Man on high heels, Hard queen.

Dès la première scène le ton est donné, l’inspecteur Ji-Wook est un dur, une légende, couvert de cicatrice, le corps tendu de muscle. Une légende de la police, et même des voyous. Une légende que l’on va découvrir à la fois nu, érotisé par un gangster en admiration et tel qu’il est vécu, une furie de violence. Dès la première scène, cet inspecteur Harry sauce coréenne défonce onze hommes et arrête un parrain non sans l’avoir préalablement dérouillé. Ainsi fait, il est le centre des attentions de ses collègues qui ne cessent de défendre sa force, sa virilité, c’est un vrai mec lui, qui n’a peur de personne. Pour piéger les gangsters, Ji-Wook se sert d’une barmaid, Jang-mi, et elle aussi en pince pour le beau flic qui ne sourie jamais. Et ce n’est pas une pause de dur à cuir. Au fond de lui, depuis l’adolescence, cet homme souffre d’en être un. Ji-Wook est un homme secret, discret, d’autant qu’il cache à tous ce qu’il arrive tout juste à assumer, le fait qu’il se sente femme, qu’il veut en devenir une. Et c’est un apprentissage de souffrance. Il y a les injections, l’opération qui coûte une fortune, mais surtout il y a à le vivre. En plein jour, assumé, sans honte, sans peur, sans cette terrible honte qui vous laisse un goût de sang dans les souvenirs. Cette inacceptation intime au sein d’une société machiste de perpétuelle représentation qui vous pousse à vous muscler, à vous battre, à endurer tout pour effacer. Mais effacer quoi exactement ? Sa différence ou ce fantôme du passé.

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La honte de l’homme blessé

Comment parvenir à aborder un sujet aussi multiple et casse-gueule que l’homosexualité et le transgenre en emballant le tout dans un thriller sec et violent comme seul les coréens savent désormais en produire. ? Parler d’identité contrarié, des premiers troubles de l’adolescence et tout en même temps de ce deuil à tiroir qui compose le film. Deuil d’une carrière de flic, d’un passé douloureux, deuil de sa honte comme de cette virilité qu’on ne reconnait pas. C’est le pari casse-gueule que s’est autorisé Jang-Jin, un des parrains de la nouvelle vague coréenne des années 90, et notablement méconnu chez nous. Pas un de ses films pour franchir la barrière du mainstream et bénéficier de la popularité festivalière d’un Park Chan-wook. Et avec des films de cet acabit, il ne faut qu’il espère que ça change. Faire ainsi croiser deux genres en soi, le film de mec et le film de mec gay est une gageure qui ne peut pas trouver aisément son public. Frisant parfois les limites du mélodrame sirupeux, surligné de souvenirs en carte postale comme des instants David Hamilton, Jang-Jin parvient toute fois à traduire ce trouble sensuel que connaissent certains hommes à l’adolescence avant de décider quelle est réellement leur sexualité. Ce trouble et cette sensualité presque dangereuse que savait également traduire Patrice Chéreau dans l’Homme Blessé et qui ici noue le drame de cet impavide inspecteur. Figure à la fois emblématique d’une certaine Corée mâle et en même temps archétype de la virilité à travers un archétype du cinéma d’action, d’abord dans le rôle du flic dur à cuir puis dans celui de l’homme avec une vengeance pour une dernière demie heure de film particulièrement brutale et sanglante. Car Jang-Jin, qui oscille en permanence entre Adieu ma Concubine et Almodovar chaque fois qu’il fait découvrir l’univers intérieur et l’apprentissage en tant que femme de son héros troublé, n’oublie pas qu’il signe là également un polar dans l’acceptation coréenne, et même asiatique du terme, violent, sans concession. Cet homme qui fait l’admiration de tous sait également se fabriquer, de d’autant solides ennemies, que leur admiration virile semble toujours friser ce fameux trouble sensuel qui tourmenta l’adolescence du héros. Ainsi, les ultimes confidences de son jeune collègue renvoient à la déclaration d’amour dramatique que lui fit un jeune homme de son passé, les tirades presque amoureuses des gangsters à son sujet dérangent les certitudes viriles de leurs hommes. Tandis que lui-même semble ne jamais parvenir à cet accomplissement, cette acceptation qui le torture jusqu’à la dernière minute du film et qui restera pour lui une faille dans sa vie d’homme-femme.

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Le signifié et le signifiant

Par excellence et par essence le cinéma de genre est un cinéma de code qui ne cesse de les répéter pour mieux les distordre et s’en affranchir. Leçon qu’ont parfaitement intégré un Tarantino et ici un Jang-jin. Un cinéma ultra politique et politisé qui sous couvert de nous faire passer un bon moment plein de rebondissements, de bruit et de fureur, dispense son discours anarchiste et décalé où tous les sujets seront abordés. C’est l’annonce de la téléréalité et de sa violence, dans la Course à la Mort de l’an 2000 de Roger Corman (responsable d’un récent remake en forme de jeu de massacre farceur). C’est la brutalité sociale et physique des rapports humains dans le nihiliste Dog bite Dog de Soi Cheang. Ou carrément la condition humaine dans un Universal Soldier IV totalement fou et morbide. Le cinéma de genre, comme l’avaient compris les réalisateurs de la Nouvelle Vague, obéit en soi tellement à un canevas type, de situations et de personnages pas moins typologiques qu’il suffit d’en respecter les codes pour mieux en exploser le récit. Ici, le héros, immédiatement intronisé et iconisé, nous est offert presque à caricature de tous les héros martiaux des films modernes, de Taken en passant par the Man from Nowhere de Jeong-beom et auquel le film dans son final fait un renvoi direct. Cette figure obligée du voyou fasciné par son Némésis est perpétuellement distordue parce que l’on sait du héros, mais également de ses souvenirs troublés. Et si dans le combat final, ce dernier est habillé en femme, sa tenue renvoie directement au hakama du aïkido, rappelant en permanence la proximité des deux genres dans une société masculine niant ses propres troubles. Il fallait pour parvenir à donner vie à ce personnage un solide interprète, capable de faire passer une féminité en quelques signes. Signes et codes parfois caricaturaux prit au sens premier des observations d’un autre flic, mais qui fait sens dans l’imaginaire viril, et où un petit doigt levé devient le symbole d’une virilité discutée. C’est chose faite avec Cha Seung-won, ancien mannequin et acteur coréen très populaire dans son pays qui fait ici le pari risqué de casser sa propre image de virilité (il est hétéro) pour composer un personnage tout en finesse, à la féminité affleurante, cachée sous une couche de muscle et de violence. Mais il fallait également un réalisateur de talent, au sens exact et raffiné de l’image et du cadre, pour savoir également jouer avec le trouble du spectateur avec l’apparition de cette femme (homme ?) qui d’un regard ne cesse d’interroger la conscience du héros. Sans jamais sombrer dans la caricature ou la farce, et n’oubliant jamais cette touche d’humour que l’on retrouve dans nombre de films coréens Jang-jin compose une œuvre à tiroir d’autant intéressante que le public de ce genre de film est normalement adolescent, qu’il s’adresse d’autant à lui qu’il ne cesse de questionner les figures de style de ce cinéma viril là. Qu’est-ce que vous regardez, qu’est-ce que vous acceptez ou refusez à travers ces codes de la masculinité triomphante et qui vous place face à vos propres troubles. Sortie en 2014 en Corée, Man on High Heels fera une discrète apparition dans nos salles à l’été 2016 pour rapidement intégrer l’enfer du streaming où vous pourrez le découvrir, notamment sur filmcoreen.com, une mine pour les amateurs de ce cinéma-là, et en VO sous-titré s’il vous plaît.

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Louis n’est pas contant

« …Paradoxalement, la nouvelle politique devra aussi faire de Saint-Jean-de-Girons « une destination séduisante » pour les jeunes, qui demeurent malgré tout ses « clients de demain ». « Le risque serait d’apparaître comme un lieu où les seniors sont privilégiés, comme l’ont été Nice ou Cannes il y a quelques années », fait valoir Stéphane Lavigne. « Même si le vieillissement de la population est un gisement de croissance à court terme, il faut veiller à le renouveler. ».
Louis leva les yeux autour de lui. Saint-Jean-de-Girons, nulle-part sur la côte Atlantique, avec ses maisons basses, ses toits de tuiles roses comme aplatis sous la ligne du vent, et ses touristes. Et puis tout là-bas, au bout de la route qui longeait la mer, leur machin. Moitié maison de retraite, moitié complexe balnéaire… renouveler le gisement… je t’en foutrais moi des gisements… Il tourna la page du magazine. Les Echos…
« L’image du vieillard misérable s’est peu à peu estompée au profit de celle du retraité actif, dynamique et solvable. »
Louis n’avait jamais été ni actif, ni dynamique et encore moins solvable. Il avait bien essayé de faire semblant, comme tout le monde, mais ça n’avait rien donné. En haut de la page, un couple Pix, leurs bridges impeccables, bronzés, souriant, le cou noué d’un pull bleu négligemment posé sur les épaules, permanente au vent, le cheveu magnifiquement blanc et lumineux comme une lueur d’espoir dans l’imagination du commun. L’imaginaire de Louis n’avait pas beaucoup de registre, mais il était tout à fait sûr que ça ne ressemblait pas à ça de près ou de loin. Il lui suffisait de se regarder dans la glace pour tuer toute lueur. Il n’avait jamais été un gagnant, il n’en serait jamais un.
« Si le pouvoir d’achat des retraités a augmenté, en revanche, ils consomment moins que l’ensemble de la population. Les seniors sont des consommateurs réfléchis. Ils n’ont pas besoin de produits nouveaux dans leur vie quotidienne, bien qu’ils n’y soient pas réticents. Mais ils se rattrapent sur d’autres postes de dépenses. La génération des 60-75 ans représente 35 % du marché du voyage et 80 % de la clientèle des croisières. Alimentation saine, voitures neuves, les seniors sont même mieux équipés que la moyenne de la population en télévisions, congélateurs et lave-vaisselle. Ils arbitrent leurs dépenses avec discernement, dépensent beaucoup en communication (télévision, caméra vidéo) et se sont lancés sur internet, qui connaît un taux de croissance deux à dix fois plus rapide que dans les autres tranches d’âge. Enfin, une grande partie du pouvoir d’achat des seniors est consacrée aux petits-enfants »
Louis n’avait ni petits-enfants, ni enfant, ni femme, même pas un divorce sur le dos. Né avec un physique de vieux, élevé par des parents normalement étriqués, sans beaucoup d’ambition lui-même, il avait rapidement appris à apprécier sa tranquillité, et ses habitudes de célibataire, d’autant mieux qu’il ne voyait pas bien à quoi pouvait bien servir une femme à part pour le sexe. Sa vie amoureuse s’était donc vite résumée à quelques tentatives avortées, une cohorte de prostituées, de films et de magazines jusqu’à ce que la chose perde peu à peu son intérêt.
« Alors qu’aujourd’hui, les plus de 60 ans détiennent 22 % du revenu national, les deux tiers du patrimoine privé, et trois quarts des portefeuilles boursiers, de l’autre côté, 600 000 personnes âgées vivent  avec le minimum vieillesse (devenu depuis l’allocation de solidarité aux personnes âgées), dont le montant est fixé à 8 125 euros par an et par personne au 1er avril 2009 (13 765 euros pour un couple). Ce qui situe cette frange de population sous le seuil de pauvreté. »
Il était pile poil au-dessus, et de pas de beaucoup. Vingt ans au service du même patron, et voilà à quoi ça avait servi. Une retraite de merde pour une vie de merde. Enfin… il l’aimait quand même bien sa vie. Elle valait ce qu’elle valait mais c’était la sienne, et en dépit qu’il n’ait jamais appartenu à la race des gagneurs, il avait réussi à maintenir le cap malgré tout. Il louait le même deux pièces depuis 15 ans, avait une place réservée à l’année pour sa caravane au camping de Saint-Jean-de-Girons, où il se rendait religieusement depuis 21 ans. Pendant toute son existence, ou quasi, il avait travaillé dans la même petite usine, d’abord comme ouvrier non qualifié, puis qualifié, avant de devenir contremaître. Formé par son patron. Il avait bien essayé de travailler ailleurs, avoir d’autres patrons, faire quelque chose de son métier. Il s’était même une fois associé avec un type pour monter un garage. Mais très vite ça l’avait dépassé. Des histoires avec l’associé, les clients, l’administration. Ou des histoires avec les autres employeurs. Pas très adapté à la vie professionnelle finalement, mais il avait eu de la chance, son con de patron l’avait à chaque fois repris. Oui, un con, rien de plus. Ni généreux ni très malin le Gérard, heureux avec sa petite usine en se prenant pour un capitaine d’industrie…petite usine qu’il avait finalement vendue pour sa retraite. Aujourd’hui il y avait un immeuble à la place…
Pauvre con ! Toute sa vie il l’avait fait chier. Avec ses réflexions, ses gueulantes pour rien, ses conseils à la con qui ne servaient juste à rien. Chier tout le monde ! Le grand anxieux, toujours à chipoter sur les contrats, les salaires, les heures de repas, toute ces conneries là. Il se prenait pour un japonais ! Et eux il les prenait pour des putains de niakoués. De sa femme à ses employées, évidemment toutes des femmes le petit potentat, sauf lui, Louis. Louis qui n’avait jamais réussi à décoller de son premier job. Comme s’il en restait collé à son premier coup de bite (une prostituée) puceau mais pas. De ça oui, il s’en voulait un peu Louis. Il aurait bien aimé être autre chose qu’un petit bonhomme sans consistance mais il savait bien qu’il n’y avait jamais eu d’espoir ni n’y en aurait jamais plus. Jusqu’à cinquante on se dit encore qu’on peut refaire sa vie, qu’on sait jamais, mais passés soixante-dix la marge devient étroite. Vélo d’appartement ou pas. Bridge ou pas. Joli pull bleu layette ou pas. Et qu’est-ce qu’il y avait de mal à ça ? A part que les cons devenaient un peu plus insupportables chaque jour et qu’on était moins à même de se défendre d’eux chaque jour également ? Où c’était qu’il était le problème de vieillir ? Ou qu’ils avaient vu que les cheveux bleus ça allait le rajeunir ? Et le bridge ? Combien pour avoir la dentition d’une poupée ? A quoi ça va servir exactement ? Une expo sur les squelettes du XXIème siècle ? Miséricorde ! Il jeta un coup d’œil dégouté au dépliant polychrome, papier couché bristol, posé devant lui et leva à nouveau les yeux sur le complexe. Les travaux n’étaient pas terminés, on voyait à travers les trous des baies vitrées inachevées, des pièces sans porte, des aérations murales fraîchement installées, des installations prometteuses et modernes. Confortables avec ce qu’il fallait d’espaces, de pots de terre et de meubles en bois brut pour donner un sentiment de pureté, de faux luxe et de calme propre au séjour pour vieux, gros, stressés de toutes espèces. On y voyait pas seulement un présent, la promesse d’un lieu de privilèges cheap mais l’avenir. De l’ennui. Un infini ennui entre petits bourgeois de la classe moyenne, cheveux en voie de bleuissement, encore fringants mais tout juste, commençant à causer médicament, pharmacopée comparative, ah les génériques moi j’aime pas. Et derniers voyages qu’ils pourraient se permettre. Les dernières aventures… Louis n’était jamais allé plus loin que l’Espagne, en ce qui le concernait et ça lui allait très bien comme ça. Il n’avait pas la passion des choses étrangères, en fait même elles le rebutaient. Elles percutaient son horizon immédiat comme autant de petites convictions déboulonnées qui le ramenait systématiquement au fait qu’il serait toujours un être limité, incapable de comprendre ce qui lui était étranger ou indifférent, et donc incapable d’évoluer. Et ce machin là, c’était un peu pareil. Un truc qu’on avait décidé sans lui, qu’on ne lui expliquerait jamais, où il ne se sentait même pas invité, il n’était pas la « cible » de toute évidence. Ou bien il faudrait qu’il se modernise, s’algue les rhumatismes, même s’il n’en avait toujours pas, au cas où. Des tours de piscine en rond, le hammam, le dentiste… Le challenge, la performance, l’obligation de rester dans la course du futur ne pas se laisser dépasser ni par l’âge ni par le changement, tout prévoir, calibrer, présentable, vendable. Ça le ramenait à cet évènement dans sa vie débarrassée du moindre potentiel d’évènement, la fois où Gérard avait voulu faire travailler sa grande copine Saïda. Sa période « soyons compétitifs, modernes »…Saleté de melon de radasse de salope qui avait commencé à se la jouer petit chef avec tout le monde, même avec lui. A critiquer son travail, ses habitudes vestimentaires de vieux garçon,  causer comme un dépliant du MEDEF. Ça n’avait pas duré, il savait y faire avec les zélés et les grandes gueules, tout le truc c’était pas de se faire pincer, passer le message mais derrière le rideau. Il en avait maté d’autres et des bronzées, des feignasses qui croyaient avoir trouvé la planque et des salopes en blouse rose qui n’avaient même pas essayé de lui faire du gringue alors qu’elles en avaient toutes après ce con de patron… enfin une semaine, au-delà on avait le choix, soit on partait soit on acceptait de le supporter pour les trente prochaines années. Il se débarrassait pas si facilement de son personnel le Gérard. Alors la Saïda il fallait la mettre au pas avant qu’elle vire à l’invasion de sauterelles. Un jour elle lui avait demandé un dossier façon je suis la nouvelle associée de Gérard on se magne. Il était revenu avec une douzaine de classeurs, s’était approché tout prêt d’elle, discrètement, intime même, les yeux dans les yeux et il lui avait écrasé le pied. De tout son poids, quatre-vingt kilos. Puis, calmement, lui avait dit qu’il n’en avait rien à foutre d’elle, qu’il ne fallait pas qu’elle le cherche ou elle allait souffrir, que personne ne l’impressionnait, ce qui n’était pas faux. Personne ne l’impressionnait parce qu’il était revenu de son tout. Un tout limité, étroit, borné par une vie d’habitudes, de routine et d’absence de curiosité. Mais qui lui avait suffi pour vivre jusqu’ici sans trop de heurt.  Personne ne l’impressionnait parce qu’il ne connaissait qu’une autre étape au-delà de l’incompréhension ou du rejet pur et simple, c’était la peur. Grégaire, instinctive, prudente, animale comme celle du rongeur. Celle qui lui avait toujours évité les mésaventures fâcheuses, les amateurs de bagarres, d’histoires, de se faire taper dessus quand il aurait manifestement le dessous. Celle, lucide et calculée qui lui avait offert de faire certaines choses à l’abri des regards et d’éliminer les gêneurs. Des années après cet incident la Saïda lui jetait encore des yeux de merlan frit.
–    Oh pardon, je l’avais oublié…
Une main manucurée dans son champ de vision qui s’empare du dépliant. Louis leva les yeux sur l’intrus. La fin de trentaine, cinq kilos de trop, les cheveux bien peignés, rasé de frais, le visage neutre, sans expression, le regard un peu déjà ailleurs. Pas le genre qui s’attardait. Même quasiment certain qu’une seconde plus tard il l’aurait oublié. Il portait une veste sport jaune, une chemise rayée rose et blanc, un jean repassé et des mocassins marron. A l’annulaire droit il y avait une chevalière estampillée d’un blason. Jacques-Henry Lanssac ne faisait jamais prévaloir sa particule, son titre de baronnie, la chevalière, était son seul luxe dans ce domaine parce qu’elle avait appartenu à feu son père et qu’il y a des traditions nécessaires. Il fourra le dépliant dans sa serviette et se tourna vers l’intérieur de la buvette. Un jeune homme en sortit. Vingt-cinq en tout au plus, un tee-shirt griffé moulant ses pectoraux, lunettes Armani Emporio qui lui masquaient tout le haut du visage, le crâne ras avec deux traits dessinés à la tondeuse, des tatouages sur les bras et les avant-bras, fresque tribale sur peau noire. Aux pieds il portait des baskets neuves, tellement neuves qu’il avait oublié d’ôter l’étiquette ce lourdaud. Les avait peut-être tout juste volées. Mais qu’est-ce que ça foutait là ça ? Avec sa montre carrée qui pulsait le fric, sa fausse barbe de trois jours version huileux pour magazine de mode, et le diamant dans l’oreille, trois carats facile… c’était quoi ça ? Et puis il foutait quoi d’abord avec Monsieur raie sur le côté ? Il les suivit du regard, incrédule. Personne ne semblait même les avoir remarqués. Incroyable ! Ils traversèrent l’avenue qui longeait l’océan tout au long de la jetée, et entrèrent dans la seule rue commerçante du village, la rue Paul Doumergue, avec ses magasins de plage débordant de ballons et de bouées multicolores, sa boutique souvenirs gardée par des rayonnages de cartes postales vulgaires, images sans personnalité, cartes de vœux fantaisistes ou astrologiques, et dans laquelle on trouvait des pyramides de pipes de marin fabriquées en Chine, et de cendriers en bois made in Taïwan. Louis n’en revenait toujours pas. Il les suivit de loin en loin, les aperçu qui disparaissaient à l’intérieur de chez Marianne, le seul bar- restaurant du village, que se proposait d’ailleurs de concurrencer le machin avec l’ouverture d’un « restaurant deux étoiles sous la direction du chef Verano Pilli »… Restaurant deux étoiles… je t’en foutrais oui ! Louis voulait savoir. Savoir quel était le rapport entre ce bidule pour vieux riche là, et ces types.  Cette insulte au bon goût, à la décence, et à vingt ans de moyens et déloyaux services. Qu’est-ce que ce foutu négros faisait avec son patrimoine ? Qu’est-ce que cette racaille avait fait pour avoir autant de fric ? Pour avoir ce gars avec lui ? Cette caricature de bourgeois à serviette, blanc qui plus est, et estampillé, bagué… Louis avait tout de suite remarqué l’héralde sur le chaton. Ces choses-là le fascinait un peu, un monde lointain, mystérieux, mais un monde qui appartenait tout entier à l’histoire de son pays, et qui existait encore, discret, caché. Un monde auquel il aurait sans doute aimé appartenir. Tout aurait été sans doute plus facile, mais surtout il aurait été quelque chose, quelqu’un, il aurait été d’un groupe social, et pas seulement noyé dans la masse des anonymes. Une identité plus tangible, avec une histoire qui était digne d’être entendue. La seule fois où il avait appartenu à quelque chose comme ça c’était à l’armée. Régiment du Train, à Paris. Il y avait passé beaucoup de temps à esquiver les corvées, se faire bien voir, et n’avait jamais fait plus de trois jours de cellule pour une beuverie qui avait dégénéré en bagarre. Ce n’était pas lui qui avait provoqué la bagarre, il était plus malin que ça, il l’avait fait venir à son copain de l’époque, Milo, un yougo. Oh putain qu’est-ce qui leur avait mis ce jour-là aux deux crouilles !
Louis se leva et prit la direction de la rue. Il marchait un peu plus lentement aujourd’hui, mais il était encore vif. L’air marin, une vie assise, calme, juste ce qu’il fallait comme exercice pour paraître encore fringant à 30 ans. Mais ça avait été foutu très vite de toute façon. Il avait commencé à perdre ses cheveux vers l’âge de vingt-huit ans, et ça s’était dégradé jusque vers trente-cinq et n’avoir plus qu’à la place de la toison de son adolescence, une auréole de soucis et de frustrations à qui on prêtait des signes aphrodisiaques d’excès de testostérone. Lisse, rougissant légèrement quand il était contrarié, cerné par des cheveux fatigués, filasses et pelliculés qui ne deviendraient jamais blancs, ni complètement gris. A quarante ans il en faisait déjà cinq de trop, aujourd’hui on aurait dit que le temps s’était pile arrêté à l’âge exact qu’il avait toujours eu au fond de lui. Mais il savait que ça n’allait pas durer. Il sentait sa respiration se raccourcir de mois en mois, ses quintes de toux le matin, il avait même été obligé de changer de marque de cigarette. Terminé la bonne Marlboro rouge. Il pensait arrêter, un jour. Et en même temps pourquoi foutre ? Qu’est-ce qu’ils nous emmerdaient aujourd’hui avec leurs taxes, leurs interdits, cette manie de servir à rien mais pour notre bien. Lui il l’aimait bien après tout sa petite cibiche, même si elle lui faisait du mal, c’était son petit sucre à lui, son tête-soucis, son refuge gazeux, et alors ?  Il faisait de mal à personne non ? C’était pas comme ce négro là, posé devant le bar-restaurant en version je suis chez moi partout. Avec son portable dernier cri, qui causait on ne sait pas quoi avec on ne sait pas qui. Louis s’arrêta à hauteur de la boutique de souvenirs, camouflé dans les rayons verticaux de photos du Mont St Michel et de culs brésiliens, avec son bob blanc, son short sport, ses chaussettes et ses méduses en plastique, un œil sur le type qui parlait avec ses mains et que personne ne regardait. Incroyable ! Ça choquait même plus personne, un gamin de vingt-cinq piges, plein aux as, ici, à Saint-Jean-de-Girons, citée balnéaire paumée de la côte d’Emeraude, c’était normal ! Ils étaient partout et c’était normal ! Et qu’est-ce que ça pouvait bien être d’autre qu’un caïd, un roi-dealer qui avait investi dans la pierre, venu visiter son nouveau domaine, avec l’aide d’un noble en plus ! Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Hein !? Louis tendit l’oreille qu’il avait encore bonne, écoutant le sabir du nègre sans rien y comprendre, d’ailleurs il y avait-il seulement à comprendre avec tous leurs « cousins », « sur l’coran » « mon frère » ? Et les mots là qu’ils inventaient pour faire les malins, et l’arabe aussi, ils mettaient toujours de l’arabe dans leurs mots. Louis en avait vu des chiés des comme ça dans sa lucarne, des rappeurs, des soi-disant artistes qui se vantaient d’avoir fait de la prison, des braquages, vendu du shit. Le shit… en voilà une expression que Louis avait apprise avec le temps.   Vingt ans dans les années soixante ou pas, Louis n’avait jamais eu le profil de ce genre d’aventure, d’ailleurs il n’avait jamais eu vraiment vingt ans. C’était venu avec la force des choses, dans les conversations de quartier, à la télé, en écoutant ces petits salopiauds dans le bus. Il ne savait pas exactement ce que c’était, ce que ça faisait mais on ne la lui faisait pas à lui, s’il y avait autant de gamins aujourd’hui comme ce négro là, autant de petits cons en Porsche Cayenne, c’était pas par hasard. Et c’était pour ça, à ça, qu’on consacrait des millions, des émissions toutes entières, des journaux télévisés, qu’on faisait cracher les français à coups d’impôts et de taxes, pour cette sous-engeance de petits profiteurs, de crève-dalles à grande bouche qui se gobergeaient aujourd’hui jusque sur son paillasson ! Le noble sortit du bar-restaurant, Louis se retourna brusquement, comme s’il avait peur qu’il le repère. La noblesse ça veut dire meilleure éducation, finesse, sens de l’observation, enfin sûrement. Ou bien est-ce que simplement il était aussi impressionné qu’abasourdi de voir ces deux-là ensemble. Qu’est-ce qui se passait, c’était quoi leur lien ? Comment un noble pouvait-il traîner avec cette saloperie ?
–    Alors, ça vous plait ? Demanda le blanc.
–    Franchement, je vous l’dis comme je l’pense, sur l’investissement vous m’avez convaincu, mais j’irais jamais en vacances ici. C’est mort.
Le sang de Louis bouillonnait. C’est mort ? Oui c’est mort et alors !? C’est mort mais c’est chez nous ici, on lui a rien demandé à celui-là, il aime pas qu’il aille vivre ailleurs c’est la France ici ! Et Louis, en plus ça fait vingt et un an qu’il vient ici, et qu’il paye pour ça ! Monsieur « C’est mort » !
–    J’en conviens, mais ce n’est que le commencement.
–    Ouais mais bon, qu’est-ce qui va venir ici ? A part des vieux et la famille Durand ? C’est un trou nan !?

–    Un trou oui, mais les trous ont de nombreux avantages. Personne ne s’y intéresse, les prix sont bas et les permis de construire faciles.
–    Mouais… allo gros t’es où !? Aboya soudain le jeune Hein ? Mais qu’est-ce tu fous là-bas ? On t’attend ici ! Ouais… ouais… allez bouge putain de négro !

Louis, tétanisé derrière son rempart de cartes, avait l’impression qu’on lui avait planté un poignard dans le dos. C’est comme si soudain, à nouveau, l’évidence de son insignifiance lui était jetée à la figure par brassées de merde froide. L’exclusion immédiate. Cette même exclusion qu’il ressentait devant les photos d’octogénaires solvables, compétitifs et photoshopés. Devant les émissions de télés pleines de chanteuses pubères et d’hommes politiques en mode swag. Les campagnes de pub Kinder, dents et plastique, les concepts cars du futur mi sportives mi familiales, mi polluantes mi nucléaires, carrosseries vert acide, équipées comme une tour de contrôle, direct reliée par satellite géostationnaire, pour pas se perdre dans les bouchons. Exclu comme devant un salon Ikéa, un écran 16/9ème pour regarder le con du journal en très gros, des mouflets savants dans une pub pour industriels du lait. Comme chaque fois que le poste, les journaux, internet lui parlaient d’une catastrophe exotique, d’une merde sensationnelle et tropicale si possible, d’un carnage américain, d’une guerre bougnoule. Qu’il se rendait compte que des gens comme lui on n’en parlerait jamais, même si le sang coulait, comme on n’avait jamais parlé de cette fois où son voisin avait perdu son chien dans l’incendie de sa voiture. La pauvre bête grillée vif à cause d’une bande de racailles. Et ça c’était noyé dans les actualités régionales, 15 minutes sur le malaise des jeunes, leur sentiment d’exclusion vis-à-vis de la France… saloperie de merde.

Louis jeta un coup d’œil sur le côté, l’étrange couple s’éloignait. Il fallait qu’il fasse quelque chose, qu’il agisse, mais quoi ? Il ne pouvait pas se jeter sur eux, il ne pouvait pas écraser leurs pieds très fort en les regardant droit dans les yeux. Il ne pouvait même rien dire, il n’avait aucune raison de s’en prendre à eux, ouvertement. Enfin si, il n’avait que ça des raisons, mais qui comprendrait ? Qu’est-ce que ça changerait ? De toute manière tout le monde avait l’air de déjà trouver ça si normal… Une voiture entra dans la rue, un 4×4 évidemment, Mercedes, noire, vitres fumées, évidemment… avec une plaque du… 93 évidemment ! Nom de Dieu de merde !
Louis resta un moment, là, à ruminer en regardant les bouées fluo et des ballons en suspension tandis que le 4×4 engloutissait le duo et disparaissait de sa vie. Distraitement, ses yeux se portèrent sur le chantier, le béton frais des murs, les vitres encore opaques, marquées d’une croix fluo, il retourna vers la jetée, comme pour mieux examiner l’étendue étroite de ce monde qui allait disparaître, le sien, coincé devant ces murs du futur. L’industrie du tourisme, les impératifs économiques, le développement régional, tous ces mots pleins d’eux-mêmes, bubullés à longueur de journal par des encravatés poudrés. Et quoi ? La vérité ? De l’argent louche, des projets louches, des centaines de milliers d’euros engloutis pour pondre une verrue du futur. Avec des septuagénaires surfeurs et des patrons de PME surmenés. Et puis soudain il avisa le trou dans le trottoir, le tube à demi enterré, il connaissait les codes couleurs, il avait eu des copains dans les travaux publics, il eut une idée folle.
Il retourna rue Paul Doumergue, entra dans un magasin de plage, teeshirt souvenirs et bouées canard, ballons de plage, pelles, râteaux, seaux, petits soldats sous blister, outils de bricolage en plastique pour faire comme papa, ou dinettes et trousses d’infirmière, palmes, masques de plongées, tubas fantaisistes, cendriers en coquillage, lampions en papier, et pétards de 14 juillets. Un paquet de Mammouth s’il vous plaît, et un Jaguar c’est pour mon petit-fils. Pas crédible une seconde, l’air de fomenter un coup d’état, mais ce n’était pas le problème de la vendeuse. A 17 ans les lubies d’un vieux bonhomme ce n’était pas un grand motif de curiosité.  Louis repartit avec son butin et une belle envie de chier, la trouille, l’appréhension, et ça jusqu’au camping. Est-ce qu’il se rendait compte de ce qu’il allait faire ? Les risques, le danger, est-ce qu’il était bien sûr ? Que se passerait-il si on le retrouvait ? Pire, si on le prenait sur le fait, comme un gosse fou dangereux. Ils le feraient enfermer chez les fous, pour sûr. Des médicaments tous les jours, trois repas, nourri, logé, entouré de cinglés, et d’infirmières espagnoles connes comme des huitres, ça changerait sans doute pas grand-chose de l’hospice qui lui tendait les bras un peu plus chaque jour. Mais quand même… chez les fous quoi. Qu’est-ce qui dirait ce con de Gérard s’il l’apprenait ? Et ses voisins ? Et les gens de son quartier ?

Qu’est-ce qu’ils disaient de lui de toute façon ? Rien probablement. A la rigueur il devait évoquer un souvenir récurrent dans la tête de son con d’ancien patron, un truc qu’il remâchait les jours de pluie, quand il râlait d’avoir plus rien à faire, personne à houspiller, jouer les chefs, des anecdotes, toujours les mêmes. Toujours désobligeantes. A la manière de ces bonnes femmes qui emmagasinent, enregistrent, répertorient toutes les conneries qu’on débite, comme des petites filles trahies, et vous en font la somme à la moindre dispute. Gérard aurait été incapable de vous citer un motif de satisfaction, de vous raconter comment Louis avait pris telle situation en main, d’évoquer un bon moment vécu avec ses ouvriers. Personne ne savait mieux que lui de toute manière. Il n’était peut-être pas le meilleur mais il connaissait son boulot soi-disant. Qu’est-ce qui se passerait s’il apprenait ? Est-ce qu’il réfléchirait à postériori ou bien il se contenterait de dire que ça ne l’étonnait pas, qu’il avait toujours trouvé Louis bizarre ? Il savait déjà la réponse, Louis ne lui avait jamais rien fait en apparence, les petits larcins, les graffitis insultants dans les toilettes des femmes, les outils cassés, c’était toujours quelqu’un d’autre. Il demeurait inoffensif aujourd’hui comme hier. Ce qu’il dirait ? Que de la merde. Alors quoi ?
Louis se mit à réfléchir sur la manière de procéder, sur le trône il n’y avait rien de mieux. Même si le trône ça commençait à devenir invraisemblable parfois. Plus pouvoir chier comme on veut, la digestion difficile, constipation chronique. Son médecin disait que c’était la cigarette, que ça le travaillait qu’il faudrait un jour se résoudre à la coloscopie. Et puis quoi encore ! Il devrait faire ça très vite, lancer ça serait même mieux, et se barrer le plus vite possible. Maintenant c’était trop tôt, trop de monde, mais dans la nuit ça risquait de ne pas être intéressant. Les gens ne mangent pas la nuit, ne prennent pas de douche, ou pas beaucoup. Pas assez de gaz dans les tuyaux…
Après caca il prit une douche, se changea comme s’il sortait dîner, mais au lieu de ça s’enfila une boîte de sardines sur un coin de table en regardant l’animatrice du 20h faire son show. Puis il sortit et prit la direction du complexe.
Ils allaient voir s’il était si inoffensif le Louis, s’il était aussi incapable. Ils avaient voir s’ils pouvaient s’imposer comme ça sur son paysage, s’ils allaient continuer de pouvoir se pavaner comme ça chez lui. Avec leurs vioques aérodynamiques et leurs vendeurs de drogues. Louis s’approcha du trou, un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, il jeta le paquet de Mammouth entre le tuyau et une des parois de l’excavation avant de s’éloigner. Nouveau coup d’œil, personne à l’horizon, la terrasse sur la jetée fermée, comme tous les soirs de semaine. Il alluma l’énorme pétard, dimension dynamite, assez puissant pour arracher un doigt. Et le jeta de toutes ses forces dans le trou, sans avoir en vérité la moindre idée de ce qui allait se passer. Son copain dans le bâtiment lui avait dit un jour qu’un gros pétard suffirait à fendre le PVC du tuyau et déclencher une explosion colossale. Les chefs de chantier rabiotaient souvent sur le millimétrage d’épaisseur de PVC, économie à deux centimes sans conséquence tant que personne ne pensait  à les tester. Mais à quoi pouvait ressembler une explosion colossale, quelle amplitude physique exacte se situait le mot colossal, la seule certitude qu’il en avait c’est qu’il fallait courir très vite maintenant. Aussi vite que ses soixante et onze ans de vie tranquille et de cigarettes lui permettait. C’est-à-dire assez vite, mais pas assez loin.

Une explosion colossale, finalement ce n’était pas grand-chose, le temps qu’on commence à regretter son geste, à paniquer, et c’était déjà fini. Un bruit tellement énorme et soudain qu’on ne l’entendait pas, qu’il laissait juste la cicatrice d’un interminable acouphène dans les oreilles, à vous empêcher de dormir. Et puis on se réveillait, la bouche pleine de sable et de poussière de ciment, du sang collé sur le front et les mains, le regard trouble. D’avis d’un vieux commandant de gendarmerie à la retraite on n’avait rien vu d’aussi colossal comme cratère depuis le Liban. Le complexe désintégré, deux immeubles soufflés, un autre fendu par le milieu, la terrasse volatilisée. 17 morts, 11 blessés graves, et celui qu’on allait bientôt surnommer le Miraculé de Saint-Jean-de-Girons, Louis. Louis qui s’était envolé poussé et projeté par le souffle 250 mètres plus loin, sans une égratignure. Très vite les experts, poussés par la peur de l’attentat, établirent ce qui s’était déroulé, pas un attentat, probablement une farce inconsciente de sale gosse, et une grosse erreur de la voirie, des gaziers. Les syndicats levaient déjà les boucliers, et Louis se faisait bichonner à l’hôpital. Les gendarmes l’avaient interrogé mais sans conviction. Les journalistes l’avaient interviewé, tout le monde voulait connaître ses impressions de miraculé, savoir ce que cet évènement avait produit comme déclic dans sa vie, allait-il partir à Bora-Bora vivre ses rêves ? Une leçon de sagesse face à la mort ? Croyait-il en Dieu ?… Louis s’était d’abord prêté au jeu mais ça l’avait très vite ennuyé, tous ces imbéciles étaient pareils, les mêmes questions, cette même façon de le traiter en petit vieux sympathique, inoffensif… Louis n’en revenait pas en réalité de s’en être si bien sorti. Personne n’avait même fait mine de le soupçonner, roi du monde le Louis ! Et en plus il était vivant, ce qui rétrospectivement lui faisait un peu froid dans le dos. Il se souvenait parfaitement de s’être senti emporter par une force démesurée, ce sentiment soudain d’être si petit, fragile et insignifiant face à la puissance de la nature.  Mais l’important c’était pas ça finalement, l’important c’est qu’il s’en était sorti. Il fallait juste qu’il trouve un moyen plus sûr, plus pratique, et il pourrait recommencer autant de fois qu’il voulait. C’est pas ça qui manquait les canalisations de gaz à nu en France. Ni les emmerdeurs.

L’atterrissage sera plus dur que la chute

« Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime, il est complice » George Orwell.

 

Nous vivons des moments fabuleux dans ce pays quand même. Alors que c’était plié, reparti pour le petit manège avec notre ami Sarkozy à la batterie et Juppé dans un show très retour des morts-vivants, voilà que Droopy remportait le racket organisé à la mode américaine par le parti qui change de nom à chaque embrouille. Et puis non finalement, c’est le Droopy gate. Monsieur Propre dit Catho les Gros Sourcils, piqué la main dans la boite à bonbon. Et dans la foulée, toute la volaille de l’assemblée aux vieux conseillers liquide à la Alain Minc de chouiner que c’est trop injuste. Les portefeuilles ne sont pas encore assez gros et on n’a pas à fouiller dans leurs tambouilles. Dehors les pandores ! La liberté des députés, c’est la liberté des citoyens, c’est de Tocqueville qui l’a dit. Et pourquoi se gêner ? Droopy, qui est visiblement le seul à ne pas avoir compris qu’il est caramélisé, joue la partition de l’honneur bafoué, avec madame en mode face de carême. Pendant que le voyou de Levallois rembourse l’argent qu’il a volé à sa ville tout en proposant un plan B, une alternative aux carbonisés, Sarkozy et Fillon, cocaïne et Prozac. Oui, on croyait que c’était plié. Valls a joué la partition sarkozyenne pendant tout son mandat à l’Intérieur et à Matignon, il savait que la France est un pays de flic. Manque de bol le 49,3 n’est pas passé. Ou bien est-ce le toupet de réclamer après coup son abrogation ? Et voilà le Caudillo de la rue Solférino renvoyé à ses chères études par un Hamon qui joue la carte djeunz décontracté. Plié, on vous dit, la Le Pen serait en tête, Daech a bien fait son boulot et tous les autres, on fait campagne à sa place ! Le premier parti de France, mamy lave plus blanc, le parti aux mains propres, messieurs dames. Le parti en réalité le plus condamné de France qui se prend les pieds dans le tapis avec l’assemblée européenne, emplois fictifs, comme les autres. Et enfin Macron. Tous les sondages sont unanimes, il est en tête ! Tous les sondages se trompent depuis toujours, et avec une belle constance, mais peu importe. La vérité du chiffre à qui on fait dire ce que l’on veut. Et puis lui aussi, il y a des affaires qui lui pendent au nez.

On n’a jamais cru que c’était plié avec Mélenchon, parce qu’on a jamais cru réellement dans le vieil apparatchik, le Che du marché. Bon client pour les plateaux télé, récemment révélé à l’écologie participative et à la légalisation, hâbleur et orateur syndiqué. On ne s’attendait pas que ce vieux défenseur de la dictature cubaine, et de la politique catastrophique de Chavez, dérape aussi vite dans le culte de la personnalité avec un hologramme de sa personne. Jean-Luc 2.0, la nouvelle rock star de la vieille gauche en mode lifting. Et pendant ce temps-là, les Français continuent de piapiater. Les discussions politiques en France sont à la révolte ce que Facebook est à la procrastination. Un moyen de rester assis et de remettre le ménage au lendemain.

 

Les Français n’écoutent plus leurs politiques parce que leur discours est interchangeable, et ils ont tort. Parce que s’ils écoutaient les conclusions que ces messieurs dames tirent de cette campagne en forme de grand striptease, ils comprendraient. S’ils écoutaient les appels à la modération des uns, à l’honneur bafoué ou au plan B des autres. S’ils s’intéressaient à cette évocation de rapprochement entre Hamon et le Che 2.0, qu’elle se solde ou non par un combat d’ego, ils saisiraient la substantielle moelle de ce qui anime les politiques en France : la captation du pouvoir et rien, strictement rien d’autre. Dans son refus d’abandonner une campagne perdue d’avance ou dans l’acharnement à se faire passer pour la pucelle de la république, Fillon ou Marine Le Pen nous disent la même chose, c’est eux contre nous. Nous, la classe dominante, les propriétaires à vie de tous les leviers de pouvoirs de ce pays, contre ce peuple qui de toute façon ne demande qu’une chose, dormir le plus longtemps possible. Continuer à rêver plein emplois et Trente Glorieuse. Et en attendant personne n’a l’air de comprendre la volatilité de la situation. Que, qui que ce soit se présentera à la présidence, il est parti pour régner sans majorité réelle, dans un pays qui préfère s’abstenir plutôt que faire confiance à l’un ou l’autre des bonimenteurs. Car le comble, c’est que dans ce cloaque où les uns promettent une lune qu’ils n’ont jamais offerte durant tous les mandats qu’ils ont assumés, tel un Mélenchon devant le cannabis. Pendant que les autres jouent la partition de la vierge effarouchée, il reste des Français pour aller voter. Pour écouter les journalistes politiques se répandre en servilité comme on ne doit en voir qu’au Diner du Siècle. Pour participer, cautionner, ce grand ragout de corruption généralisé et de démagogie claironné. Incroyable, le pouvoir de l’atavisme quand même, exemplaire même pour ce qui s’agit de la France. Surtout si on se dit que nous sommes en réalité assis sur un baril de poudre et qu’en ce moment, la police joue déraisonnablement avec les allumettes.

 

Simulation d’asphyxie et viol accidentel.

 Le 19 juillet de l’année dernière, après un contrôle d’identité mouvementé, Adama Traoré mourait asphyxié menottes au poignet. Quand les pompiers remarquèrent que l’interpellé se tenait mains dans le dos et face contre terre, qu’il ne respirait plus, on leur répondu qu’il simulait. D’ailleurs, le légiste ne parle pas d’asphyxie pure et simple, mais de syndrome d’asphyxie sans qu’aucun des deux experts nommés par la cour puisse déterminer la raison. Sûrement, la mauvaise santé d’Adama, ou le cannabis qu’on a trouvé dans son sang. Ah ce terrible cannabis… C’est vrai qu’un placage ventral avec trois gaillards sur le dos (selon l’un des gendarmes) ce n’est pas déterminant comme cause de syndrome. Placage ventral banni en Suisse et en Belgique, à New-York et Los Angeles, et selon l’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture, responsable de huit morts en dix ans. Et non-assistance à personne en danger, on en parle ? Le prévenu se plaint de problèmes de respiration, urine sur lui et les gendarmes ne réagissent pas ? Ils prétendent l’avoir mis en position latérale de sécurité alors que le compte-rendu des pompiers dément. Et quand la famille demande une troisième expertise, indépendante celle-ci, la justice refuse. Mais c’est vrai que dans cette affaire le parquet de Pontoise s’est montré exceptionnel. Alors que le contrôle d’identité visait originellement Bagui, le grand frère d’Adama et que Valeurs Actuelles aime à décrire comme un « caïd », le procureur lance une instruction à l’encontre d’un mort. Les rapports indiquent asphyxie, le procureur communique sur un problème de lésion infectieuse, la faute à pas de chance en somme. Quand au rapport des pompiers, comme c’est ballot on l’a perdu. Et les gendarmes ne sont pas en reste pour arranger la vérité, comme ce gendarme qui se blesse tout seul dans sa chute et que les rapports décrivent comme suit : « Un gendarme blessé, suspect en fuite. ». L’affaire est en cours et tout le monde porte plainte contre tout le monde. En attendant Pontoise a passé la main à Paris.

 
Direction la plaine Saint-Denis cette fois un jeune homme de vingt de deux ans qui prend pour les autres. Un jeune homme qui n’apprécie pas qu’on gifle un de ses copains… Ah ce manque de respect de l’autorité chez la jeunesse des cités… Le jeune est emmené à l’écart et hop, accident devant tous les Iphones et caméras du quartier, dix centimètres de bon acier dans le fondement. Pas deux ou trois d’un faux mouvement dans un échange brutal, non dix, à travers le slip, comme une chouette vaseline mais à sec. Soixante jours d’arrêt, des lésions graves dans le rectum et l’IGPN de conclure dans un premier temps à l’accident. Ce que nie bien entendu l’intéressé. Si la conclusion des uns et des autres n’est pas surprenante, en attendant le remue-ménage n’a pas tardé à commencer. Ou recommencer, faut voir…re re re re recommencer. En 2005, je m’en souviens comme si c’était hier, à l’instant où j’ai appris cette affaire avec Zyed et Bouna à Clichy-sous-bois, j’ai su que le pays allait s’embraser. Encore un Traoré, encore la Plaine Saint-Denis. Les députés s’en souviennent eux aussi apparemment. Ils ont voté le 8 un amendement permettant à la police de faire usage de leurs armes de la même manière que les militaires. De la militarisation de la police… En attendant de s’entendre avec le sénat sur la militarisation de la police municipale, une mesure qui va assurément faire plaisir à Robert Ménard.

 

Terrorisme ou autodéfense ?

La violence se banalise. Un cinglé du Prophète se jette à la machette sur des militaires qui lui trouent la peau, tout le monde s’en fout. Après Nice, Paris, Charlie c’est de la petite bière. Nous sommes en train de devenir comme ces Libanais qui me racontaient que lorsqu’ils allaient à la plage, ils regardaient les navires américain bombarder les positions du Hezbollah. Les obus passés au-dessus de leur tête. Dans cette acceptation, cette sidération devant la violence, nous laissons tout faire, tout passer. La loi sur le Renseignement est voté sans sourcillement, l’état d’urgence est prolongé ad vitam, bien qu’il ait démontré de sa plus complète inefficacité dans le cadre de Nice. Un individu seul peut être convaincu de délit d’entreprise terroriste, et maintenant, ça, les policiers autorisés à tirer à vue ou presque. Puisqu’on est aussi, au pays des airsofts où les marques distinctives ne sont pas obligatoires. Autrement dit comment juger d’une menace ? La tactique terroriste employée par Daech est géniale en ceci qu’elle ne requiert aucun moyen, presque aucune infrastructure, mais surtout elle porte le flanc à l’intérieur même de la société française ou allemande. Elle frappe à la fois sa schizophrénie multiculturaliste, elle s’en prend au cœur même d’une association historique, fondatrice de l’Europe comme puissance économique. Et enfin, elle envoie un message à tous, la violence peut frapper n’importe où et elle vous vise-vous. Ce n’est pas le terrorisme comme acte politique, revendicatif mais comme tactique militaire avec une seule et unique direction, déstabiliser la France comme l’Allemagne déstabiliser la Belgique, cet axe européen, ce cordon ombilical sans qui l’Europe volera en éclats. L’ennui, et nos amis politiques l’ont bien intégré, à commencé par les socialistes à la sauce Medef, c’est que ces dispositions peuvent à égalité tenter de répondre à une menace terroriste, ou glisser vers le totalitarisme comme un Rémi Fraisse sur une grenade. Or nous sommes précisément dans un contexte sensible qui pourrait tenter un candidat mal représenté. Précisément à cette charnière de l’histoire où n’importe qui pourrait glisser du statut de citoyen en colère à terroriste en un rien de temps. Les manifestations contre la loi travail étaient déjà bien une « prise d’otages ». À partir de quel degré d’incertitude politique, un individu déterminé à ne lâcher ni sa place ni surtout ses privilèges, est près à glisser du figuratif au propre ? Qu’on le veuille ou non ce grand déballage d’une république corrompue, ajouté aux tensions communautaires exacerbés tant par Daech, le FN qu’aujourd’hui la police rappel un moment précis de notre histoire, quand Stavisky s’est suicidé à l’insu de son plein grès. Cette affaire nous a coûté la troisième république et a permit à une extrême-droite désunie de frôler le coup d’état dont rêve aujourd’hui une Marine Le Pen. Mais il y avait alors un mouvement ouvrier puissant qui débouchera sur le Front Populaire. Aujourd’hui le seul front populaire et ouvrier est un parti d’essence bourgeoise et intrinsèquement fasciste, n’en déplaise à ses contempteurs et dont la seule finalité est de satisfaire les bas instincts de la petite bourgeoisie.

 

À partir de quel moment tous les haineux du rouge brun au brun tout court vont comprendre qu’ils sont les idiots objectifs de la classe dirigeante ? À quel moment les électeurs vont prendre conscience que leur vote est non seulement démocratiquement volé, mais qu’en l’état, il n’a servi et ne servira jamais qu’à proroger un système, qu’on l’appelle 6ème république ou mes genoux ? À quel moment, on comprendra qu’il n’y a qu’une raison pour laquelle on a besoin d’un nouveau berger, se faire tondre la laine, et aller à l’abattoir. Quand un peuple commence à se conduire comme du bétail, il ne faut pas qu’il s’étonne d’avoir l’un et l’autre, la tonte et l’abattoir, au prix d’une présidence.