudis, maîtres d’hôtel au petit soin, une équipe de fer.  Escalope. Une tessiture, une nuance de vert, un râle rauque dans une nuit pâle, une fille de fer, la réclame, un sein gauche plus droit que le lourd, une beauté incendiaire sur mes coquillettes aux pétoncles sauvages, une huile de feu à l’olive morte. Un carré d’agneau en quatrain. La réclame. Shanghai Express. Deux jambons de lesbienne dans un sexe uniforme et droit, un coup de speed et trois huîtres chaudes dans leur jus de calamar amorti, un chat emmerdant. Mais les chats le sont un peu tous, c’est leur propos. Une brigade qui ferraille comme des sauvages au champ de bataille. Coup de canon dans les desserts, deuxième vague, combien de couverts ? 450 chefs, une bonne moyenne ici. Allez on lâche pas ! Oui chef ! Lugubre vestale d’incendiaire vespérale, troubadour cerclé de cuivres, cymbales, édredon de mouton sur lit de patate douce-amère, citron vertueux, aubergine, songe mauve de mes légumes adorés. Calembredaine d’inexpérience sirupeuse de voleur en goguette, épars éclats de chocolat en pépites d’oignon cru. Mes souvenirs, les leurs, qui dansent dans nos têtes, nous nous battons contre vents et marées. Frichti en fistule d’agneau sur des vallées marmoréennes de tétons incendiés, aube noir dans un tissu apocalyptique de saison avec un trait de rose pour faire bonne figure. Matin calme et café rugueux. Sucre. Absurdité de l’existence posée sur un plat curieux mais pas fou, passage au crible de ce qui sort et gestion de ce qui rentre, coup de gueule, foutre au doigt, alimentation nécessaire des aisselles sous le brigadier de service, et pour autant que ça veuille dire encore quelque chose, prise de bec d’un commis aux abois et d’un chef de partie pas plus bien loti. L’enjeu est noir, je sépare, je tambouille, je rattrape, je califourchonne, je m’égare et crie gare.  Gare. Je ne porte pas de toque, je laisse ça aux embrassadeurs du goût de la francophonie lèche-cul des jaunes, mais une casquette, c’est ma marque avec ce putain de mauvais goût dans les blagues grasses que je sers Shanghai Express. Je papillonne, j’étiole, j’étouffe, j’exclame, je marche sur la tête, je taille un détail dans la paille de mes mailles entrefilets de bœuf. Je clapote dans l’infini imperfection d’une cuisine extravertie, riche, moléculaire, traditionnelle, ou pas. Poids en daube dans une langue jamais lavée, scories perfectibles de mes attentions saisonnières, allégorie du goût et de la matière dans un océan de jaune, chinois reptiliens d’infinie turpitude, milliardaire du Parti, petite chemise sans cravate et veste rugueuse d’anthracite, on me félicite dans un français cantonnisé, re dessert. Champignon d’eau qui fait vrooom  dans une panégyrie de légumes étranges des sublimes confins. Queue de dragon et amour nain. Macaron salé dans de vespérales allées bleues, relevés d’épices sur les tabloïds de nos espérances. Paon fumé. Sourire croupi sous les jupes des filles, comme des autruches affamées cherchant l’eau de leur sentiment. Charbonnage des filets d’écureuil dans un grand décoffrage de marbre poivré. Soupe de fatigue dans son jus de stress. Le coup de feu lentement se détend. Je vibre comme un arbre dans la tempête. Il est temps d’une pause, je fais signe à mes seconds de prendre la main. Cigarette, azur, odeur de décharge des arrières, je m’en fous j’ai fini par m’y habituer. Je suis seul, je me sens comme tel aussi, mais ça aussi j’y suis habitué, derrière le paquebot vogue. Ça bricaille, ça gratte, ça cliquette, ça s’esbrouffe, je me retire, me replie, dans mon silence, je pense à mes menus, il faut changer des choses ou la prochaine on ira dans le mur. Bientôt la fin, des quinze heures, bientôt le renouvellement des équipes, mon cœur bat toujours à cent à l’heure, je suis encore là-bas. C’est pas fini, c’est jamais fini, enfer, coup de feu.