Virgin Suicide ou l’alphabet du suicide.

« Je suis un adolescent, personne comprend mes problèmes » c’est par une de ces phrases plaquées et moqueuses que le film de Sofia Coppola va vers sa conclusion. Une de ces phrases que tout adolescent a un jour entendues dans la bouche d’un adulte à l’ironie simple. De ces adultes qui ne cessent de vous expliquer qu’eux aussi ont eu vingt ans alors qu’en réalité ils sont morts depuis longtemps et qu’ils l’ignorent. Une phrase qui marque non seulement du mépris aux tourments de l’adolescence mais qui ignore délibérément que les dits problèmes ne sont pas incompréhensibles mais bien qu’ils font sens en ceci qu’ils interrogent le monde adulte. Qu’ils sont le fruit d’une observation lucide, sans borne et coupante, et non pas justement ce que cette phrase idiote sous entend, un sac de noeud pour un sac de noeud. Mais l’admettre bien entendu serait remettre en question tous les mensonges avec lequel le monde adulte négocie, il est plus simple d’ironiser. Et si Sofia Coppola met ici cette phrase dans la bouche d’un jeune gommeux se prenant pour ses parents, ce n’est pas par hasard. Car au fond que nous dit elle le temps d’un plan, ce sont ceux qui se prétendent adultes qui se moquent de l’adolescence comme de l’enfance et de son point de vue.

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Et pour se faire, pour démontrer de ce particularisme, Sofia Coppola va précisément utiliser le langage de caméra de ces pseudo adultes là, une narration par leur point de vue, laissant à ses virgin suicides le statut d’icônes mystérieuses que leur confèrent les jeunes mâles amoureux, comme la télé ou leurs parents, un père effacé et dépassé, une mère pleine de ses certitudes quand l’amour irréprochable qu’elle aurait porté à ses enfants. En surface et en narration, rien jamais ne nous est expliqué. Nous sommes spectateurs d‘un drame sans clef ou plutôt autour duquel tout le monde tourne sans jamais la saisir. Un drame dont l’élément déclencheur est le suicide de la plus jeune des soeurs de la famille et qui nous est laissé sans motif aucun.

Et partant, en surface, même en grattant les couches superficielles, Virgin Suicides donne le portrait d’une chronique douce amère sur l’adolescence, dans un univers à la le Lauréat au fil d’une amitié qui n’est pas sans rappeler Stand By Me ou Georgia. On comprend donc bien que c’est ce lent étouffement de leur jeunesse qui tuera ces jeunes filles qui au reste choisirons toute de mourir asphyxiées, que l’arbre devant la maison est un symbole fort pour elle, et que les garçons comptent, et on peut en rester là, sans sortir de ce nébuleux point de vue sur l’adolescence d’un film sans portée réelle au rythme aussi lent et pesant que l’ambiance de la maison des Lisbon. On ne saura jamais pourquoi la gamine s’est suicidé, «Je suis un adolescent, personne comprend mes problèmes » donc…

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Pour autant Sofia Coppola est une adulte qui a grandit sans jamais perdre de vue son enfant intérieur. Et comme tel, c’est un point de vue bien plus global qu’elle nous offre, ou plutôt n’offre qu’à ceux qui comme elles ont gardé à la fois ce sens d’observation et ce sens critique propre aux enfants et aux adolescents, avec ce même côté malicieux dans sa manière de cacher les clefs. En réalité si on observe la grammaire même de la caméra et on tient compte à la fois du casting comme du choix de la garde robe, l’on découvre ou plus exactement on a des indices exacts sur le point de vue de la plus jeune des suicidées et partant sur ce que ses soeurs ressentent également du monde qui les entoure. Linéaire en apparence dans son montage c’est au passage d’une banale séance de télé en groupe que l’on est saisi, comme par accident de la bizarrerie réelle qui se cache derrière cette famille. Quand sur la voix du père (James Wood acteur connu pour ses rôles nerveux voir violents et son visage ravagé de névroses ) la caméra se fixe sur un documentaire animalier montrant deux crocodiles se chamaillant. Un plan qui en suit immédiatement un autre, d’abord général avec la mère au centre choisissant le programme au milieu de ses filles (ici Kathleen Turner) puis celle d’un troupeau de gnous en migration. La bizarrerie des plans m’a immédiatement renvoyé à la scène dans la maison des « ogres »dans la Peur au Ventre, où une même bizarrerie est instauré pour figurer le ressenti d’un enfant face à un couple inquiétant. Ici donc Sofia Coppola, qui ne filme jamais au hasard, nous offre en réalité le ressenti de ces jeunes filles. Qui somme nous ? Des animaux en transhumance conduit comme untroupeau aveuglé par une mère tout en surface de chocolat. De la viande sur pied, indifféremment habillée pour le grand bal du pré coït. Qui sont ils ? Des créatures préhistoriques, carnassières et dangereuses. Bref, ce qu’elles savent de leur parents dans leur ressenti sans que jamais les apparences ne vienne à craquer. Or si on pousse l’analogie du crocodile plus loin, pour tuer ses proies il les entraine sous l’eau pour mieux les consommer une fois asphyxié, et quand il se reproduit cela tient du viol pur et simple. C’est donc cette vision qu’ont les filles de leurs parents, et si l’on tient pour écho qu’en effet ils finissent par asphyxier leurs enfants pour ensuite vendre leurs effets en parlant d’amour, cela donne une autre perspective sur comment elles perçoivent leur père et le rapport de force qui les a mis au monde, du viol entre crocodiles.

Partant de ça, on comprend sans mal ce que Trip représente pour le personnage de Dunst, un voyage presque interdit donc, une autre vision du sexe, une échappatoire érotico romantique. Pour obtenir cet effet de véracité d’un ressenti, Sofia Coppola laisse sa caméra trainer comme au hasard. Ainsi le pasteur qui vient « réconforter » les Lisbon au décès de la plus jeune, erre dans la maison comme s’il cherchait Dieu. Or de Dieu il n‘y a pas, seulement des jeunes filles rangées le long d’un mur comme un alignement de chaussures, un père qui déraille dans son fauteuil et sa garde robe papier peint et une mère retirée dans son silence. Avec en conclusion cette magnifique sentence du pasteur qui estime qu’il n’y a pas eu suicide mais accident. De sorte que l’on nie d’un coup non seulement l’acte mais son motif. Or pour rappel, quand on sort la gamine de sa baignoire de sang, c’est une Vierge à l’enfant qu’elle laisse choir de sa main, une vierge souillée de son sang. Dieu est bien absent de cette maison où l’on est pourtant si pieu mais l’enfant se retient quand même à lui, comme si elle retenait sa foi là où ses parents l’avaient perdu au profit du dogme. Et la mort qu’elle se choisi, immédiatement après avoir obtenu la permission de sa mère de se libérer est de s’empaler. Une mort par pénétration… Une analyse superficielle pourrait inventer un inceste caché ici, il ne retiendrait pas le fait que le père n’est ni là, ni sexué en leur présence, qu’en réalité la démonstration de sa sexualité se signifie par le nombre de fille d’âges successifs auprès d’une mère dont l’idée même de sexualité semble rebuter. On en revient donc au viol entre sauriens, à ce ressenti jamais dit ou même explicitement montré qui relève à la fois du mystère autour de la sexualité en général que de la monstruosité sous tendu d’un père qui s’efface partout sauf quand il s’agit de pénétrer sa femme. Et qui du reste porte sa fille comme le mari l’épousée à l’entrée de la chambre nuptiale, alors que celle-ci est morte.

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Ce même mari que l’on verra capable de s’imposer devant des grévistes quand il enterre mais qui le reste du temps n’est qu’un falot personnage. Bref un homme qui ne sait s’imposer qu’à l’heure de la petite ou grande mort. A côté d’une femme dont idée de séduction, de désir même lui est parfaitement étrangère. Quel regard peut dès lors avoir une enfant du monde si on y ajoute à ça une lente asphyxie de leur jeunesse bourrée au chocolat de l’amour de la mère. Et pour qui douterait que le choix des armes est signifiant ici, je vous renvois au choix de mort des autres soeurs. Le film de Sofia Coppola ne s’aborde pas en seule prise. La lucidité sans rémission qu’elle glisse au milieu de figures et de rhétoriques scénaristiques et filmiques (la vision des médias, celle des voisins, des jeunes hommes) nécessite d’autant de vision qu’elle est faite de détails et d’observation pointues. Que comme le dit un des garçons, les femmes en savent plus long et qu’elles ne se livrent pas comme ça. Mais je crois que tous le sens se situe dans le titre lui même.

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Prit séparément et dans le contexte, Virgin Suicides pourrait faire référence à la virginité des filles et donc à leur mort. Mais il s’entend en réalité, littéralement, par « suicides vierges ». Un suicide vierge de tâche, de raison pénétrante et signifiante, bref un suicide comme il est perçu de l’extérieur, sans motif vraiment apparent. Or bien entendu il n’y a aucune virginité ici sinon celle purement fonctionnelle de filles qui préfèrent ne jamais grandir plutôt que de reproduire le viol ménager de leur mère,revivre les déceptions amoureuses de leur âge, bref ne jamais se sexualiser et laisser à leurs partenaires potentiels comme seul trophée des dépouilles. Mais puisque ce film ne s’aborde pas en une seule prise mais comme un mélange de regards ne formant qu’un seul et même point de vue sur le monde supposément adulte et sur celui bien plus lucide et redoutable des enfants et des adolescents, il est probable que d’autres spectateurs découvriront d’autres motifs, d’autres monstres banals dans les ombres et les silences de cette parfaite petite famille de bigots et par extension dans leur voisinage. Comme ceux là même que dénonce un des jeunes hommes, jouant au tennis et au golf après la mort de cinq gamins, comme s’ils avaient déjà tout vu et compris, au demeurant leurs parents. Ou remarquer qu’en réalité les lignes de dialogue des jeunes femmes sont réduites à rien et qu’elles sont systématiquement racontées et réinventées par d’autres. Sofia Coppola a composé à la fois un film de signes, un film sur le deuil, l’adolescence et l’enfance, un film à tiroir qui interroge moins notre ressenti de spectateur, nos émotions que notre ressenti réel, dans la vie courante, notre lucidité. Qui s’adresse en réalité uniquement à ceux qui voudraient comprendre, et ceux qui comme elle ont conservé leur hyper sensibilité et verront au delà de la simple subjectivité d’un spectacle. Encore une fois on peut rendre hommage aux acteurs ici. Kristen Dunst incarne la jeune femme qui préfère s’envisager avec l’amour plutôt que comme sa mère, viande sur pied. Kathleen Turner et James Wood qui ont la tâche difficile d’être à la fois parfaitement transparents et omniprésents, occultés mais remplissant tout l’espace. Et une maille de comédiens plus ou moins connus qui forment sur cette histoire une même présence/absence. Comme s’ils restaient perpétuellement spectateurs et décor du paysage de la jeunesse de ces jeunes femmes, éternellement incapables de comprendre les enjeux d’une vie adulte dont elles ont rapidement appris les coupants contours. L’ironie de l’affaire c’est qu’il s’agit d’une première oeuvre, relevant d’une maturité et d’une maîtrise rare du médium cinéma et qu’en conséquence le film ne sera jamais autrement récompensé que par des prix « junior » comme si on attribuait à perpétuité au point de vue qui s’en dégage une importance relative, de celle là même qu’on en accorde au fameux mal être des ados. Toujours est il que je ne saurais trop vous conseiller de le regarder et si vous l’avez déjà vu comme moi d’en remettre une couche pour commencer à appréhender toutes les facettes. Dans un paysage de cinéma américain de redondance et d’effets soulignés, c’est le genre de travail qui redonne foi dans ce qui se passe à Hollywood.