Démons

South West Paradise, Petite Haïti, neuf heures du matin, troupe de choc. Deux voitures, six hommes, fusil à pompe, AR15, gilets pare-balle et gros calibres. Une bicoque au sommet d’une colline, des planches aux fenêtres, des tags baveux en travers des murs, de la taule ondulée pour boucher les trous. Reflet d’un passif. Celui d’une ville pompe à fric qui laisse ses populations les plus pauvres crever dans la misère. Voiture un par devant, voiture deux surgissant dans la cour derrière. Bélier en acier, coups dans la porte, une fois, deux fois, la serrure qui craque, feu. Plombs de chasse, calibre 12, giclée brûlante dans un crachat de flamme. Le gilet arrosé qui encaisse le choc, le flic tombe, une grenade qui roule à l’intérieur. Au même instant une rafale d’AK47 accueille la troupe de derrière. 7,62 mm OTAN, les ogives explosent le pare-brise de la voiture deux, kraaa ! kraaa ! Un flic cavale à droite, fusil Remington spécial assaut, badaam ! Cartouche à ailette, des trous gros comme ça dans la paroi de bois vermoulu, le flic réarme d’un coup sec. La grenade éclate, flash de lumière, odeur de phosphore, transpiration, canicule, adrénaline, peur, bourdonnement d’oreille. Doakes entre, 45 ACP dans les mains, fait feu sur la silhouette aveuglée face à lui. Deux balles, une dans le sternum, une autre dans la tête, Mozambique dans le jargon paramilitaire. Il pivote, une autre silhouette qui surgit avec un fusil à pompe canon court, Doakes se laisse tomber sur les fesses, le plomb vole au-dessus de son crâne chauve, il réplique, blam, blam, blam ! Le pistolet se cabre dans ses mains épaisses, les projectiles forent dans la viande et l’os, carton. Une dans l’aine, le sang pisse, les deux autres dans le ventre, l’autre s’effondre en poussant un petit couinement de pucelle. Dehors le flic touché en pleine poitrine se relève groggy, une ou deux côtes fêlées. Derrière la danse continue, le servant de l’AK n’a pas quinze ans. Il arrose la cour, espère tuer le plus de flics avant de crever, derrière lui des bombonnes de produits chimiques, labo clandé, avec lui un autre adolescent, un automatique dans chaque main qui vide ses chargeurs longs sans distinction ni réserve. L’acier siffle dans l’onde de chaleur, un homme à terre, du sang partout sur son gilet de combat, on le tire à l’abri alors que l’AK continue sa tronçonneuse, kraaa ! Les douilles fumantes qui se déploient dans l’air saturé de cordite et de haine et cliquettent en tombant sur le plancher dégueulasse, gras crasse et résidus chimiques. La taule gronde sous le choc, un pneu éclate, claquement sec et assourdissant des AR15, l’adolescent recule et disparaît du cadre de la fenêtre déchiquetée, l’autre enchaîne, ses armes vibrent, les canons en surchauffe. Une cartouche à ailette en pleine tête lui arrache celle-ci, son cadavre décapité roule par terre pendant que le premier décide de s’enfuir. Doakes l’aperçoit qui se faufile dans le couloir devant lui, il appuie sur la détente, les balles le ratent, l’adolescent se plaque contre le mur et réplique, le fusil d’assaut à l’épaule, poussière de bois et de plâtre, craquement automatique, la culasse qui crache un flot de laiton, les douilles brillent dans la lumière, Doakes roule sur le côté et tire à nouveau à travers la paroi. Les balles magnum font vibrer le mur sous l’impact, trois trous larges comme ses pouces, le gosse rebondit sous le choc et lâche son fusil semi-automatique. Doakes se redresse et l’entend qui gémit de douleur. Il s’approche, l’arme en position de combat à hauteur de la poitrine. L’adolescent est par terre, une large tâche de sang couvre son flanc, il halète, regarde l’officier de police et son badge qui brille autour de son cou massif. PCPD, Protéger et Servir, Doakes l’achève, une balle pour le cœur.

South West Paradise, Petite Haïti, neuf heures, zéro sept, fin de l’intervention. Les secours arrivent, Doakes entre dans le labo, prend un bidon d’hydroxyde d’ammoniac, sort et va le mettre dans le coffre de sa voiture. Il aperçoit dans l’herbe, qui émerge de sous la maison un pied chaussé d’une basket usée, la cheville blême, il va voir, tire sur la cheville, à l’autre bout ça grogne et ça griffe. Un grand mec maigre, livide, avec des cheveux orange. Doakes le connaît, dans le temps c’était un petit dealer, et puis il a fait un séjour à l’hôpital et il est devenu accro aux antidouleurs, depuis il se came à tout ce qui lui tombe sous la main, les dealers s’en servent comme testeur. Doakes lui dit de se barrer et remonte dans sa voiture seul, ses hommes savent ce qu’ils ont à faire. Il traverse la ville. Il y a de la circulation sur Franklin, il écoute la radio, Dire Straits, Brother In Arms, puis Beastie Boys, Sabotage, et la voix chaude de l’animateur entre les deux.

O’Malley, bar à motards, neuf heures quarante-cinq, il ouvre le coffre, prend le bidon, rentre dans le bar. Le pose sur le comptoir, check avec les mecs, les billets passent de main en main, Doakes ressort, retour au commissariat central, un grand bâtiment de verre et de marbre rose, quatrième étage, unité de choc, antigang. Capitaine Johnson out, l’affaire Podzanski, il faut des têtes, enquête des affaires internes en cours, tous les services sur la sellette. Grand jury en cours, commission spéciale, tout ce que la ville compte de légumes va y passer rendre des comptes. Capitaine Cairn en poste, Thomas Cairn, diplômé, ambitieux, intelligent, et surtout intègre. Lui et Doakes sont comme chien et chat. Cairn lui aussi a été dans l’armée, police militaire, Afghanistan, Irak, puis renseignement. Une convocation obligatoire par jour, rendre des comptes mais l’un a besoin de l’autre et ils le savent tous les deux. Nettoyage obligatoire, les fédéraux sont en ville, tout le pays tourné vers Paradise, donc le monde entier, l’Amérique est propagande.

Onze heures, Doakes rentre en salle d’interrogatoire, suspect matricule 45287, impliqué dans une affaire de double homicide, alors mon pote on en est où ? T’as réfléchi ? Dans la pièce un barbu avec un tatouage dans le cou. Le suspect est noir, on lui a fait un peu la fête, il saigne du nez, a un cocard qui lui barre sa bouche épaisse. Le suspect lève son majeur, Doakes soupir et regarde le barbu. Celui-ci traverse la pièce et tord violement le doigt, hurlement, baffe. Enlève-lui ses menottes. Ils lui tombent dessus à deux, des coups de poing scientifiques, méthodiques, qui ne laisseront pas de marque. Profil bas, ou presque. Cairn rentre soudain dans la pièce. Qu’est-ce qui se passe ici !? Doakes lui explique, ce type a violé et tué deux filles, il ne veut pas avouer mais on a des témoignages, des preuves indirectes. Dans mon bureau immédiatement. Le bureau est un bloc de verre et d’acier insonorisé, on les voit qui se hurlent dessus, Doakes sort en claquant la porte. Doakes ! Doakes revenez immédiatement ! J’ai du boulot moi !

Onze heures seize, un coup à la machine, Coca et barre vitaminée, on ramène le suspect en cellule, Cairn a fait venir le médecin. Doakes fait signe au barbu qu’on se tire. L’équipe est en bas qui ramène le matos du laboratoire, des armes, et de la drogue, l’argent ça va ailleurs. Un des hommes lui glisse un mot à l’oreille, et fait signe vers sa voiture. De l’autre côté de l’avenue deux costards en Plymouth grise, FBI, qui les observe de loin. Doakes fait mine de n’avoir rien vu, il monte dans la Ford. Radio, appel. Antigang, urgence, direction Perfect, Lincoln Park, poursuite en cours, braquage de bijouterie. Toute la troupe part en courant laissant le matos au bon soin des bleus sur place. Démarrage à quatre-vingt-dix, sirènes à fond, Doakes enfile son gilet pare-balle, tatouage dans le cou conduit. Tout droit direction Roosevelt High, puis à gauche et enfin à droite, Océan Boulevard, Washington bridge, tour Striker comme une épée dans le ciel, les gratte-ciels de Perfect, hélicoptère de poursuite dans le ciel. Un van noir à contresens dans Jackson street, les voitures qui convergent pour lui couper la route. Pare-chocs buffles. Le van monte sur le trottoir et traverse la vitrine d’un Zara, cris dans la foule, une femme est renversée, le van bondit dans Hampton avenue. Hurlement des pneus, le barbu avec son tatouage est un expert, il a suivi des stages, fait de la protection en Irak et ailleurs. Il est sous contrat avec la ville. Lui et quelques autres. La réponse du maire aux allégations de corruption, on engage des gens de l’extérieur, on vire ce qui dépasse. Les deux voitures reprennent la poursuite, Hampton, puis Séminole, Creek avenue, Cherokéé street, toutes les tribus. Les braqueurs se mettent à tirer. Fusil d’assaut FAL full auto, les balles se dispersent, un mort, un blessé dans la foule. Doakes réplique, AR15, visée réflexe, guidage laser, rafales de trois, les pneus, le réservoir, le van zigzag, les balles percutent la taule avec des miaulements affamés, déchirent les chairs, explosent un phare arrière, la roue. Les balles sifflent à ses oreilles, percutent un mur, un pare-brise, traverse un ordinateur et un employé de caisse. Les fusils claquent par-dessus le grognement des moteurs, la peur, la chaleur, encore, toujours, l’adrénaline. Le van qui déboite, dérape, va s’arracher contre un panneau publicitaire qu’il réduit en miettes avant de caler. Les braqueurs sortent en tirant. L’un d’eux est blessé, soutenu par un autre qui rafale sans discontinuer vers les flics à l’arrêt, au milieu de la circulation et des civils aplatis qui au sol, qui au fond de leur bagnole ou s’enfuyant. Doakes et son équipe avancent. Tous sont rompus au combat urbain, le combat urbain la guerre de demain. Les braqueurs sont quatre, cagoulés, sauf un, le blessé, un blond avec les cheveux mi longs, qui tire lui aussi. Doakes l’abat, au coup par coup, une dans la jambe, deux dans le ventre, une dans la poitrine. Puis rafale longue pour son pote qui réplique full auto. Les projectiles pleuvent, pas de quartier, on tue ou on est tué. Il est meilleur à ce jeu. Il est mobile, souple, concentré, alors il tue. Midi quinze, fin de l’intervention, tous les braqueurs sont morts. Trois blessés et un mort dans la foule, zéro chez les forces de l’ordre, unité de choc merci.

Midi dix-sept, coup de pompe, l’après jus de guerre, la tension qui retombe d’un coup, l’envie de jouir, de hurler, d’expulser, et puis la tristesse, la lassitude. Il avale deux comprimés de Perivine arrosés de soda. Retour au commissariat lecture des enquêtes en cours, affaire Winworth, affaire Calisto, affaire de la bijouterie Golden Kabul, affaire du double homicide de Penn Street, coup de fil d’un journaliste au sujet de la fusillade sur Perfect, rien à déclarer. Réunion en salle de repos avec les gars. La salle est clean, on l’a déjà vérifiée deux fois, on peut parler librement. Constat de la matinée, discussion autour de Jack Podzanski et de ses frères, tous au secret dans un établissement fédéral, va-t-il vouloir sauver sa peau en balançant tout ce qu’il sait ? Chacun y va de son avis. Brent Brown, son second, pense que c’est un voyou à l’ancienne, il connaît le tarif, il se taira, Doakes est de son avis, d’autres pas mais personne ne dit rien, pour le moment profil bas. D’ailleurs que faire d’autre ? On a eu son fils, on a éliminé les suspects désignés et les Feds les ont à l’œil.

Quatorze heures zéro huit, intervention dans la maison d’un suspect sur dénonciation d’un postier. Il y aurait du trafic de drogue dans l’air. Le suspect est un jeune homme d’origine canadienne, né en France, blond aux yeux bleus, mince, tatoué branché comme ils le sont en ce moment, la mode des citations. On ne trouve rien chez lui sinon des rapports médicaux. On l’interroge, il admet les faits mais n’a jamais touché ou donné un centime sur l’herbe qu’il faisait passer ou recevait, le cannabis soulage, dit-il, ses douleurs dorsales. Doakes est suffisamment impressionnant pour être certain que le gamin ne ment pas, et se dit en rigolant qu’on en a bien de la chance d’avoir des postiers si soucieux du crime organisé. Le suspect n’est pas inculpé mais on va devoir en informer ses employeurs parce que c’est la loi, pas de quartier avec les trafiquants, argent ou pas, amateur ou pas. Doakes connaît la musique et la loi c’est la loi, sauf pour lui et quelques-uns parce que c’est comme ça.

Quatorze heures cinquante-deux, appel de son ex-femme pour lui rappeler qu’il a promis de prendre Marion et Jason pour le weekend et que celui-ci commence demain soir. Il est au courant, il n’a pas oublié. La dernière fois c’est ce que tu as dit aussi et…. Ils s’engueulent, ils s’engueulent toujours. C’est presque devenu un mode de fonctionnement entre eux, comme s’ils se reprocheraient jusqu’à la fin de leurs jours de ne plus s’aimer. Il raccroche, gare sa voiture, descend, rentre dans un immeuble avec deux sorties, hèle un taxi, vérifie qu’il n’est pas suivi, arrête le taxi près de ligne du métro, prend le métro, sème le type du FBI. Descend deux stations plus loin, se débarrasse de son portable, monte dans une voiture qui l’attend à l’angle de deux rues.

Quinze heures trente et une, la voiture s’introduit au second sous-sol d’un des parkings de l’aéroport et s’immobilise près d’une Limousine immatriculée à Miami. Doakes monte à bord, Sonny Ocean est là, assis à côté d’un type d’une trentaine d’années, type wasp de base, fringué sportswear chic. A leur pied, deux sacs remplis de billets. Quatre kilos de billets au total, quatre millions de dollars en cash. Leur part pour avoir laissé opérer un escroc sur leur territoire et aidé à monter le coup. C’est Sonny qui a désigné le pigeon, lui-même tuyauté par le chef des Outcasts, un grossiste qui travaille pour Carmela Cruz, patronne de la Eme pour Paradise City, alias la Madrina. L’escroc c’est le wasp, en réalité un jeune aristocrate dévoyé de la côte est. Il s’appelle Joshua, il vient d’une grande famille de brasseurs, viré de Yale pour un petit trafic d’herbe sur le campus, en rupture de ban avec ses parents et escroc confirmé. Il ne s’est fait prendre qu’une fois pour une affaire de carte de crédit contrefaite. Un délit fédéral qui lui a valu deux ans à Ryker, Doakes est au courant de tout, il l’a fait faire une enquête sur lui par un privé de ses amis. Le privé en question se trouve justement avoir dans ses fiches clients le grossiste arnaqué, un heureux hasard qui leur a permis d’en savoir plus sur lui. Plus tard Doakes compte se servir du détective pour que le pigeon les débarrasse de ce garçon, et la boucle sera bouclée. Ils boivent un verre ensemble et trinquent à la réussite de l’entreprise puis Doakes repart avec sa part de billets, deux kilos.

Seize heures quarante-deux, un comprimé de Perivine pour se tenir en alerte, et deux cachets d’aspirine pour faire tomber le mal de crâne. Il remonte dans sa voiture et répond immédiatement à un appel. On a retrouvé un cadavre près d’un lotissement à l’est de la ville, la criminelle est occupée ailleurs on demande à l’antigang de s’en occuper. Quand il arrive le corps est encore à moitié enterré, un bras qui dépasse et son visage gonflé par la chaleur et le pourrissement. Il a l’extrémité des doigts coupés pour retarder l’identification, la bouche béante et noire, sans dents non plus, pour les mêmes raisons. On lui a tiré une balle dans le crâne. Mais toutes ces précautions sont bien inutiles, il a trois grains de beauté sur la tempe formant un triangle et Doakes les reconnaît aussitôt parce que c’est un de ses anciens clients. Un dealer du nom de Tommy Reese qu’il a déjà arrêté une fois. Il l’explique au coroner tout en se demandant qui est derrière ce meurtre.

Dix-sept heures dix, discussion avec ses collègues de la Crime à propos de la mort de Reese, Doakes conseille d’enquêter du côté de Bagdad City et plus exactement d’un certain Isman Houssani soupçonné de trafic de stupéfiant. Puis retour au commissariat et rédaction des rapports de la journée au sujet des deux interventions.

Dix-sept heures vingt-quatre, le FBI et les affaires internes débarquent et rentrent dans le bureau du capitaine Cairn pour en ressortir dix minutes plus tard et se diriger vers le sien. Lieutenant Doakes à partir de maintenant, vous êtes mis en examen dans le cadre du meurtre d’Irina Yaponsky. Qu’est-ce que vous racontez ? De qui vous parlez ? L’affaire Hyatt, vous vous souvenez Doakes ? fait un des gars des affaires internes avec un petit sourire malin. Doakes hausse les sourcils, je croyais que ce dossier était clos. Eh bien il ne l’est plus, pourriez-vous nous suivre je vous prie, ajoute un agent du FBI.

Dix-sept heures quarante, dossier Hyatt, interrogatoire du suspect, le lieutenant Warren Doakes, dans le cadre du meurtre d’Irina Yaponsky alias « Marushka » annonce un des agents Smith pendant que son collègue note sur son ordinateur portable. FBI, Doakes comme tout bon flic des villes qui se respecte les déteste. De toute manière tous les services des forces de l’ordre au renseignement se détestent copieusement les uns les autres, c’est une constante quasiment vérifiable dans tous les pays. Où étiez-vous lieutenant cette après-midi entre quinze heures et seize heures quarante-deux ? Où est le rapport avec le Hyatt ? Répondez à la question. J’étais parti déjeuner. Où ? Dans un boui-boui sur Freetown. Qu’est-ce que vous faisiez par là-bas ? Bon ça va durer longtemps vos conneries ? De quoi on m’accuse exactement ? Du meurtre d’Irina Yaponsky. Vous avez des preuves ? Pourriez-vous me donner votre portable je vous prie. Qu’est-ce que mon portable vient faire là-dedans ? J’insiste. Euh… je l’ai perdu. Les deux Smith se regardent d’un air entendu. L’un des deux sort une photo on y voit Doakes en compagnie d’une jeune femme sur un yacht. Qui est cette personne ? Aucune idée, je ne sais même pas quand cette photo a été prise. Il y a six mois. Et cet homme il ne vous dit rien non plus je suppose. Une photo anthropométrique face profil d’un type brun et à la peau mate. Non plus. C’est curieux… Il met en route une vidéo sur l’ordinateur et tourne l’écran vers lui. On y voit Doakes toujours en compagnie de la jeune femme et du brun qui discutent sur le yacht. La caméra se déporte et filme le nom du yacht, le Santa Laguna, propriété d’Antonio Guerrero. Est-ce que la mémoire vous revient maintenant ? Non, vraiment, je ne sais pas, vous savez je connais beaucoup de monde dans cette ville. Nous n’en doutons pas… Comme monsieur Guerrero par exemple. Euh… oui et alors, tout le monde le connaît en ville… Et Sonny Ocean également…. Et Frank Ricotello alias Trois Doigts…Oui, bien sûr, où voulez-vous en venir ? A la nature exacte de vos relations avec ces messieurs… Doakes se lève, bon ça suffit maintenant les charlots, vous avez rien contre moi. Asseyez-vous lieutenant, nous n’en avons pas terminé. Moi si ! Un troisième agent s’interpose et l’oblige à se rassoir. Doakes est un peu décontenancé, c’est la première fois qu’on lui fait quelque chose de ce genre. Deuxième vidéo, le brun face caméra. Je suis le colonel Fedor Yaponsky,le frère d’Irina Yaponsky. Pour traquer les assassins de ma sœur je me suis infiltré au sein de la famille Riccotelo sous le nom de Quinn Fizetti. J’ai assassiné Steven Blackwell en compagnie de Jack « Lucky » Mayden avec la complicité active de l’équipe du lieutenant Doakes. L’intéressé fait la grimace. C’est quoi ces conneries ? Bien sûr qu’il reconnaît Quinn comme il a reconnu Manuela la petite amie de Frank. Mais il a du mal à comprendre. Quinn un colonel russe ? Ce petit minable ? Invraisemblable. C’est des conneries, il répète. De la mise en scène, ça se voit ! Nous avons deux heures de confession de ce genre, et des tonnes de preuves contre vos amis de la mafia…. C’est terminé Doakes. Doakes lève les yeux vers les deux Smith, la mafia, ils disent ça comme s’ils étaient au cinéma, qu’est-ce qu’ils connaissent de la mafia ces crétins ?. Et des preuves contre moi vous en avez ? Pour le moment tout ce que j’ai vu moi c’est une vidéo avec un mec qui m’accuse sans preuve. Et puis d’abord il est où maintenant ce gars, pourquoi vous l’amenez pas puisqu’il m’accuse ? Qu’on nous confronte. Nous ignorons où il se trouve.

Dix-huit heures vingt et une, salle d’interrogatoire, toujours. Un agent rentre glisse un mot à l’oreille d’un des Smith. Qui l’a prévenu ? On ne sait pas, probablement ses hommes, fait l’agent avec un signe de tête vers Doakes. Les deux agents sortent ensemble. Kleinsfield est dans le couloir avec sa serviette. Cairn arrive à sa rencontre. Maître Kleinsfield ! Quelle surprise ! Où est mon client. Je croyais que vous ne défendiez que les voyous, maître. L’avocat fait comme s’il n’avait pas entendu, il sent exagérément l’after-shave et porte des boutons de manchette en platine gravés de ses initiales, FK.  De quoi on accuse mon client ? D’homicide et de complicité d’homicide, répond un des agents dans son dos. Vous avez des preuves ? Dans la salle d’interrogatoire la danse continue mais Doakes tient bon. Il connaît le système, il connait les techniques d’interrogatoire, c’est pas un cadeau. L’avocat entre précédé de Cairn. Votre plaque  lieutenant. Jusqu’à nouvel ordre vous êtes relevé de vos fonctions. Allez vous faire enculer, répond Doakes en balançant sa plaque sur la table. Vous êtes libre lieutenant, indique l’agent avec Cairn, jusqu’à nouvel ordre…

Dix-huit heures trente-cinq, un nouveau comprimé de Périvine et un demi décontractant léger. Barre vitaminée, soda. Dix-neuf heures, il rentre dans un bar et discute avec un indic sous l’œil d’un agent du FBI. Fais passer le mot à qui tu sais, faut que je leur parle et pas au téléphone, en personne. Dix-neuf heures trente-huit, il rentre chez lui. Passe un coup de fil mais le FBI n’a pas encore eu le temps de poser un micro. Ils le filment de loin, posté ostensiblement devant sa maison. Après le coup de fil on le voit aller dans sa cuisine se faire un café, puis de là disparaître dans le salon. Doakes regarde les actualités mais il n’est pas vraiment là, trop de choses dans sa tête, trop de questions sans réponse. Trop de problèmes en même temps.  Vingt heures dix, un van noir se gare devant la maison. Doakes sort et monte à bord. Vingt heures quarante le van sème les agents du FBI dans la circulation nocturne.

C’est quoi ces conneries, Quinn le frangin de la pute ? Quinn un russkov ? C’est du délire. Je savais bien qu’il y avait quelque chose de louche avec ce mec, fait Ocean en sirotant son whisky. Vingt-deux heures trente, une vaste propriété, quelque part dans le bayou. Végétation tropicale et façade coloniale. Ils t’ont embrouillé, c’est pas possible, fait Frank en tirant sur son barreau de chaise vert olive. Ils m’ont montré une vidéo, c’était lui. Mais c’est quoi exactement un poulet ? J’en sais rien mais les Feds ont l’air d’en avoir long. Il balance le contrat Blackwell. Celui que tu ne voulais pas faire. Celui que je pouvais pas faire. Mais ce mec a volé et tué pour nous, c’est pas possible que ça soit un flic. Frank n’avale toujours pas, Sonny s’est déjà fait son opinion depuis longtemps. J’ai pas dit que s’en était un, dans la vidéo il dit qu’il est colonel. Un militaire ? Qu’est-ce qu’un militaire russkov… Doakes s’exaspère, je t’ai déjà expliqué. Merde… tout ça pour une pute. Pas que, sa sœur… Ouais, ouais… bon on fait quoi ? Il va falloir annuler toutes les opérations en cours. Frank recrache une fleur bleutée, pas question ! On va déjà perdre des millions à cause de cette foutue loi sur les jeux en ligne. Putain de gouverneur, approuve Sonny, j’ai bien fait de ne pas avoir voté pour cet enfoiré, ça m’aurait fait mal au cul. En attendant les Feds ne me lâchent pas, et c’est sans doute déjà la même pour vous. On est au courant, fait Donny Duck qui n’a rien dit jusqu’ici, ils campent devant chez Sammy depuis une semaine. De quoi ? Pourquoi vous ne m’avez rien dit ? s’énerve le flic. Pourquoi foutre ? C’est nos oignons… on a pensé que c’était à cause de Jack. Ouais… y’a aussi ça…. Ils t’ont demandé quoi là-dessus ? Rien, il n’y avait que l’affaire du Hyatt qui les intéressait. C’est bizarre. Ils ne sont pas d’accord sur la marche à suivre, mais toujours finalement c’est Frank qui a le dernier mot. On ne lâche rien excepté les affaires qui risque d’être le plus voyantes, comme les contrats, les braquages. Un genre de silence radio.

Vingt-trois heures quarante. Doakes repart avec le van. A l’intérieur se trouvent Brent et quatre hommes dont le barbu avec le tatouage. Ils vérifient leurs armes, font aller et venir les culasses, chargent, s’équipent. Gilet pare-balle, gilet de combat, casque blindé, vision nocturne.

Minuit trente et une, Périvine et calibre. Adrénaline et la chaleur toujours, épaisse, moite, pas un pet de vent, mais on annonce l’approche d’un cyclone magistral. L’équipe s’invite dans un hangar rempli jusqu’à la gueule de cocaïne, assaut en règle, rapide, efficace, fusils automatiques, mode rafale courte et réducteur de son, quatre morts propres. Ils chargent une partie de la coke dans le van, une demi tonne, embarquent les cadavres, détruisent le reste. Essence. Incendie au bord de la baie, les pompiers dans le quart d’heure. Ils filent sur la highway 180, direction le nord.

Le barbu découpe les cadavres à la machette comme s’il débitait du bois et jette les morceaux à mesure dans le bayou. On entend les caïmans qui se disputent la viande. Ça brasse violemment. Brent tend un portable à Doakes et lui assure qu’il est propre. Une heure et quart du matin, dans le ciel est accroché l’ongle coupant d’un chat de la lune.

Deux heures. Débarque sans prévenir chez sa petite amie stripteaseuse qui vient de terminer son service. Elle est crevée, ll a envie de baiser. La Périvine, la tension de la journée, il a les couilles en feu. Va te faire foutre Warren ! Je suis pas ta pute ! Ils commencent à s’engueuler. Elle le fout dehors.

Deux heures vingt-deux, il erre dans Macéo à la recherche d’une fille arrangeante, un flash de rhum vieux dans la pogne. Une qu’il connaît si possible. Eh Maria, como esta mi amor !? La fille le reconnaît et lui fait un doigt, plutôt crever que de monter avec un poulet. Il se marre et continue de remonter le boulevard. Il croise une voiture de patrouille occupée avec une fille, un trans d’un mètre quatre-vingt-dix avec ses talons compensés, des faux cils longs comme un doigt ornés de paillettes. Il s’arrête à leur hauteur, quoi que vous dise ce petit con de Gusto faut pas le croire. Oh c’est pas gentil de dire ça Warren, minaude le trans. Bonsoir lieutenant, bonsoir les mecs. La soirée a été chargée lieutenant, fait un des flics en regardant sa bouteille. On peut dire ça, ça va Gusto ? Ça va mon chéri et toi t’as l’air tout flappi. Moi ? Naaaan je suis juste chaud comme il faut. Et sur ce il redémarre, et reprend sa route au pas. Il finit par se dégotter une petite, brune, avec la coupe au carré et la perle là, tout ce qu’il aime, si elle a dix-huit ans c’est une chance. Il la fait monter, il est raide, ils vont dans un chantier. Elle veut lui enfiler un préservatif, il la repousse, vingt dollars de plus si on n’en met pas. Va te faire foutre toi ! baragouine la fille Il n’a pas de temps à perdre, il est raide, il en veut et tout de suite, il attrape la fille par les cheveux, merde une perruque, en dessous elle est brune aussi mais avec les cheveux longs, c’est moins bien. La fille se débat, il sort son chibre et l’oblige à le sucer. Elle essaye de le mordre, il la relève et lui donne un coup de tête, sort son arme de son autre main. Maintenant tu me suces gentiment compris ? La fille a un coquard et la peur qui se lit dans les yeux, elle fait signe que oui, il la pousse vers son sexe, lui inflige un rythme, ça dure. Elle manque de s’étouffer. Il jouit la relâche elle se redresse d’un coup et crache par la fenêtre. Il jette des billets. Barre-toi maintenant, allez calte !

Quatre heures vingt, il n’arrive toujours pas à dormir. Trop de Périvine, amphétamine qu’on donnait aux gars de la Wehrmacht sur le front de l’est, trop de problèmes à résoudre aussi. De questions. Comment les Feds ont eu vent de cette affaire de Quinn, comment ils ont obtenu ces films ? Quinn leur a envoyé ? Quinn est mort, il le sait c’est lui qui s’en est occupé. Comme il s’est occupé de sa sœur. C’est aussi pour ça qu’on le paye bon Dieu et c’est sur lui que va tout retomber. Il faut que Knox le sorte de là. Mais Knox a les mains liées non ? C’est ce qu’il va lui servir, grand jury et tout le tralala. Il pense au coup de ce soir, la revente que ça va faire cinq cent kilos de coke. Il pense à l’argent qu’il a accumulé, la cavale ça coute cher. Pas question qu’il aille en cabane, il y a trop de gens qui l’attendent en cabane. Il a baisé trop de monde. Il pense à tout ce monde, se demande comment il va se sortir de ce merdier cette fois. Il pense à Cairn enfin, se dit qu’il faut absolument l’empêcher de nuire, que c’est le plus dangereux d’entre tous. Il va trouver un moyen, il a de la ressource.

Planté devant sa télé, une bière à la main il regarde la rediffusion du superbowl de l’année dernière. Il est ailleurs bien sûr. Sur la pendule murale il est marqué qu’il est approximativement cinq heures, mais c’est pas sûr, elle déconne et d’ailleurs il s’en fout quelle heure il est.

Sept heures, il se réveille en sueur et en sursaut, il a fait un cauchemar, Quinn l’abattait en pleine rue, le cadavre de Quinn, décomposé, zombifié. Il se lève de son fauteuil, groggy, regarde par la fenêtre si les Feds sont toujours là. Ils n’ont pas bougé. Le ciel est sombre, il y a du vent. La télé est toujours allumé, il l’éteint, se prépare pour aller au boulot et puis se rappelle qu’il est suspendu. Mais il ne peut pas rester comme ça sans rien faire ! Il faut que Knox intervienne, il le sent Kleinsfield ne va pas suffire. Pas cette fois. Et peu importe ce qu’évoquera le chef, il ne va pas se laisser balayer de sa propre ville comme ça. Il a fait trop de chose, trop de sacrifice, et puis merde, il ramène des tonnes d’argent ! Il prend une douche, un café serré sans sucre, il aime quand c’est amer, et de la Périvine, un demi comprimé pour pas monter trop vite. Vers sept heures trente il est dehors. Il salut les Smith d’un doigt et monte dans sa voiture. Il a une arme à la cheville et son gilet pare-balle sous sa chemise, il sait que maintenant il est potentiellement dangereux pour ses amis, il connaît la chanson, il ne veut prendre aucun risque. Il n’a confiance que dans son équipe, et encore, il a bien dans la tête deux, trois gars dont il se méfie.

Le chef n’est pas visible, il n’est ni au commissariat central, ni à la mairie, par contre quand il apprend par Lynn que Doakes traine dans les locaux, Cairn s’énerve, passe la consigne, Doakes ne doit pas approcher ni de son bureau, ni de son équipe. Mais Cairn sait qu’il ne part pas gagnant, Doakes a trop d’amis parmi les policiers, trop de gens qui le voient encore comme un héros. Ne serait-ce ceux qui ont participé à la poursuite la veille sur Perfect. La presse aussi, enfin une partie de la presse de cette ville, le considère comme un héros. Car lui-même a des alliés qu’il informe en douce, et pas seulement. Il y a ce mystérieux corbeau au sein de son service, celui qui a branché le FBI. Il le sait par les affaires internes, les Fédéraux soupçonnent quelqu’un de chez eux d’avoir balancé Doakes. Le même corbeau a contacté le Miami Herald, qui lui a passé un coup de fil à propos de l’assassinat de Joe Fat, un mafieux d’Orlando, encore un coup auquel Quinn aurait participé pour le compte des Ricottelo. Bon Dieu ce corbeau va foutre le feu à la ville. Si seulement on savait où est Quinn aujourd’hui… Il est huit heures et quart, le capitaine Cairn doit rencontrer un informateur, il vérifié son arme en sortant de son bureau, croise Lynn avec qui il discute. Il a confiance en lui, il a lu ses états de service, même s’il a été l’objet d’une enquête des affaires internes, il le pense honnête, et puis c’est un bon flic, il le voudrait avec lui à l’antigang, il sait que le lieutenant vise le FBI mais peut-être qu’on peut s’arranger. Faites six mois avec moi et je vous promets que je parlerais de vous…. Lynn a promis d’y réfléchir. Cairn descend dans le parking, des flics en uniforme le saluent sans enthousiasme. Il n’est pas très populaire et il le sait. Comment pourrait-il en être autrement dans une des villes les plus corrompues de la côte est ? Il monte dans sa Lexus couleur résine et sort du parking. Son informateur habite dans un lotissement de River Street., un coin à peu près tranquille. D’après lui il a des infos sur Doakes justement à propos de la mort de deux flics. Encore un autre dossier… un suicide bizarre et un homicide dans un  drugstore. Cairn n’a pas encore fait ouvrir une enquête mais c’est le suicide qui lui a mis la puce à l’oreille. Deux policiers d’un même binôme qui meurent à quinze jours d’intervalle. Depuis qu’il est en place le capitaine passe au crible tous les dossiers suspects qui touchent au service. Ça non plus ça ne le rend pas populaire, ça rend même nerveux. Huit heures quarante, il est arrivé, son téléphone sonne, c’est un journaliste qui veut l’interviewer. Il n’a pas le temps. Il traverse la rue, au même instant à quelques kilomètres de là, Doakes rentre dans le club le plus sélect de la ville en repoussant le maître d’hôtel. Frank il faut qu’on parle. Frank Knox émerge du nuage bleuté de son Havane, un verre de dix-huit ans d’âge à la main.

Ola ! L’indic est seul qui l’accueille avec une bière. Il a le visage couvert de tatouage B-13, Vierge de Guadalupe, etc…Il est portoricain d’origine mais c’est la force de la B-13, ils embauchent tous les latinos sous la bannière de leur choix. Celui-là fait partie d’un petit gang de quartier, les Latin Patriot. Tu veux une bière flic ? Non merci. Cairn a plusieurs réunions qui l’attendent dans la matinée, il est pressé, et puis il n’aime pas être là dans ce quartier. Ça lui rappelle sa propre enfance. Son ghetto blanc à lui, quand il n’était encore qu’un white trash sans avenir. C’est l’armée qui a fait de lui ce qu’il est, c’est grâce à l’armée qu’il est arrivé là où il en est. Il a fait du zèle en Afghanistan et en Irak. Ses médailles lui ont ramené une promotion immédiate au sein des forces. Je suis pas venu pour une bière Adolfo, raconte-moi plutôt ce que tu sais. Eh flic, du calme, faut qu’on discute d’abord, combien ça va me rapporter moi ? T’as pris six mois pour port d’arme, tu dois te présenter dans trois jours à Dog Town, je peux te faire sauter la condamnation. Aaah six mois c’est rien, moi je parlais plutôt pépètes tu vois…  Cairn sent une présence derrière lui, il se retourne, un autre tatoué, râblais, le crâne chauve, l’air menaçant. Qu’est-ce que c’est que ces conneries Adolfo ? De quelle connerie tu parles flic ? De mon pote Carlo ? Ou bien c’est de venir seul chez moi ? Instinctivement Cairn porte la main sur son arme. Sois pas stupide Adolfo, tu sais qui je suis. Clac, clac, le bruit caractéristique d’un fusil à pompe qu’on arme, il sent le canon contre sa tête, un troisième sorti de nulle-part. Ah, ah, ouais on sait qui tu es flic. Ils le débarrassent de son arme, lui prennent son portable. Adolfo l’allume et reconnaît certains noms dans le journal des appels. Dis donc ça en connaît du monde, y’a même cette présentatrice Helena Rodriguez, non c’est vrai ? Font les autres. Helena Rodriguez est connue du ghetto à cause de ses gros seins, elle présente le 13h sur Paradise TV, la chaine préférée des latinos. Eh elle est chaude ? demande le râblais. Les gars vous êtes en train de faire une connerie. Non, c’est toi qui en as fait une pendejo. Et lui tu crois qu’il est chaud, ricane celui qui tient le fusil. Je sais pas, Carlo t’en penses quoi ? Je sais pas non plus… J’ai toujours rêvé d’enculer un flic. Cairn change de couleur, cette fois, fusil ou pas il est prêt à se battre. Mais ils ne lui en donnent pas l’occasion. Carlo lui flanque un coup si violent dans les reins qu’il en tombe à genoux. Il est neuf heures dix.

Doakes sort du club où il a eu une discussion houleuse avec Knox, il a compris le message, on le lâche, il avale le demi comprimé de Périvine et remonte dans sa voiture. Il faut qu’il parle aux mecs, à Brent surtout. Mais en particulier.

Neuf heures vingt, Carlo le viole en premier, puis l’autre lui passe son fusil à pompe, Adolfo filme tout sur son portable. Ils l’enculent, l’obligent à sucer, le couvrent de foutre, la totale, et se barrent. Comme il ne s’est pas laissé faire ils l’ont un peu cogné aussi, juste ce qu’il faut pour faire mal. Cairn se relève, horrifié et paniqué à la fois, mal partout aussi. Il se rhabille honteux. Il sort de la maison complètement sonné, il a encore du mal à réaliser ce qui vient de lui arriver. Il retourne à sa voiture, il boite. Puis il se voit dans le rétro, le sperme qui sèche, il s’essuie violement avec la manche en poussant une espèce de cri guttural, et se débarrasse de sa veste à l’arrière. Il a les mains qui tremblent, il réalise qu’il est incapable de démarrer. Paralysé. Ses clefs sont dans sa veste, il n’ose plus la toucher. Il essaye de reprendre le contrôle, ferme les yeux mais les images du viol lui reviennent dans la tête comme des balles de gros calibre. Il rouvre les yeux, il faut qu’il retrouve son portable, il faut qu’il serre Adolfo et les deux autres enfoirés. Mais d’abord se laver, retirer cette crasse, cette d’odeur d’homme qu’il sent sur lui., d’abord retrouver figure humaine. Il a toujours ces réunions, toujours un poste, une position à assurer, et bien entendu personne ne doit savoir. Il attend de se calmer, les yeux dans le vide, il ignore les appels radio, et enfin il parvient récupérer les clefs et démarrer. Il rentre chez lui sans prévenir le poste et prend une longue douche. Mais il a du mal à se laver, il a du mal à se toucher, son corps ne lui appartient plus, il le dégoute.. Il a une envie de tuer qui lui remonte du bas ventre et puis soudain il vomit sous la douche, et il pleure, et il crie. Tout ce qu’il n’a pas crié pendant qu’ils s’amusaient avec lui. En sortant il se sert un whisky, dix ans qu’il n’a plus touché un verre. Il pense à ça, il pense à tout cet alcool qu’il a ingurgité quand il était môme, première cuite à neuf ans. Il boit d’un trait et s’en ressert un autre. Il s’habille, évite son reflet dans le miroir de la chambre, remarque que ses mains ont cessé de trembler, il est onze heures.

Ce fils de pute de Knox nous lâche. On va faire comment ? Les Feds, les affaires internes, Cairn, on est foutu. T’inquiète pas pour le capitaine, je m’en occupe, est-ce que t’as été interrogé ? On y est tous passé, ils nous lâchent pas. Sur quoi ? Sur tout Hyatt, Blackwell, Quinn, et le polonais. Ils vous ont posé des questions sur Jack ? Oui, pas toi ? Non… Qu’est-ce qu’ils voulaient savoir ? les conneries habituelles mais ils font comme s’ils savaient déjà tout. Oui, j’ai remarqué. Ils sont sur les quais, entre la marina et la capitainerie sur un parking rempli de container orange et rouge, le ciel est toujours sombre, comme une odeur d’électricité dans l’air, et le vent, par bourrasque qui agite mollement les lampadaires  Ils discutent encore un peu. Ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, sur qui avoir l’œil puis ils se séparent. Onze heures quarante-cinq.

Onze heures cinquante-deux, il est à l’arrêt à un feu, une voiture arrive à sa hauteur, une Buick de 90, la fenêtre s’ouvre sur le canon d’un fusil. Eh Doakes de la part de Sonny ! Le fusil gueule, la vitre latérale explose, il se prend la chevrotine en plein dans son gilet, comme plaqué contre le siège. Il a juste le temps de rouler sur le siège passager avant que l’autre ne remette ça. Il est touché à la cuisse, il sent le sang couler le long de sa jambe, il s’empare du révolver qu’il à la cheville et sort de la voiture. Tire, un genou à terre, la vue trouble, le bras incertain. La Buick continue son chemin, il tire encore, une fois, deux fois. En vain. Fils de pute de Sonny, il va pas l’emporter au paradis !

Midi et demi, toutes les rédactions sont sur le coup, Doakes, une des figures de la police de cette ville, symbole certain d’une corruption pas moins certaine s’est fait tirer dessus en pleine rue et on parle déjà d’un règlement de compte de la mafia. Doakes a été admis au Linda Bush’s Hospital avec de multiples blessures, rien de mortel mais assez de quoi le faire passer sur la table en urgence. Treize heures quarante, Cairn, pâle comme la mort, se rend à son chevet et fait bonne figure auprès des journalistes. Il n’y a que les Latin Patriot qui l’intéressent aujourd’hui, Doakes peut cuire en enfer en ce qui le concerne, mais il a des obligations donc. Les journalistes veulent savoir s’il a bien été victime d’une tentative d’assassinat de la part de la mafia, Cairn dément même s’il n’en sait rien, il préfère noyer le poisson. Quatorze heures vingt et une, le chef Knox envoie un de ses représentant à l’hôpital prendre la température. Doakes a pris du plomb dans les jambes et dans la figure, son visage a doublé de volume, mais il est bien vivant et furieux. Jamais Sonny n’aurait pris la liberté de tirer sur un flic, et sur lui, sans une autorisation tacite au plus haut niveau. Il fait comprendre au représentant que s’il tombe il ne tombera pas seul. Quinze heures, visite du FBI et des affaires internes, tous ensemble, comme s’ils étaient indissociables désormais. Alors Warren toujours pas envie de se mettre à table ? Allez vous faire foutre. Allons Warren on sait que c’est Sonny qui est derrière le contrat. Si vous savez pourquoi vous l’arrêtez pas ? Doakes connaît la danse donc…. En attendant on poste deux hommes devant sa porte. Quinze heures vingt, conférence de presse retransmise sur toutes les chaines locales et bientôt nationales, c’est le capitaine qui s’y colle. Il dément une nouvelle fois les rumeurs de mafia, même s’il n’a toujours pas d’information concrète sur le sujet. On sait que c’est drive-by, qu’on lui a tiré dessus aux pompes depuis une voiture et que les tireurs ont pris la fuite dans une Buick 90 couleur crème. Vingt-cinq minutes plus tard ses propos sont démentis par l’intervention de l’unité de choc au Sammy’s Bar où ils arrêtent Sonny Ocean et tous les gars qui se trouvent là à trainer au milieu de l’après-midi. Seize heures trente-deux, le barbu avec le tatouage dans le cou rentre dans la chambre de Doakes pour lui annoncer la bonne nouvelle, on a serré Sonny et on a le téléphone de Cairn avec le film…. Et Adolfo ? Adolfo il dort avec les caïmans.

Dix-huit heures, maître Kleinsfield est enfin autorisé à voir son client à la prison du comté alias Dog Town. Sonny est furieux lui aussi, pas à cause de son arrestation, à cause du contrat qu’il n’a jamais passé. Même s’il avait eu le blanc seing de Knox il ne l’aurait pas autorisé. Pas maintenant en tout cas, pas en pleine tourmente. Kleinsfield lui assure qu’il sortira demain au plus tard, qu’ils n’ont rien sur lui. Ocean est moins sûr, il a reçu la visite du FBI, ils ont l’air de savoir des choses. Oui, ils savent sûrement plein de choses, je n’en doute pas, s’exaspère l’avocat, mais ils n’ont aucune preuve directe ou utilisable. Ils ont la confession de Quinn, fait remarquer Ocean. Confession qui ne vaudra pas grand-chose si ce Quinn ne se présente pas lui-même devant le tribunal. Non, je vous dis le FBI a sans doute plein de choses sur votre compte mais rien d’utilisable devant une cour. D’ailleurs pour le moment la seule charge qui a été retenue contre vous c’est cette tentative d’homicide. Il paraît qu’un des gars a dit à Doakes, de la part de Sonny, aucun de mes gars serait assez con pour faire ça, on veut me faire porter le chapeau. Oui mais qui ? Sonny prend un air abscons, ça je m’en occupe, j’ai ma petite idée.

River Street dix-heures trente. Cairn a fait venir le SWAT, on va serrer tous les Latin Patriot., pour se faire il a monté un bobard. Un informateur lui aurait dit qu’un des Patriot aurait participé au drive-by. A dix-neuf heures quinze l’opération est terminée et l’unité doit faire face à un début d’insurrection dans le quartier. D’autres unités de police sont appelées en renfort. Dix-neuf quarante, plusieurs incendies en cours dans River Street, Cairn est blessé dans la bagarre, lui ainsi que dix-sept policiers au terme de l’émeute qui n’intervient que vers neuf heures du soir.

Vingt-deux heures trente, chez Rosetta, un petit restaurant italien dans le centre. Donny Duck et ses gars sortent, ils ont bien bu, ils ont bien mangé, ils vont aller baiser maintenant. Un 4×4 s’arrête devant le restaurant, les vitres fumées s’ouvrent sur des canons de pistolets-mitrailleurs. La réponse de Sonny Ocean aux cowboy et aux ambitieux.

Minuit. Cairn essaye de trouver le sommeil. Mais chaque fois qu’il ferme les yeux il se rappelle. Il a prit quinze douches depuis, mais c’est toujours là. La douleur est toujours là. C’est pas seulement la chair, c’est la pointe qu’il a sur le cœur maintenant, cette culpabilité. Il ne s’est pas assez défendu, il n’a pas osé mordre quand il aurait fallu mordre, il a été faible, limite comme s’il le laissait faire. Cette faiblesse qu’il déteste tant chez lui, cette faiblesse qui l’a conduit vers l’alcool, cette faiblesse qui même à la guerre… Et tout lui revient à mesure qu’il erre chez lui. Cette fois où il n’a pas osé bouger de son trou, tremblant de peur alors que les talibans attaquaient leur unité. Ou encore quand il avait vomi après un interrogatoire particulièrement musclé. Oui, il est faible, et c’est un lâche. C’est comme ça qu’il se voit, c’est comme ça qu’il s’est toujours vu au fond, et maintenant il le paye avec le pire cauchemar que l’on puisse vivre. Et il n’a pas retrouvé le portable… Minuit dix, il se sert un verre.

Le vent souffle sur Paradise City, le ciel est sans étoile, de grosses gouttes tropicales et tièdes commencent à tomber sur l’asphalte et sa jungle. Sonny Ocean dort dans sa cellule en dépit du bruit. Frank Ricotello est chez lui devant sa télé qui regarde les émeutes sur River Street. Il est déjà au courant pour Duck, et tout va bien en ce qui le concerne. Le chef Knox est à une réunion d’ancien combattant de l’American Memorial, on récolte des fonds pour dresser un monument dans le centre-ville à la mémoire des soldats tombés en Irak et en Afghanistan, la presse n’est pas invitée. Lui et le maire ont une discussion à propos de leurs problèmes mutuels, ils en viennent à Doakes. Knox, malgré la discussion qu’il a eue avec lui, défend son poulain, le maire est moins sûr. Il serait d’avis qu’on le donne au loup. Vasquez est un féroce, et il a d’autres craintes. Chalmers ; Quoi Chalmers ? Il revient dans la course, il s’est fait élire au grand jury. L’enfoiré, après tout ce qu’il nous doit. Il n’a pas digéré l’affaire Blackwell. Je l’emmerde ! Il est une heure et demi, Doakes lui aussi dort, la morphine. Brent est côté du lit qui mate le film du viol en se marrant. C’est de la bombe ça bébé !

Neuf heures du matin. Cairn, toujours aussi pâle affronte la presse à propos des émeutes de la veille. Il se défend comme il peut mais les journalistes le mettent en contradiction avec les faits. Sonny Ocean est derrière les barreaux et Donny Duck est mort. Pourquoi le capitaine a ordonné une intervention dans River Street alors qu’il est évident que la mafia est dans le coup et non les Latin Patriot, un petit gang de rien du tout. Est-ce qu’il chercherait à protéger quelqu’un ? Neuf heures vingt, Doakes regarde la télé et savoure sa victoire. Dix heures Sonny Ocean sort de prison. Dix heures dix, Cairn boit un verre. Dehors, un vent sale balaye la ville par grosse bourrasque, la pluie continue de tomber par gouttes éparses, la tempête approche.