Manuel avait mal au bras. Les flics l’avaient malmené, il s’était plaint qu’il était blessé. Alors ils l’avaient fourré dans une salle nue, sans caméra et avec un anneau au sol, et l’avaient foutu à poil, comme une bête. Soi-disant pour l’examiner mais surtout pour l’humilier, le rabaisser, de sorte que quand viendraient les OPJ il serait bien tendre, mouton, agneau. Qu’ils aillent se faire niquer. Pourtant une blouse blanche était bien venue et avait conclu à une blessure par balle. Alors les cagoulés l’avaient secoué.
- Où est-ce que tu t’es fait ça ?
- En tombant à moto.
- Tu t’es prit une balle à moto ?
- Le toubib raconte n’importe quoi !
- Tu sais ce qui se passe quand on se prend une bastos, des fois y’a des éclats qui restent, on pourrait regarder dedans si c’est le cas, qu’est-ce que t’en dis ?
Le toubib avait tout nettoyé, il était confiant mais qu’est-ce qu’ils avaient à lui faire leur numéro de Gestapo ?
- Eh qu’est-ce que vous avez contre moi exactement hein ? Queue dalle alors filez moi mes fringues et libérez-moi !
- Mais c’est qu’elle nous donnerait presque des ordres la salope !
- Ferme ta gueule, tu feras ce qu’on te dit c’est tout, dit l’autre en lui filant un coup de pied dans les jambes.
Manuel avait la haine. Ils le laissèrent là encore une heure, puis on le libéra en lui jetant ses fringues et en lui ordonnant de s’habiller. Après quoi sans plus d’explication, ils le fourrèrent dans un fourgon avec Tahir, direction le palais de justice de Paris. Malik faisait une sale gueule, il brûlait de lui demander ce qui s’était passé pour lui, ce qu’ils lui avaient raconté, mais pas devant les deux cagoules qui les accompagnaient. Finalement ils furent à nouveau séparés, l’un devant le juge, l’autre en compagnie des deux clowns à cagoule dans un autre bureau. L’un d’eux s’approcha de lui avec son portable et lui montra une courte vidéo de quinze très longues secondes en ce qui le concernait. On le voyait nettement, armé d’un AK47 qui mitraillait pour sauver le convoi de Kader. Rafales après l’autre, tout en se déplaçant.
- Ca fait chier hein ?
- Putain ! Ne put il s’empêcher de grogner.
- On a réussi à empêcher que ça échoue sur les réseaux, t’as de la chance.
- Vous lui avez montré ?
- Non, on a juste sous-entendu qu’on avait un truc contre lui.
Quand la porte du bureau s’ouvrit sur un grand type longiligne et à la mine de carême.
- Capitaine ? S’exclama Manuel.
- C’est quoi ces conneries Balestra ? Vous vous êtes cru dans un western ou quoi ? C’est pas l’Afrique ici mon vieux !
- J’essayais de sauver leur peau.
- Ce n’est pas votre rôle ! Les serbes étaient filés par la BRI, ils étaient à trois cent mètres de vous quand vous êtes intervenus, vous vous rendez compte du bordel que vous avez failli foutre !? Le ministre en personne a dû intervenir pour qu’ils ne bougent pas.
- Des dommages collatéraux ?
- Non ! Et encore heureux ! Vous n’êtes pas capable de vous tenir ? Vous êtes à deux doigts qu’on vous retire cette mission.
- Je pars à Culiacan la semaine prochaine.
Le capitaine fronça les sourcils.
Manuel, ou Dieu sait quel nom il avait en réalité, sorti son portable de sa poche et mis en route l’enregistrement des négociations. L’appareil lui avait été imposé par Tahir, bidouillé par un gars de l’équipe, indétectable et intraçable il enregistrait sans même qu’il ait besoin d’actionner une commande.
- Trois ans qu’on attend ça ! Marmonna le cagoulé à ses côtés en ôtant son masque.
- On est encore très loin du but, sermonna le capitaine, des nouvelles de Dubaï ?
- Je ne les ai pas encore rencontrés si c’est ça la question, Tahir est très discret sur ce sujet.
- Il peut c’est eux qui blanchissent son argent, commenta son voisin.
- Bien vous allez sortir du territoire, vous ferez ce qui sera nécessaire sur place mais en attendant plus de conneries, c’est compris Balestra ?
- Oui, oui, soupira l’intéressé.
Deux heures plus tard Tahir et lui était dehors avec les avocats du premier.
- Il y aura des conséquences je vous le promets, cette arrestation était complètement illégale, déclara Maitre Laborde.
Malik était raide et silencieux, il monta dans le taxi sans un mot pour elle ou les autres et fit signe à Manuel de se dépêcher. Pendant la moitié du trajet il ne décrocha pas un mot et Manuel n’osa pas le déranger dans ses ruminations.
- Qu’est-ce qu’ils t’ont demandé ? Dit-il brutalement.
- Où j’étais le 20 octobre… Je ne savais même quand c’était le vingt…
- Ils t’ont frappé ?
Manuel lui raconta la danse qu’on lui avait fait subir.
- Bande d’enculés. On s’occupera de ces fils de pute plus tard, je te promets.
Il ne lui demanda pas comment, il pensait à autre chose. A cette vidéo qu’un connard avait trouvé le moyen de faire. C’était quoi ce monde bizarre où les gens préféraient risquer leur vie pour un quart d’heure de gloire plutôt que d’aller se foutre à l’abri ? Le retour en avion se passa sans heurt, accueilli à l’arrivée par Saïd, Kader et un troisième larron, et immédiatement le ton monta.
- Qu’est-ce que tu fiches ici !? Je t’ai dit de rester avec Abdallah !
- Fais chier Dubaï ! Je déteste cette ville !
- Putain mais t’as déjà tout ici et là-bas t’avais encore plus ! Il te faut quoi à la fin !?
- Le monde Mani, le monde ! Plaisanta le petit frère.
Mais Malik n’avait pas envie de rire.
- Connard ! Et toi Kader qu’est-ce que tu fous ici avec ta patte folle ? Vous vous êtes cru à une réunion de famille !? Vous croyez pas qu’on a assez d’emmerdes !? Foutez-moi le camp !
Un peu décontenancés ils obéirent, avant que Malik n’ajoute.
- Et toi Saïd interdit de sortir de la propriété !
- Ouais, ouais…
- Non pas « ouais, ouais » si je te chope dehors je te jure je vais te dérouiller !
Ca avait dû arrivé dans le passé parce que tout d’un coup son frère regardait ses pieds. Kader l’entraina par le bras, ils disparurent pendant que les deux autres montaient dans la Jaguar. Un modèle des années 70, gris argent, lustrée comme un bijou, bien tape-à-l’œil. Malik Tahir était sorti des HLM et ne comptait plus jamais y retourner. Avec une habileté de Machiavel il était parvenu au sommet de son business par un jeu combiné d’alliance entre cousins au pays, de rencontres opportunes dans le sud de l’Espagne, de violence calculée, et du fine stratégie financière. Manuel, de son vrai nom Emmanuel Balestra, agent contractant d’une organisation gouvernementale sans existence officielle, connaissait son dossier par cœur. Malik Tahir, âge : quarante-deux ans, né le 9 juillet 1981 à la Duchère, arrêté de multiples fois, port d’arme illégal, outrage et rébellion, trafic de stupéfiant, agression a main armée, vol avec effraction mais envoyé en prison deux fois. Première peine à Saint Paul, dix-huit mois, seconde trois ans à Villefranche, l’enfer de l’incarcération. Après il s’était apparemment rangé des voitures, avait repris ses études en prison, suivi un master en commerce international et même obtenu un MBA quand son père était décédé suite à une bagarre sur un chantier. A partir de là il s’était exclusivement occupé de faire vivre les siens, en relation avec un oncle dans le business. Un oncle qui avait des connections au Maroc, les fameux cousins. Ses amis en Espagne étaient non seulement corses mais aussi marseillais, anglais, écossais, et émiratis. Les corses avaient des amis à Paris, en politique et ailleurs, les marseillais des réseaux de distribution, les anglais et les écossais en avaient d’autre. Les émiratis avaient les circuits du blanchiment. Pendant un temps, il avait également fait équipe avec une bande de braqueurs. Trois fourgons blindés et quinze millions d’euros plus loin, il commençait à investir dans la coke. Et accessoirement passait sur les radars de la BRI. Brigade de Recherche et d’Intervention qui finit par sauter la moitié de la bande. L’autre moitié était toujours en cavale dix ans plus tard mais on soupçonnait Tahir d’avoir fait plus que financé les braquages. La BRI avait refilé le tuyau à l’Office Centrale pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiant qui l’avait à son tour inscrit sur ses tablettes, rayon nouvel acteur et gros client. C’était à peu près vers la même époque qu’il s’était acheté le manoir, vers 2010, il n’avait même pas encore trente ans. Alors bien entendu on avait envoyé les polyvalents, mais ce con payait ses impôts rubis sur l’ongle, fort de son affaire comme entrepreneur dans la restauration. Au nez et à la barbe de tout le monde il avait racheté une grosse entreprise de fourniture de produits pour la dites restauration. Et même sans la came il aurait très bien gagné sa vie. Mais il était ambitieux et il voyait loin celui-là. Assez loin pour sentir venir la justice la plupart du temps, un savon, une anguille qui s’en sortait à chaque fois que les flics essayaient de le coincer. Comment un type aussi intelligent pouvait se tourner vers une activité aussi merdique que la drogue ? Ça le dépassait un peu. Mais ce qui l’intriguait surtout, et qui intriguait l’unité de onze hommes dédiée à cette mission c’était son lien avec le terrorisme. Il y avait eu le 13 Novembre 2015. La plupart des armes étaient passées par un nervi de l’extrême-droite. On en avait saisi d’autre chez lui et dans une cache qu’il avait. Et on était finalement remonté jusqu’à Tahir. Une caisse de Kalachnikov et un fusil sniper lourd Barret, qu’il avait vendu pour une bouchée de pain, comme un cadeau. Le Barret n’était pas une arme de terroriste mais ça restait une arme de guerre, une arme anti véhicule et ça pouvait servir à percer une tire-lire, comme les voyous appelaient les fourgons blindés. Son organisation était spécialisée dans le contre-terrorisme, et tout ce qui était de près ou de loin lié à cette activité était une cible prioritaire pour eux. Pendant qu’on enquêtait autour de Tahir et de ses relations, il avait appris l’arabe, il avait appris l’histoire de la lutte pour l’indépendance basque, il avait appris les mœurs de la légion étrangère, s’était même entrainé avec eux dans la jungle pendant trois semaines. Bref il était devenu un autre, appris sa légende tellement par cœur qu’il en avait fait comme une seconde peau et parfois quand il rêvait, il rêvait qu’il était cet autre, Manuel Ibarrax aka Pablo Ignacio Sanchez. Tahir décrocha son téléphone qui bourdonnait dans sa poche et se mis à parler en arabe.
- Ouais ? Ah salut Fazil comment vas-tu ?… ouais, je t’écoute… ok parfait, on sera là dans une heure.
- Qu’est-ce qui se passe ? Demanda Manuel.
- Tu verras bien…
Il se pencha vers le chauffeur.
- On va à Vénissieux et prévient Milo.
Pendant que l’un enclenchait son kit main libre, Tahir soulevait l’accoudoir entre eux deux et découvrait deux automatiques Browning. Manuel n’osa pas répéter sa question quand il lui refila un des pistolets en lui disant :
Ils roulèrent pendant une petite heure jusqu’à un restaurant retiré derrière une haie boisée. Le genre d’établissement pour mariage et banquet avec son parking et une cour intérieure où se tenaient quatre hommes assis autour d’un verre sur des chaises de jardin, et autour d’eux, Milo et six balaises qui faisaient comme des poteaux de rugby. Quatre d’entre eux étaient armés de pistolet-mitrailleur Scorpion VZ61, l’arme favorite des voyous serbes. Les deux autres d’en face les observaient façon loup-garou, Milo également. Les quatre se levèrent à leur arrivée. Le plus vieux, un turc au sourire d’or et d’ivoire, les salua, se félicitant de leur venue.
- Je vois que nous sommes entre personnes raisonnables.
- Je l’espère, dit Malko Dovescic, le patron des serbes.
Crâne raz, visage acéré, une balafre qui courait sur son cuir chevelu jusqu’à l’oreille droite, souvenir de la guerre, le serbe n’essayait même pas de ressembler à autre chose que ce qu’il était. Avec son survêtement de marque, sa gourmette et ses chaines en or, ses Nike dernier cri. Il puait le petit potentat des Balkans
- Moi aussi mais d’abord va falloir t’expliquer. Pourquoi t’as essayé de faire tuer mon frangin ?
- On voulait pas le tuer, on voulait l’envoyer à l’hôpital, t’envoyer un message. Si ton copain n’était pas intervenu on en serait resté là.
- Bah voyons bientôt ça va être de sa faute !
- Il a tué deux de mes cousins, on a joué on a perdu mais qu’il fasse bien attention à lui…
- Allons, allons pas de menace, tança Fazil.
Manuel fixait le serbe, regard vide, déterminé, un mot, un geste et il le tuait de sang-froid.
- En effet t’as joué t’as perdu mais on n’est pas là pour parler du passé non ? Laissons nos morts là où ils sont tu veux ?
- Qu’est-ce que tu proposes ?
A nouveau le turc s’agita.
- Ah non mon ami qu’est-ce que toi tu proposes comme réparation ?
Les yeux du serbe s’étrécirent, on le sentait agacé. La brute contrariée, celle qui pouvait vous péter à la figure comme une grenade, juste parce que la frustration était intolérable à son petit crâne. Mais Manuel ne bougea pas, un œil sur les trois colosses aux aguets eux aussi.
- J’ai deux cent kilos de comprimés d’ecstasy, je vous les donnes.
- Tu te fiches du monde !? Intervint à nouveau Fazil.
- Je ne comprends, on s’était mis d’accord.
- Il n’y a pas d’accord qui tienne avec les chiens comme toi ! Aboya alors Fazil. Soudain les colosses au Scorpio s’approchèrent et enfilèrent des sacs en plastique sur la tête du serbe et de son associé. Sac qu’ils zippèrent avec du flexible. A peine dix secondes et les deux étaient par terre à s’étouffer en essayant de défaire le garrot.
- Tu as osé t’attaquer à mon ami sur mon territoire ! Tu as osé faire la guerre au milieu de ma communauté ! Tu t’es pris pour qui sale chien ! Dit Fazil en se levant de sa chaise si vite que celle-ci roula sur le gravier.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne réponds rien !? Tu as du mal à respirer ? Attends je vais t’aider…. Voilà je t’aide….
Et tout en disant ça il lui ouvrait le bas du ventre avec un couteau à cran d’arrêt long comme ça, prit dans sa poche. Ils les regardèrent mourir gravement, sans un mot, sans un geste de plus, une minute durant. Une très longue minute à regarder l’un partir le visage violet, les yeux presque hors de la tête, l’autre cracher du sang, se tortiller en râlant avant de mourir dans un gargouillis et un pet sonore.
- Dégueulasses jusqu’au bout ces porcs, commenta l’homme assis à côté de Fazil.
L’intéressé s’essuya les mains avec une serviette que lui apporta un des anciens sbires du serbe. Manuel se demanda ce qui leur avait promis contre leur trahison.
Parfois quand il fermait les yeux, qu’il n’avait pas fumé un joint pour dormir, pour faire redescendre le stress, il se souvenait. Des images de cauchemars qui se mêlaient à d’autres. Il avait participé à une opération au Mali, à une autre en Centre Afrique, il avait vu des gens manger d’autres gens, il avait vu des femmes et des enfants se faire massacrer à la machette, au gourdin, à la hache. Des choses qu’on n’oubliait pas ou difficilement. Mais avec ce qu’il savait du Mexique, il redoutait le pire, le type qu’ils rencontraient cette semaine, Ismaël Mario Zambada Garcia aka « El Mayo » avait une réputation de crocodile. Et tandis que son imagination mélangeait tout, les faits rapportés et les actions qu’il avait menés, agité sur son lit qui transpirait, un des gars rentrait dans la chambre comme un chat et lui secouait l’épaule.
- Eh Manu, y’a le patron qui veut te voir.
Son bras se détendit comme un cobra, lui saisissant le biceps et l’attirant de force vers lui pour lui coller mécaniquement son arme contre les dents. Le pistolet ne quittait jamais le lit. D’ailleurs il était toujours armé, même sous la douche.
- Eh oh frérot doucement ! Cool ! Tout va bien ! C’est moi c’est Laurent !
Un des petits jeunes qui entourait Saïd, un garçon sérieux pour ce qui l’en avait vu. Manuel rangea son arme.
- Excuse-moi, dis-lui que j’arrive.
- Hein ? Je reviens pas sans toi moi !
Il poussa un long soupir.
- Okay… okay, souffla-t-il en se levant pesamment.
Tahir l’attendait dans son bureau en compagnie de Milo, Kader, et trois autres gars qu’il n’avait jamais vus. Mais immédiatement il sentit que quelque chose clochait. Les types avaient l’air de militaires de carrière, et il en avait assez vu lui-même dans sa vie pour les reconnaitre au premier regard. La taule laissait sa trace sur un visage souvent. Le creusait, il laissait une forme de violence sourde, et pour certain c’était comme s’ils n’arrivaient jamais à sortir de leur cellule, même libres. Et bien l’armée c’était pareil, ils continuaient de porter l’uniforme, même en jean comme ceux-là.
- Comment ça va Manuel ? Demanda Malik sur le ton de la conversation.
- Euh.. bien, bien… tu voulais me voir ?
- Ou est-ce Pablo ?
- Hein ?
- Pierre, Paul, Jacques, Hervé…. Ouais il a bien une tête d’Hervé tu ne trouves pas Milo ?
- Une tête de petit enculé de menteur, ça oui.
- Qu’est-ce qu’il me traite de menteur ce connard ? Grogna alors Manuel tout en regardant en douce ce qui allait pouvoir lui être utile quand ça partirait en sucette.
- Allons machin, soit sage, insista Malik en le braquant maintenant avec son Browning.
- Mais qu’est-ce qui te prends patron, pourquoi il me traite de menteur !?
- Parce que t’en es un ! Aboya alors un des militaires de carrière.
- T’as jamais été au Mali avec nous ! dit son voisin.
- La seule trace qu’on a de lui c’est un stage en Guyane et il a déserté il parait, affirma le dernier en sortant une matraque télescopique de sa poche de blouson.
- Tu vois nous autres dans la légion on n’aime pas les menteurs, ajouta Milo avant de le frapper avec sa propre matraque dans les reins. Douleur intolérable qui lui fit plier les genoux après quoi ils se jetèrent à quatre sur lui et le dérouillèrent à grands coups de pieds dans les couilles et coup de matraque sur tout le corps. Manuel avait déjà subi ce genre de dérouillée à l’entrainement et sur le terrain. Il encaissa le temps d’attraper son karambit et de taillader le tendon d’Achille de Milo qui s’effondra en criant, incapable désormais de se tenir debout autrement que sur une jambe, handicapé à vie. Manuel lui taillada l’autre tendon avant de parvenir à se dégager et faire face aux autres, en garde. Tahir tira assez prêt de sa tête pour le distraire, les autres en profitèrent pour se jeter sur lui et le débarrasser du couteau. Un tabassage plus loin il se retrouvait attaché sur une chaise, et Tahir qui demandait qu’on aille lui chercher sa perceuse.
- Alors t’es qui toi ?
- Putain… enculé, je vais te tuer toi et tous ceux qui sont ici !
- Tsss, allons machin, moi je veux juste savoir la vérité, dis la moi et on oublie tout.
- La vérité putain ? Laquelle ? Celle de ces connards ? Si j’étais pas avec la Légion au Mali comment ça se fait que je connaisse le Bebel Bar à Bamako ? Comment ça se fait que je connaisse le sergent José Pasquale du groupe Jaguar ? Hein !?
Manuel parlait très vite maintenant que la perceuse était dans la pièce.
- Qu’est-ce qu’il raconte ?
Les deux autres avaient l’air de se le demander. Mais le troisième lui balança une grande mornifle dans la figure.
- Arrête de mentir fils de pute ! Tu oses prononcer le nom d’un de nos morts, putain je vais te finir.
- Il est mort devant moi connard ! Lui et trois autres gars, c’est moi qui ai ramené leurs cadavres !
Et tout était vrai, même s’il n’avait pas participé à cette action sous l’uniforme de la Légion. Quant au Bebel Bar c’était le QG des légionnaires en ville, et les autres militaires y étaient persona non grata. Cette fois les autres eurent l’air plus hésitants.
- Vous m’expliquez ? Demanda à nouveau le trafiquant.
- Jaguar c’était le nom d’un groupe de chez nous, spécialisé dans le nettoyage. Le sergent et trois de ses hommes se sont fait allumer dans le village deTéneni en désarmant des EEI.
- Kesako ?
- Engin Explosif Improvisé, expliqua Manuel.
- Ouais, sauf qu’il y a un problème, t’es mentionné nulle part dans cette opération.
- Mais oui je suis sûr que t’es dans le secret des Dieux mon gros, même que t’as tout mon dossier militaire. Eh connard j’ai pas déserté, j’ai été envoyé en opex.
- Qui peut le garantir ?
- Personne, parce que personne n’était censé être là-bas, tu me suis ? C’est quoi ces militaires de mes couilles Malik ? Ils font les malins et ils ne savent rien du métier ?
Un bon mensonge est une demi vérité, lui avait dit une fois un instructeur. Ces mecs étaient peut-être de la carrière, mais ils n’étaient ni officier, ni sous-off, il l’aurait parié. Des gradés auraient peut-être gratté pour voir, il savait que son service avait tout bétonné derrière lui. Mais parfois une indiscrétion…
- Alors ?
- Je suis sûr qu’il ment, affirma le troisième et coriace de la bande. Fais-y des trous, il va chanter je te garantis.
- Et moi je crois pas, décida soudain Malik en rangeant son arme. Libérez-le.
Les légionnaires protestèrent.
- Faites ce que je dis putain et décarrez de mon bureau !
Plus tard, une fois libéré et un verre de scotch d’excuse dans la main, Tahir lui demanda ;
- Pourquoi tu ne m’as rien raconté ?
- Raconter quoi ? Je suis pas censé en parler, à personne. Et puis merde c’est le passé oui ou non ?
- Oui et alors ?
- Alors je vis pas dans le passé, marcher à reculons c’est bon pour les cloportes.
- Sauf que si tu m’en avais parlé de tout ça, t’aurais pas cette gueule.
Un cocard à chaque œil, des douleurs dans les bras, les jambes, le bas-ventre, les flancs, le crâne et les dents de devant qui branlaient.
- Et si t’étais moins parano non plus, putain de merde j’ai sauvé la vie de ton frère, de Kader, de tes hommes et c’est comme ça que tu me traites !?
- Il y avait un mouchard dans le téléphone du gamin qui conduisait ta bagnole, on a pensé que c’était Moussah, mais comment être sûr ?
- Et maintenant tu l’es ou tu vas me passer à la gégène pour le fun ?
- Bois ton verre et arrête de dire des conneries.
Tahir était intelligent, et parce qu’il l’était, il était dangereux. Mais il avait découvert une facette de lui qu’il aurait préféré ignorer, son sadisme. Pourtant comparativement à leur interlocuteur de ce mardi-là, c’était un enfant.
- Soyez les bienvenues au Sinaloa, dit Ismaël Zambada en anglais, en les accueillant chez lui dans une de ses haciendas.
- Senior Zambada es un honor, répondit Tahir avec une déférence qu’il ne lui connaissait pas.
Le successeur d’El Chapo avait un visage ramassé, à la mâchoire empâtée, aux lèvres fines, les yeux froids et durs d’un noir intense, ridé comme une pomme. Une fine moustache grise suivait sa bouche tombante jusqu’à la commissure. Soixante-quinze ans, la peau brunâtre et tavelée, il lui faisait penser à un vampire avec des mains de cultivateur. Il portait une saharienne jaune safran, un jean et des bottes de cowboy bicolores et il s’échappait de lui comme une énergie juvénile presque anormale.
- Allons, allons, pas de ça entre amis no ? Dit-il avec un enthousiasme tranquille. L’honneur est pour nous tous, si ?
Malik lui répondit mécaniquement par un de ses sourires commerciales.
- Bien sûr que oui, dit-il en anglais, je vous présente Manuel, un de mes associés.
- Encantado senior, venez, il fait chaud, si nous allions déguster une citronnade en casa.
- Avec plaisir.
Esteban et Enrique étaient présents eux aussi, et sans leurs beaux costumes sur mesures ils avaient l’air de rancheros en attente de transhumance. Tous les quatre suivirent le maitre des lieux à l’intérieur. L’hacienda était remplie d’hommes en arme, et animée d’un personnel discret de femmes de chambre, servantes et gouvernantes ; les seules femmes visiblement admises ici. Ils entrèrent dans un salon assez vaste pour y accueillir une petite compagnie aérienne, décoré avec ce goût particulier qu’ont certains voyous voulant se donner des airs de respectabilité. Ça sentait l’ancien, la Nouvelle Espagne, donnait le sentiment d’avoir toujours appartenu à une noble famille aux racines castillanes au lieu d’être la propriété d’un ancien paysan du Sinaloa, sorti de la tourbe grâce à son génie de la botanique et sa férocité légendaire. Un goût et une attitude qu’il partageait avec le trafiquant français. Cigares et citronnade, tout le monde assis sur des fauteuils confortables en osier blanc, et Tahir qui commençait à présenter son business plan.
- Voilà, grâce à notre ami commun le prince je suis en mesure de garantir un réseau de distribution sur la moitié sud de la France, de Paris à Edimbourg en passant par Londres et Bruxelles. J’ai également des contacts à Berlin qui seraient intéressé par votre produit.
- Bien des destinations, et vous avez toutes les protections et les appuis nécessaires ?
- J’ai les corses et la Mocro derrière moi, je suis en pourparlers avec le clan Kinahan.
- Vous m’impressionnez senior Tahir, j’ignorais qu’il y avait des gens à votre mesure en France.
Malik ne répondit rien mais ses yeux calculaient. Manuel écoutait, enregistrait et observait sans observer. Les gestes, les regards, les mouvements inconscients, tous les signes généralement invisibles pour le commun. Il surveillait les allées venues des gardes armés, et avait déjà pris en compte les objets qui les entouraient, leur létalité potentielle, les voies de replis.
- Mais les prix que vous proposez sont indécemment bas. Le marché évolue, la cocaïne a chuté à soixante-cinq euros le gramme en Europe. L’avenir est aux produits de synthèse j’en ai peur et sur ce marché nous sommes sévèrement concurrencés par l’Asie et même les gringos.
- J’entends bien mais je dois tenir compte de mes frais généraux, vous les connaissez tous, transport, stockage, distribution, sécurité, renseignement, protection… Actuellement le ministère de l’intérieur fait du zèle en vue des élections, guerre à la drogue et avec la nouvelle législation en Allemagne nous allons perdre une partie du marché du cannabis. Oh une petite partie en ce qui me concerne, je vous le concède mais avec les dernières mesures du ministère cette situation pourrait devenir endémique.
- Allons vous connaissez comme moi les politiques, ils sont tous les mêmes, d’ici vos élections il sera passé à autre chose et je suppose sans peine que vous avez les liquidités pour tenir le temps nécessaire.
Malik ne pouvait dire le contraire sans perdre la confiance du vieux.
- Bien entendu, je peux encaisser un manque à gagner sur deux ou trois ans, mais au-delà je perdrais de l’argent.
- Parfois il faut accepter de perdre pour gagner plus. Enrique…
- Voilà ce que nous vous proposons, dit ce dernier en décroisant les jambes. Vingt-quatre mille l’unité si vous distribuez pour nous nos produits de synthèse avec un ratio de dix kilos pour une tonne de cocaïne.
- De quoi parlons-nous ?
- Métamphétamine et Fentanyl
- A une condition, je ne vends rien sur le territoire français.
Enrique fit la grimace.
- Une perte de bénéfice importante pour vous comme pour nous.
- Peut-être mais ça en sera une plus importante encore si mes protections politiques me lâchent, et elles me lâcheront si je me mets à vendre du Fentanyl.
Les mexicains se consultèrent du regard.
- Soit, combien êtes-vous prêt à mettre sur la table immédiatement ? Demanda Esteban.
- Dix tonnes pour commencer à vingt-trois l’unité.
- Considérant vos obligations territoriales et les conséquences sur nos bénéfices, nous ne descendrons pas en-dessous de vingt-sept, expliqua Enrique.
- Dix tonnes avec une garantie de vingt-cinq tonnes pendant deux ans ; que nous reverrons à la hausse les années suivantes, rappela le trafiquant français.
- J’ai peur que ça ne suffise pas, laissa alors tomber El Mayo. Entendons-nous bien, je comprends et partage vos préoccupations concernant certain de nos produits. Es una mierda ce Fentanyl. Une drogue qui tue un client sur cinq ce n’est pas bon pour les affaires. Mais que voulez-vous après la crise de l’Oxycodone de nouvelles opportunidades ce sont présentées si, et nous ne pouvions pas les ignorer. Et puis il faut tenir compte désormais de l’effet de mode. Les gens sont comme ça, déraisonnables. La consecuencia est que nous arriverons bientôt en surproduction pour los Estados Unidos, ce qui n’est pas forcément un bien si certain marché nous sont interdits. La fabrication est assez simple quand on dispose des bons produits, mais notre fournisseur principal dans ce domaine est chinois. Or les chinois ne partagent pas notre mode de financement, ils veulent être payés avant livraison et en cash. Vous comprenez maintenant à quel genre de problemos je suis confronté si ?
Chacun avançait ses pions. Malik réfléchissait, les positions rigides étaient exclues dans les affaires et parfois il fallait aller contre ses intérêts immédiats pour avancer.
- Je comprends, en l’état je ne peux rien garantir mais j’ai peut-être un biais pour distribuer vos produits de synthèse sans passer par mes réseaux. Le marché de la cocaïne est en hausse en France, cela compense la baisse générale des prix et appel à une offre démultipliée. Les colombiens ont commencé à implanter des laboratoires en Espagne pour leur cocaïne et la Mocro est bien en place pour dominer le marché européen en ce qui concerne le indoor et la fabrication de produits de synthèse. En résumé la concurrence est rude et je comprends et partage moi-même vos préoccupations financières, même si nous n’avons pas les mêmes et que je ne peux aucun cas me situer sur la même échelle que vous.
- Qu’essayez-vous de nous dire ? Demanda Esteban avec un sourire un peu confus.
- Dans la mesure ou je peux garantir votre distribution pour le synthétique, à combien seriez vous prêt à me vendre le kilo si au lieu de vous prendre dix tonnes tout de suite et vingt-cinq sur deux ans, je prenais trente tonnes immédiatement avec une garantie de quinze tonnes sur trois ans ?
Les autres échangèrent des regards surpris.
- Trente tonnes d’un coup, pour votre territoire, c’est un gros risque no en période de « guerra contra las drogas », dit le patron en mimant les guillemets et utilisant son premier argument contre lui.
- Vous n’avez pas tort mais actuellement nous en sommes à la théorie du « pilonnage » des points de deal, selon les propos de notre ministre qui se croit sur un théâtre d’opération. Ca ne sert à rien sur le terrain mais ça distrait les naïfs. Ce qui est intéressant tout de suite, et tant qu’il s’en limite à cette politique de l’esbrouffe, c’est le Havre et Marseille. Avec votre aide et mes contacts nous pourrions séparer la livraison en deux, quinze tonnes pour le nord, à l’export, et quinze par Marseille que nous distribuerons par mes circuits.
- Il y aura la question du stockage, en combien de temps pensez-vous que vos stocks seront épuisés ?
- Je dirais six mois un an.
- Trente tonnes donc… et puis quinze sur trois ans, soit un total de soixante-quinze tonnes sur quatre ans. Vous pensez vraiment pouvoir absorber une telle quantité et nous payer dans les temps ? Demanda Enrique.
- Oui.
- J’admires votre confiance, remarqua El Mayo, soit admettons que nous suivions, nous vous proposons vingt-mille le kilo, cela monte la note à six cent millions d’euros, il me semble que c’est beaucoup pour votre organisation no ?
- J’ai crédit ouvert auprès de notre ami commun, révéla Malik. Et je dispose actuellement d’une provision de cent cinquante millions disponibles immédiatement. A titre d’avance par exemple.
- Restera donc quatre cent cinquante millions que vous pourrez régler combien de temps après la livraison ?
- Un délai de trois mois, contenu de mes obligations vis-à-vis du prince.
Les autres hochèrent la tête, le deal leur plaisait.
- J’avoue que vous m’intéressez senior Tahir, vous avez l’envergure que nous souhaitons pour la France, et la France, et bien est un beau pays idéalement situé. Un de mes très bons amis a même payé les vacances d’un de vos anciens présidents quand il nous a rendu visite ici.
Manuel en profita pour intervenir.
- Laissez-moi deviner Nicolas Sarkozy ?
- Ah, ah, ah, oui ! Je vois que vous le connaissez bien.
- Pas personnellement, rassurez-vous.
Le vieux sourit en regardant les autres qui rigolaient.
- Ah oui bien sûr mais dites moi qu’elle est votre rôle dans nos négociations ?
- Aucun senior j’écoutes c’est tout, et je ferais ce qu’on me demandera quand le temps sera venu.
- Ah un soldado ! Muy bien.
- Un peu plus qu’un soldat, fit alors Malik. Manuel sera mon garant auprès de vous.
Balestra en aurait presque bandé s’il n’avait pas été par ailleurs sur le qui-vive, exactement ce qu’ils espéraient
- Qui est-il exactement pour vous ? Demanda le vieux en fixant Manuel comme un morceau de viande.
- Il a sauvé la vie à mon petit frère et il a sauvé également une de mes cargaisons et la vie de mes hommes.
- Je vois, un homme providentiel….
- Il était dans la Légion et il a été au front, c’est un garçon intelligent, il pourra vous être très utile si besoin.
- Je n’en doute pas… parlez-vous une autre langue que l’anglais senior ?
- Si arabe et espagnol, lâcha Manuel comme un aveu, enfin je le baragouine
Malik lui jeta un coup d’œil de biais.
- J’ai appris au Mali, dit-il en genre d’excuse.
- Perfecto. Vous pourrez peut-être nous éclairer sur certaines subtilités que nous ne comprenons pas toujours avec nos amis de Dubaï.
- Je l’espère.
Les mexicains savaient recevoir. On lui confia une maison avec jardin à deux pas du centre-ville, la gouvernante, la servante et le chauffeur, armé, étaient compris dans le lot. Ainsi que les deux filles qui l’attendaient dans sa chambre. Manuel les renvoya, il n’était pas d’humeur et il avait besoin de tranquillité. Le plus facile était fait et il le savait. Et s’il avait été clairement en danger jusqu’ici, il était plus encore maintenant qu’il était loin de ses bases. Il ignorait également si les autres étaient arrivés. Tout avait été préparé largement en amont, planque, point de repli, les armes fournies depuis l’autre côté de la frontière. Pour le moment, tout ce dont il était sûr c’était que son référant et un autre gars étaient sur place, quelque part. D’autant assuré qu’ils avaient voyagé dans le même avion. Il n’avait aucun moyen de les contacter pour le moment si pour une raison ou une autre ça tournait mal, mais heureusement sur la table de chevet, se trouvait une grande boite pleine de mota, comme ils disaient ici, marijuana sinsemilla, l’herbe magique qui avait lancé le cartel de Guadalajara et Miguel Felix Gallardo, le pionnier du trafic. Balestra connaissait l’histoire des cartels, de leur naissance dans les années 80 à aujourd’hui. Il se roula un joint et alla le fumer dans le jardin.
- Patron vous voulez boire un café, une bière ? Quelque chose ? Demanda le chauffeur en le regardant passer.
- Ouais, une bière bonne idée.
Il y avait un hamac suspendu entre le jardin et la chambre, il s’y installa et dégusta sa Corona et son joint en pensant à la suite. Demain il devait participer à la réception d’une importante livraison de cocaïne en provenance du Venezuela. Il n’en savait pas plus, ni où ça devait se passer, ni avec qui. Enrique lui avait présenté Roberto, leur chef de la sécurité. Ce dernier lui avait tiré le portrait et prit ses empruntes en lui expliquant que c’était la procédure. Les mexicains avaient tout ce qui fallait en matière de sécurité et de renseignement, soutenu par des hackers russes payés à prix d’or et des petites mains dans le monde entier. Son passé, sa légende serait examinée à la loupe et si jamais quelque chose merdait, s‘il y avait la moindre faille, alors ça risquait d’être chaud pour lui. Balestra était quand même confiant, son organisation travaillait en commun accord avec la DGSE et la DGSI. En dehors de son groupe personne ne savait ce qu’il faisait ou même sous les ordres de qui. Mais si jamais la police mexicaine ou américaine lui tombait dessus, alors il serait seul et sans la moindre aide. Ce n’était pas sa première mission, avant celle-ci il avait infiltré un réseau de prostitution également lié au terrorisme. Une affaire qui l’avait conduit jusqu’en Syrie, traiter deux cibles prioritaires. Il avait côtoyé quelques-unes des pires ordures de la terre, des proxénètes albanais et turcs, et aussi des trafiquant d’organes croates. Plus glauques que ces derniers d’ailleurs, impossible. Les prostituées des deux sexes venaient du Moyen Orient, et des pays de l’est, Syrie, Turquie, Liban, Iraq, Serbie, Roumanie, Kosovo, Tchéquie, Albanie… de quatre à vingt-et-un ans… Parfois il se demandait comment il n’avait pas encore craqué devant tant d’horreur dans sa vie. Balestra avait trente-deux ans, viré de chez lui par son père à treize ans après qu’il l’ait dérouillé devant sa mère et sa sœur. Dérouillé pour les protéger de ce connard. Et viré avec elles deux. Il s’était démerdé seul pendant un an, avait été pris en main par une tante, mais sa vie c’était la rue. A dix-huit ans il fréquentait des voyous corses de la Brise de Mer. Juste des connaissances et une grande admiration de gamin. Il aurait peut-être pu mal tourner mais au trois jours l’armée lui avait fait une proposition. Les trois jours étaient passés à quatre, et ensuite… Il fit une petite sieste, bien défoncé comme il aimait. Ce n’était pas ce qu’il préférait comme sensation mais c’était un bon moyen de s’enduire les nerfs de zenitude, comme disait un de ses amis. Et il avait précisément besoin de ça, besoin de ne pas stresser, rester cool. Tout en sachant qu’une petite partie de lui restait lucide et en alerte. C’était son truc à lui, il gardait toujours une part de lucidité même noirci à l’alcool, et cette qualité lui avait déjà sauvé la vie plusieurs fois. Combien de temps il dormit ? Aucune idée mais il fut réveillé comme il détestait qu’on le réveille, en fanfare. Esteban et six de ses hommes, tous déjà bien allumés et déterminés à l’entrainer avec eux voir Culiacan by night. Difficile de refuser. Et les voilà en route pour la Estrella del Sur, la radio à fond sur un air de narco corrido à se passer une bouteille de Téquila Héradura étiquette or, tout en enchainant les lignes de cocaïne.
- Eh le français t’en veux pas !? S’écria Esteban par-dessus la musique alors qu’un plateau plein de coke passait de mains en mains, chacun sa trace ou deux.
- Non merci, je suis le conseil d’Elvira.
- Elvira c’est qui cette pute ? Demanda un des hommes en fourrant son nez directement dans la neige.
- Scarface, la copine à Tony, ne jamais devenir dépendant de ce qu’on vend.
Les uns et les autres se regardèrent incrédule, mais Esteban savait de quoi il parlait.
- Ah si Tony Montana, sage décision, sage conseil no ?
- Le plus sage, mais il n’a pas écouté.
- Oui, pauvre Tony….
- C’est quoi que vous parlez ? demanda un des plus jeune de la bande.
- Un film des années 80, expliqua Manuel.
- Mouais, les films en noir et blanc j’aime pas ça.
- Cabron, rigola Esteban, c’est un film en couleur, ça parle de la vida loca.
Quel âge avait le gamin, quinze ans, seize ? En tout cas s’il était avec eux c’est qu’il devait déjà en avoir pas mal sous la ceinture.
- Oui moi je l’ai vu, super film approuva le chauffeur en longeant le trottoir devant la boite de nuit.
Il y avait du monde, une queue qui devait bien faire la moitié du pâté de maison, mais pour les hommes d’El Mayo, passe-droit obligatoire et même le physio et le portier qui les saluèrent chaleureusement. Ils grimpèrent bien entendu au carré VIP rejoindre un autre groupe, et pendant que les uns dansaient, chacun avec une fille, les autres buvaient et parlaient fort entre deux lignes, deux pétards.
- Alors français, il parait que t’as pas voulu de mes putes ? Elle te plaisaient pas ? C’est pas grave je t’en enverrais des mieux C’est quoi tes goûts ? Lui demanda un géant en s’approchant.
Manuel leva la tête pour apercevoir son regard, putain que ce con était grand.
- Désolé, j’étais un peu fatigué. Sinon j’aime bien tous les genres du moment qu’elles sont jolies.
- Fais attention avec Marco mon ami, c’est un sorcier, ses femmes peuvent t’ensorceler, lui souffla Esteban dans un nuage de téquila et d’herbe.
- Ah, ah, ah ! Rigola Manuel en apercevant le calibre doré sous la veste du maquereau.
C’était bien le seul à le porter discret. Tous les hommes étaient armés dans le carré VIP. Flingos d’apparat, chrome et ivoire, nacre et damasquinage. Ainsi ils passèrent la soirée à boire, fumer, rigoler, sniffer et avaler des cachets colorés et rigolos. Balestra goba un comprimé d’ecstasy, fini par se faire une trace mais il fit semblant de boire et ralenti la fume. Il connaissait sa chimie, il avait déjà fait des combinaisons pour se tester. Et ce n’était pas alors pour le plaisir mais sur ordre. En vue de cette mission précisément. A Rome on fait comme les romains, lui avait un jour dit son référent. Aussi quand plus tard dans la nuit Marco les entraina dans un bordel, on lui donna une fille et il la baisa dans une piaule misérable, derrière un rideau de perles pendant que les autres en faisait de même. Qu’elle âge elle avait ? Seize, dix-sept ? Elle lui en avoua dix-neuf mais il en doutait. De toute façon il n’avait pas eu le choix, fourrée de force dans ses bras par ceux de Marco qu’il avait comme des troncs. Un test. S’il l’avait refusé à nouveau, les autres l’auraient pensé pédé et c’était pas bon.
- Como se llama amor ? Demanda-t-il après l’amour.
- Maria, dit la fille en se rhabillant lassement.
- Ca fait longtemps que tu travailles ici ?
- Tres años
- Et ils te traitent bien ?
Haussement d’épaule, question stupide se dit-il. Ils restèrent un petit moment à picoler et rigoler avec les filles dans la cantina en face, puis Manuel expliqua qu’il était temps d’aller se coucher s’il voulait être en forme pour demain.
- Demain ? S’écria Enrique qui les avait rejoints, mais on est déjà demain Manuel !
En effet il était quatre heure trente.
- Ouais et d’ailleurs va être l’heure de décoller, annonça le géant en consultant sa Rolex or.
Plus question de dormir donc.
- Un petit remontant, vous auriez pas un petit remontant ? Questionna Manuel en souriant de toutes ses dents.
Esteban lui passa son joint.
- Tiens fumes, elle est pura celle-là.
Cocaïne et sinsemilla, le cocktail favori des sicarios. Ça valait pas le brown brown d’Afrique, cocaïne et poudre noir mais c’était déjà bien. Ils embarquèrent dans deux pickups Toyota, Enrique lui tendit un sac de jute.
- Excuse nous amigo, pour le moment on fait comme ça bueno si ?
Balestra enfila le sac en se disant qu’il était maintenant en total roue libre, absolument seul, et que n’importe quoi pouvait arriver. Avait-il peur ? Plus de l’appréhension que de la peur mais quoi qu’il se passerait ce soir, quoi qu’il arriverait ce serait le moment où toutes ses années d’entrainement et d’expériences allaient donner tout leur sens.
L’aube et les montagnes se confondaient dans un même bleu. Sur la piste d’atterrissage orange qui traversait le plateau touffu de jungle, deux Antonov gros porteur étaient en phase de déchargement. Deux autres pickups étaient déjà là.
- Tu viens gringo ? On va les aider, dit joyeusement le gamin à côté de lui.
- Me llamo Manuel, y tu ?
- Guillermo mais tout le monde m’appelle El Carnicerito.
Le Petit Boucher, tout un programme, se dit Balestra.
- Et il y a un grand boucher ?
- Mi papa, il m’a tout appris.
- Oh, de père en fils alors.
- Si !
Et on sentait sans mal la fierté. Un grand sourire et plus absolument rien dans les yeux. Balestra connaissait ce regard, parfois il avait le même. Ils aidèrent donc les gars à décharger les pains de cinq kilos en formant une chaine jusqu’aux véhicules. En une demi-heure tout était emballé et les pickups repartaient. Cagoule obligatoire évidemment pour le retour. Au bout d’une heure de route environs on lui arracha son sac de la tête et on lui confia un AR 15. Ils n’étaient plus seuls, deux véhicules de la police fédérale les accompagnaient, mitrailleuse lourde 20 millimètres pointée vers le ciel comme si on craignait une attaque de drone. Ils traversèrent villages et bourgs à grand train, ils traversèrent plaines et collines sur une route en lacet chassant devant les véhicules sur le passage à grand coup de sirène flic. Jusqu’à ce qu’à nouveau il soit obligé de renfiler son sac de jute. Cette fois ce fut plus long avant qu’il soit autorisé à retirer son masque, deux ou trois heures de route pour parvenir dans une zone pavillonnaire en construction. Là ils déchargèrent la marchandise qui disparue, engloutit dans les pavillons aux mains d’autres hommes.
- Ces enfoirés de Juarez nous ont coupé la route del norte, expliqua plus tard Enrique, alors on payent une taxe à Tijuana pour nos stocks au nord, mais tôt ou tard on les écrasera tous.
- Et pour notre marchandise ?
- Pas de problème, nous avons des accords avec le Cartel del Golfo, et ils haïssent Juarez et Tijuana tout comme nous autres. El jefe a plus d’un tour dans son sac, ah, ah !
Deux semaines étaient passées depuis leur dernière livraison. Il avait été contacté par son référent et l’avait rencontré dans une planque louée à l’année par la DGSE. Villa avec piscine dans les collines qui surplombaient Culiacan. Il avait fait son rapport, avait discuté de la stratégie à suivre pour les semaines à venir, mémorisé les dossiers de tous ceux qu’il avait identifié. Et le plus terrifiant de tous était sans doute celui du petit Guillermo. Guillermo Vega, aka El Carnicerito, dix-sept ans, soixante et un meurtres avérés au compteur, arme de prédilection : le couteau. Spécialité, la torture. Fils d’Anton Vargas-Vega aka El Carnicero plus de deux cent meurtres à son compte, arme de prédilection, la machette, spécialité : faire disparaitre les corps. Belle famille. Il fut convenu qu’il devait passer du temps avec toute cette bande qui tournait autour de Zambada. Apprendre à les connaitre, et se fondre dans le groupe. Mais la mission qu’on lui confia avant de repartir ne l’enchantait pas le moins du monde.
- Vous voulez que je fasse quoi !?
- Ne me fait pas répéter c’est pas négociable, les ordres viennent directement de Paris.
- Non mais ils se rendent compte que les autres sont sécurisés comme la putain de CIA ?
- Balestra ferme-là et écoute, ordonna son référent.
- Flippe pas, ce bijou est indétectable, et on a déjà un drone qui surveille leurs allées venus.
- D’où ça sort ça ?
- Les américains. Tu penses ils sont trop contant de nous donner un coup de main, continua de lui expliquer Tom, le spécialiste des écoutes de l’équipe.
Ce n’était pas son vrai nom sans doute mais ça lui allait bien. Tom comme Tom et Jerry, tant il avait l’air d’un chat avec ses yeux en amande et sa manière de bouger. Balestra n’aimait pas ça, plus de gens étaient au courant de leur opération, même une information fragmentaire, plus les risques de se faire trahir étaient grands, et il n’avait strictement aucune confiance dans les américains. Pas exactement ni les rois de la discrétion, ni de l’approche subtile. Mais puisque c’était les ordres…
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