Wasteland

Ils étaient trois trottinant en file indienne, le dos courbé la démarche encore simiesque qui balançait sur la terre désolée et rugueuse. Les cheveux longs masquaient leurs visages busqués par les intempéries et la violence de leur vie, nu comme au premier jour, armés de lances taillées dans l’os, chasseur cueilleur. Celui de tête avait la peau sombre et crasseuse, du poil un peu partout sur les épaules et les dos. Soudain il s’immobilisa et renifla l’air comme un chien. Les autres grognèrent, il répondit par un aboiement, ils repartirent. 65° Celsius et pas d’ombre mais ils avaient l’habitude, ils savaient comment traverser ce désert-là, et quand ils auraient soif ils lècheraient le lichen sur les pierres, broieraient la mousse, trouveraient les bons champignons sous la couche du désert, boiraient leur urine. La terre était rouge sous un ciel jaune pâle avec le soleil comme un cercle coupant, terre désolée qui s’étendait sur une centaine de kilomètres jusqu’aux grottes où ils vivaient avec leur communauté. Ce n’était que des monticules avec des trous dedans qui se dressaient là comme les reliefs mâchés d’une ancienne civilisation, leur groupe était jeune pour l’essentiel, on ne vivait pas vieux dans cette région et les enfants morts en bas âge étaient nombreux. Les mères avaient peu de lait, la viande était rare, raison pour laquelle ils étaient partis en chasse. Poursuivre un chien du désert qui s’était isolé de sa propre communauté, soit pour se reproduire, soit pour mourir, il n’en avait aucune idée, à peine s’ils l’avaient aperçu au loin, ils le suivaient à l’odeur. Une odeur musquée comme un fil de soie invisible qui se répandait dans l’air, promesse de rôti, ils en salivaient d’avance. Le chien les sentait lui aussi, cette puanteur d’hominidé qu’il avait appris à redouter comme la mort, alors il courait à en perdre haleine, s’immobilisait de temps à autre et les cherchait du regard. Il les voyait au loin, la file indienne cahotante sur le relief desséché, dans les replis de sa mémoire il se souvenait que ça n’avait pas été toujours comme ça. Plus au nord, dans le temps, il avait partagé le gite et le logis avec une tribu d’entre eux  Il mangeait mieux à l’époque et plus souvent, puis la tribu avait été décimé par une autre, certain étaient mort de maladie aussi, alors le chien était parti, suivant la direction de son instinct. Il savait qu’il y avait du gibier de l’autre côté du désert, des lapins peut-être, il adorait la chair du lapin. Ou des chats sauvages, mais ils étaient plus difficile à tuer, plus gros, plus féroces, prédateurs tout comme lui et ceux qui le poursuivaient. A nouveau l’homme de tête s’immobilisa et huma l’air. Deux aboiements, un grognement, les autres se mirent à gronder et à chercher autour d’eux, nouveau grognement, soudain ils étaient tous accroupis à farfouiller sous les pierres quand surgit une colonie de scorpions noirs, des grands, des petits, une famille. Ils se jetèrent dessus empalant les plus gros, ramassant les autres à pleine main, arrachant leur dard d’un coup de dent vif puis les broyant entre leurs maxillaires avec des bruits de carapace qui craque, la chair pâle bavant de leurs lèvres desséchées, goûtant sur leurs mains tremblantes de faim et de soif. Leur festin terminé ils filèrent comme ils étaient venus poursuivant toujours le chien qui avait disparu derrière une colline. Au-delà le désert virait lentement de couleur du rouge au blanc os avec des rochers gris de part et d’autre que les hominidés surnommaient dans leur proto langage « gaou ! » parce que leur texture et leur bruit quand on tapait dessus était inhabituelle. Ils étaient froids, quasiment lisses et raisonnaient comme des gongs. Ils s’en méfiaient toute fois, l’un d’eux un jour s’était transformé en éclair puis en boule de feu quand un de la tribu avait tapé dessus. On avait retrouvé que des restes de celui-là et ceux qui l’avaient accompagné cette fois avaient été sourds pendant des lunes. Alors on évitait de s’en approcher autant que possible, quand ils n’étaient pas enfouis sous le sable et qu’on posait le pied dessus. Il était de coutume de marcher doucement, presque glisser sur la surface de ce désert là, ce qui ralentissait la marche forcée qu’ils s’étaient imposés depuis le départ de la chasse. Le chien s’en fichait, il zigzaguait au fil de son instinct et du parfum de sang qu’il sentait au loin. Un parfum cuivré avec un léger soupçon de coagulation qui suggérait un animal blessé ou une charogne. Il était excité. Tant qu’il ne fit pas attention au trou dans le rocher sous ses pattes. Un petit trou, juste ce qu’il fallait pour y coincer sa patte avant. Le chien tira dessus mais les bords du rocher menaçaient de lui arracher les doigts, il leva la tête en direction de la petite troupe, ils étaient encore loin. Puis il se pencha et entrepris de ronger le rocher avec ses dents. Ce n’était pas si difficile, les bords étaient coupant mais la surface malléable. Il pouvait tirer dessus avec le bout de ses dents tout en s’entaillant douloureusement la truffe. Le chien pleurait tout en se libérant. Puis soudain sa patte surgit presque d’elle-même, blessée mais vaillante, il s’en alla en boitant alors qu’une lance volait dans les airs. Elle le rata de peu, s’enfonçant dans le sable avec un bruit de succion. Le chien se mit à trottiner.

Ils retournèrent vers leur caverne alors que la nuit tombait, le chien empalé sur une des lances. Quelques feux brillaient dans le noir, luciole verticale qui éclairait des familles entassés dans leur troglodyte, quelque part on entendait un rut, ailleurs ça se battait à coup de croc. L’homme de tête poussa deux, trois aboiements la petite troupe s’immobilisa et déchargea ce qu’on avait ramassé, en plus du chien, les pinces des scorpions. La tribu se rassembla d’elle-même, sans commandement, on fit cuire le chien et en dépit du fait qu’il n’y avait pas beaucoup de viande, les uns et les autres partageaient, les meilleurs morceaux allant aux chasseurs et aux mères. La température avait à peine baissé depuis la fin de la journée mais le vent du sud s’était levé, frais, léger comme une caresse, homme, femme et enfant s’étendaient, s’étiraient ou s’épouillaient en extra de nourriture, chaque calorie comptait, chaque protéine. Parfois un mâle prenait une femelle, ou l’inverse et ils se baisaient devant les autres sans manière. C’était violent, court, comme des saccades de jus dans une fente, parfois ils se mordaient jusqu’au sang puis se séparaient comme s’ils ne s’étaient jamais connu. Peau brune, le leader des chasseurs n’avait pas sommeil, il veillait sous la lune en croissant de cimeterre. A quoi pensait-il, il ne savait pas bien lui-même, son esprit était confus.  Parfois dans ses rêves il avait l’impression de se souvenir de quelque chose mais il ne savait pas quoi. Ses rêves étaient souvent verts. Vert tendre ou vert émeraude avec de l’eau, beaucoup d’eau, de l’eau comme il n’en avait jamais vu de toute sa vie. Peut-être que cela avait un sens mais c’était trop loin de lui pour qu’il se pose des questions. D’ailleurs de manière générale il ne s’en posait guère, son esprit comme un réduit plein des règles de base de survie, limité par la géographie, la température, ses responsabilités vis-à-vis de la tribu. Il était le meilleur pisteur d’entre tous et sa lance était très souvent mortelle. Son rôle de chef s’arrêtait là et il n’ambitionnait rien de plus non plus, nourrir tout le monde demandait déjà assez de travail comme ça. D’ailleurs pourquoi faire, ici ce qui comptait c’était l’entre-aide pas qui commandait qui. Dans cette perspective il avait autant besoin de la tribu que la tribu de lui. Pourtant parfois il songeait à s’en aller seul. Il avait le sentiment que il serait mieux et ça aussi il ignorait pourquoi. Il ne savait pas exactement ce qui le retenait. La peur peut-être ou bien se besoin atavique qu’avaient les siens de vouloir se regrouper, mais il en brûlait d’envie. Comme de se balancer au-dessus d’un ravin et sentir ce délicieux vertige de l’appel du vide. Mais à chaque lune quelque chose le retenait, le besoin de nourriture le plus souvent mais autre chose aussi parfois, une des femelles… Il aurait été incapable de l’exprimer en ces termes mais elle lui plaisait. Ses courbes, sa façon de se déplacer, son autorité naturelle, la couleur de ses yeux. Ils avaient déjà copulé ensemble et même ça lui avait plus, mais elle était stérile apparemment. Il s’en fichait, les petits l’indifférait, ils étaient inutiles tant qu’on ne pouvait pas en faire des chasseurs ou des cueilleurs et il n’avait aucune patience pour ces choses. Mais pour elle… elle lui donnait toujours la trique, elle donnait de l’accélération à son cœur parfois comme quand on s’approchait d’une proie et quand elle le regardait parfois il se sentait bizarre. Oui, au fond c’était juste elle qui le retenait ici avec eux tous, pourtant… pourtant il observait la lune et ce soir plus que jamais il avait envie de partir. Filer au-delà du désert et ne plus jamais revenir. Soudain il eut une idée. Il se leva et alla chercher la femelle en question. Elle dormait au fond d’un troglodyte, enroulée sur elle-même comme un chat sauvage, il la réveilla et se mit à faire doucement des bruits de gorge.

–       Kha, kha, kha…

Il la tirait par la main tout en lui montrant la lune. Elle protesta sur le même ton, il tira plus fort.

–       Agrrr ! Kha, kha….

Elle fit un petit bruit de gorge doux, il la lâcha, elle le suivit dans le noir.

De l’autre côté du désert on trouvait de l’herbe jaunie et quelques arbustes éparses, certain avait des fruits et ils savaient lesquels ne pas manger, mais ils préféraient les feuilles des buissons bleus parce qu’elles leur tournaient légèrement la tête, il y avait de l’eau aussi, des bassins limpides ou non, parfois flottait dessus un cadavre, homme ou animal, alors ils savaient qu’il ne fallait pas boire. Ils pérégrinaient dans les collines l’un derrière l’autre la température avait légèrement baissé, cela ressemblait presque à une promenade s’ils n’avaient été en chasse d’un lapin que peau brune avait repéré plus tôt. Le lapin s’était blessé, peut-être un chat sauvage l’avait pris en chasse également avant d’abandonner. Ils suivaient la piste du sang, de petites taches brunes comme des postillons éparpillés sur les cailloux et sur l’herbe. Bientôt ils arrivèrent en vue de montagnes étranges dont la cime avait été comme sabrée. Elles n’étaient pas fort hautes peut-être une trentaine ou une cinquantaine de mètres de haut mais la paroi était lisse à l’exception du lichen qui les recouvrait et de la faille qui traversait l’une de part en part. Sur l’une d’elle quelqu’un avait peint comme un soleil en jaune, très haut de sorte que même les oiseaux devaient le voir ce soleil là. Mais des oiseaux il n’y en avait pas qui venait du désert, ils venaient de l’est ou du nord et seulement à certaine saison. Ils trouvèrent un nid d’ailleurs, vide à l’exception de quelque relief de coquille quand soudain quelque chose gronda dans les buissons. Peau brune fit passer sa femelle derrière lui, serrant sa lance contre sa hanche prêt à frapper. Ca gronda de plus belle avant de surgir arrachant tout sur son passage, un sanglier, un énorme sanglier à trois yeux. N’écoutant que sa peur et son instinct, il se jeta sur l’animal plantant de toutes ses forces sa lance dans un de ses yeux. L’animal hurla de douleur et de colère et le fit passer au-dessus de lui d’un coup de groin, peau brune virevolta dans les airs avant de s’écraser dans les buissons, des côtes cassées par le choc, la femelle cria, l’animal fonçait sur elle maintenant, une esquille de la lance dans le front, l’œil crevé, à demi arraché. Agile comme un singe elle fit un bond de côté tout en jetant une pierre sur le crâne de l’animal. La pierre rebondit avec un ploc ! L’animal se retourna ronflant et bavant, il allait la déchirer en deux avec ses défenses, la broyer avec ses dents, il allait la manger ! Un sanglier géant rendu fou par on ne savait quoi lâché dans la nature, elle hurlait de terreur tout en reculant sur ses fesses. Quand d’un coup la tête du sanglier éclata. Son crâne s’ouvrit en silence, sa cervelle sorti sans demander la permission et l’animal s’effondra presque sans un grognement. La femelle était stupéfaite, qu’est-ce qui s’était passé ? Elle entendit son compagnon gémir, elle l’aida à se relever mais c’est à peine s’il pouvait tenir debout.

–       Akha, akha, grrr

–       Kha, akha, rrrr.

Ils restèrent donc là, lui assis, elle s’occupant des restes du sanglier avec des silex qu’elle avait appris à tailler du temps où ils étaient encore avec la tribu. Ils mangèrent à satiété, elle leur construisit un abri avec des buissons et des branches mortes. Elle était vive et travailleuse, ne s’arrêtait jamais, elle aimait le mouvement, raison pour laquelle, peut-être, elle l’avait suivi dans cette aventure. Elle ne savait pas très bien non plus ce qui se passait dans sa tête, elle suivait seulement son instinct. Et son instinct lui disait de le protéger jusqu’à ce qu’il remarche.

Cela prit une lune tout entière, peau brune était solide et musclé, dans la force de l’âge même s’ils ignoraient lequel, mais les côtes cassées l’obligeaient à rester le plus souvent assis à la regarder faire, partagé entre souffrance et admiration pour sa femelle. Il avait choisi la meilleure, meilleure encore que les chasseurs, ou bien était-ce elle qui l’avait choisi ? Peau brune aurait bien été incapable de formuler une telle énigme mais dans ses tripes il sentait un choix mutuel. Il se sentait comme soudé à elle désormais, la chair de sa chair, sa sœur, sa compagne, autant de mot qu’il n’avait pas mais qu’il reliait d’une façon ou d’une autre à la tribu, la sienne. La forêt n’était pas sûre, d’autres bêtes s’étaient approchées et la femelle avait maintes fois dû repousser les assauts des chats sauvages et des rats. Certain avait alimenté leurs menus d’autres avaient ajouté des blessures aux blessures. La lune passée son visage et son torse s’étaient balafrés, elle avait plus ou moins guéri avec de la mousse mâchée, elle marchait devant, ses zébrures encore rouges brillant sous le soleil au zénith, il s’appuyait sur sa lance, soufflant encore comme une forge, mais il s’y ferait, bientôt il serait complètement rétabli. Ils dépassèrent les montagnes lisses et commencèrent à voir à apparaitre au loin d’autres chaines de montagnes, des montagnes parfois verticales, parfois semblant penchées, ondoyant comme des lames sous le ciel infernal, ils n’avaient jamais rien vu de semblable et étaient effrayés comme l’inconnu peut faire peur. Mais elles se dressaient comme des obstacles et impossible de les contourner. Ils s’enfoncèrent dans un canyon encombré de rochers à la texture étrange et froide, cela rappelait les « gaou » du désert, ils marchaient avec prudence et circonspection, tâtant parfois la parois d’une de ces montagnes étranges du bout des lances, la pierre crissait contre les silex, parfois elle se fendait et s’effritait en éclats coupants quand soudain ils entendirent des cris à glacer le sang. Instinctivement ils se mirent en position d’attaque, collés à une des parois du canyon, prêt à bondir. Mais le silence retomba et plus bruit ne remonta du ciel sinon le grésillement des insectes dans l’herbe sèche. Alors ils continuèrent leur chemin la lance contre leur flanc, toujours méfiants comme des animaux traqués, prêts à se défendre jusqu’à la mort si nécessaire. Il y eu d’autres cris, mais plus lointain, ils s’en écartèrent en suivant un chemin zigzagant à travers le formidable dédale, empruntant parfois le flanc d’une montagne pour en contourner une autre. A la nuit ils s’installèrent dans une caverne à flanc, un trou encombré d’herbe rase, de lichens et de toiles d’araignées. Elle aurait pu faire un feu, mais les cris même lointains les rendaient prudent comme des chats. Ils repartirent à l’aube, entre chien et loup alors que le ciel était encore bleu et rose, claquant sa flamboyance sur les parois des montagnes, projetant sur eux des ombres formidables au noir profond. Elle sentit la fumée de la chair rôti la première. Une odeur bien appétissante qui réveilla immédiatement sa méfiance. Elle n’avait pas faim, ils avaient encore des provisions de rat et de chat sauvage avec eux, mais ni elle ni lui n’avaient oublié les cris de la veille. Pourtant impossible de reculer. Sur leur droite se dressait une colonne de pierre si haute qu’on ne pouvait l’escalader sans risquer sa vie, et sur leur gauche un à pic qui les jetterait dans un canyon dentés de pierre coupante s’ils perdaient pied sur la corniche qui les avait mené jusqu’ici. Le vent était en train de s’en mêler, l’aube chaude poussait ses odeurs vers eux, en plus de la viande rôti cela sentait le sang frais. Il n’y avait pas tant de gibier dans ces montagnes qu’on puisse gâcher du sang comme ça. Puis le son vint, ils entendirent des rires, et ça les figea de terreur. Ils ne connaissaient qu’une seule tribu qui poussait ce genre de cri, en faisant des grimaces avec la bouche, ceux qu’ils appelaient dans leur proto langage des « gnark ». Les gnarks chassaient les autres hominidés. Ils les mangeaient, en faisait des peaux et des ornements qu’ils portaient sur eux, les gnarks étaient terrifiant rien qu’à les regarder. Ils les avaient pourchassés dans le temps, et repoussés plusieurs attaques. Les gnarks volaient les enfants et les femelles de préférence, mais s’ils pouvaient décimer tout une tribu ils ne se gênaient pas. Elle eut si peur sur l’instant qu’elle manqua de perdre l’équilibre, il la rattrapa d’un seul bras, la plaquant contre la paroi. Elle se tourna vers lui et lui rendit une grimace lui montrant ses dents comme les gnarks, il sentit une lame de peur lui traverser le dos avant de voir dans ses yeux bleus la douceur. Un sourire, première fois qu’il voyait ça, première fois qu’elle faisait ça. Ils continuèrent jusqu’à une arête, impossible de voir ce qu’il y avait de l’autre côté même avec les reflets que projetaient les montagnes, il faisait trop sombre encore. Elle y alla à tâtons, son pied cherchant un appui, le vide face à elle, intriguant, et la peur au ventre qu’il l’absorbe. Sa main gauche dépassa l’arête et chercha sur la surface une aspérité où s’accrocher. Elle la trouva dans une fissure, ses doigts fermement plantés dedans elle avança son autre pied jusqu’au bord de l’arête, puis elle passa le bras droit et chercha une seconde aspérité, il attendait derrière, défigurant l’horizon à la recherche de leurs silhouettes. La main de la femelle grattait la paroi, tirant sur son bras, cherchant désespérément une issue à ce cul de sac quand soudain son pied gauche dérapa sur la corniche, lui faisant perdre l’équilibre.  A nouveau il la rattrapa in extremis, mais cette fois elle se balançait au bout de son bras menaçant de les entrainer tous les deux par le fond. Il ne pouvait pas permettre ça, ni pour elle ni pour lui, sa tribu. Il se tenait accroché au bord coupant d’un trou dans la paroi, les deux pieds arrimés sur la corniche et elle qui tirait de tout son poids sur son épaule droite, sa main saignait, il serrait les dents, elle criait et grognait, l’écho de sa voix affolée rebondissant sur le flanc des montagnes. Il bandait ses muscles, la ramenant centimètre par centimètre sur le rebord, il aurait voulu la faire taire mais ce n’était plus le moment d’aboyer, la peur la rendait sourde, il le savait, il avait déjà vu cette peur-là, notamment lors d’une attaque de gnark, le cri des femmes et des enfants qu’on enlève pour les abuser, les dévorer… Sa main gauche saignait maintenant mais il était indifférent à la douleur, l’adrénaline pulsant dans ses veines, le pied de la femelle dérapa une nouvelle fois avant qu’elle réussisse à prendre prise de sa main droite dans une aspérité derrière l’arête. Il la tenait toujours, le visage grimaçant, l’autre pied revint sur le rebord, mais ils n’osaient plus se lâcher, coincés. Il les vit le premier, leurs ombres portées sur la surface de la montagne qui leur faisait face. Quatre au moins qui trottaient au galop sans un bruit. Il l’informa d’un jappement doux pour ne pas l’affoler, faisant signe vers le bas. La peur était passée, quelques secondes avaient suffis et à son tour l’adrénaline brûlait dans ses yeux clairs. D’un coup elle le lâcha et se balança dans le vide, de l’autre côté de l’arête. Il ne put s’empêcher de hurler, les gnarks répondirent aussi tôt, des cris de joie. Puis soudain il vit sa main se tendre vers lui. Il s’approcha, elle le serra de toute ses forces et l’entraina vers elle, jusqu’à son tour sa main trouve la faille qui l’avait aidé à dépasser le bord. Il poussa un nouveau cri et passa à son tour. Ce flanc-là était moins abrupte, au-dessous d’eux une autre montagne qui était tombé en morceaux, une très vieille montagne sans doute qui pourrait peut-être les cacher dans ses débris mais pour cela il fallait descendre ou sauter, avec le risque de se tuer, ou pire, de se casser à nouveau quelque chose. On entendait plus les gnarks glousser et crier, ce n’était pas forcément bon signe, surtout qu’ils étaient sur leur terrain ici apparemment. Ils poursuivirent sur la corniche qui faisait le tour de la montagne comme un chemin pour des ânes à deux pattes, le dos collé à la paroi, se tenant la main. A l’extrémité on apercevait une grosse faille noire, comme l’entrée d’une caverne. Peut-être pourraient-ils passer par là pour redescendre, certaine montagne étaient pleine de dédale et d’enfilades de grottes. Et il fallait se dépêcher parce que le jour n’allait plus tarder en plus. Soudain ils les aperçurent en contrebas parmi les débris de la très vieille montagne, à demi éclairé par le rose du ciel avec leurs peaux d’hominidés et leurs lances d’os. Eux aussi les avaient vu, perchés sur leur corniche, trop haut pour qu’ils puissent les atteindre mais l’un d’eux essaya quand même, la lance heurta le flanc de montagne juste dessous le rebord avant de retomber dans l’éboulis. Alors ils se mirent à les bombarder des cailloux qui leur tombaient sous la main. La plus part des projectiles les rataient, trop haut, trop bas, à côté, mais certain les frappait durement en pleine chair, rebondissant douloureusement contre eux sans parvenir pourtant à les déséquilibrer, ils grognaient, aboyaient en retour tout en suivant la corniche jusqu’à la faille au bout. Elle le tirait presque de force, sa poigne de fer refusant de se détacher de lui. Et d’un coup ils s’engouffrèrent dans le trou dans la paroi, manquant de tomber dans le noir, disparaissant de la vue des gnarks à leur grand désarroi. Cette grotte-ci était plus vaste que celle qu’ils avaient quitté un peu plus tôt, le sol à deux mètres derrière l’entrée, les obligeant à sauter douloureusement mais l’adrénaline ne les avait pas quittés, elle redescendrait lentement quand ils reprendraient leur souffle les faisant trembler de froid en dépit de la chaleur qui montait avec le jour. D’abord, avant de se relâcher il fallait explorer, vérifier qu’ils étaient effectivement à l’abri. Elle s’en chargea à sa place, il était à bout de souffle, endolori de partout et épuisé par l’effort. Elle chassa un nid de rat, en tuant deux d’un coup vif de sa lance et cette fois chercha de quoi organiser un feu. Les flammes étaient encore la meilleure arme contre les gnarks. S’ils parvenaient jusqu’à eux elle mettrait le feu partout plutôt que de se laisser attraper. Mourir par le feu plutôt que d’être dévoré, grégaire, instinctif, inscrit dans son sang depuis avant sa naissance et la naissance de sa mère, avant la naissance elle-même peut-être. Elle réunit quelques herbes et des branches qu’elle découvrit au fond du trou en même temps qu’un arbre qui avait poussé là tout seul, comme échappé de la forêt. Il flamboyait de vert sous le dard de lumière du puits au-dessus de lui. Elle appela son compagnon avec des doux roucoulements pour lui montrer, il s’approcha en boitant, sa lance fermement dans sa main. Un arbre dans une caverne, c’était la première fois qu’ils voyaient ça. Il posa la main sur le tronc et prit le temps d’en sentir la rugosité, de respirer en oubliant un instant qu’ils étaient traqués. Les arbres étaient de bons signes, signe qu’il y avait possiblement de l’eau quelque part, des vers avec lesquels se nourrir, des feuilles et de la mousse pour guérir ou pour tuer. Et puis ceux qui étaient encore vivant étaient rares de là où ils venaient. Il approuva par de petits grognements. Mais bientôt des cris les sortirent de leur rêverie, les gnarks. Mais ce n’était pas des cris de joie ou quand ils attaquaient, c’était des cris de peur. Puis ils se turent brutalement. Le silence qui suivi sentait la mort. Du fond de leur trou les deux hominidés se tenait prêt. Mais rien ne vint. La lumière changea encore, la chaleur monta, ils reprirent enfin leur souffle auprès de l’arbre. Le reste vint de lui-même, les mains qui s’agrippent, l’envie, la peur qui tombe, la rage de vivre, ils se touchent, s’emmêlent, se baisent rugueux, brut, sans penser. Ils jouirent vite, ils se séparent essoufflés, différents, heureux si seulement ce mot avait un sens pour eux.

Ils quittèrent les lieux le lendemain par un éboulis au pied de l’arbre, un tunnel à peine encombré farci de toile d’araignée qui rejoignait la vieille montagne effondré. Ils apparurent dans l’oeil du drone high tech qui les suivait depuis le départ, images transmises en direct dans la nanopuce de rétine des chasseurs. Trois hommes et une femme dans des treillis camouflages, bob sur la tête et gilet fluo orange sur les épaules marchant, armés de fusil d’assaut M4, devant un 4×4 sur le haillon duquel était entassé quatre cadavres vêtus de peau. Des anthropophages selon leurs observations, hors de question de laisser ça dans la nature.

–       Vous pensez qu’ils savent où ils vont ?

–       Je crains que non Mélinda, au stade où ils en sont il n’y a que la survie qui compte.

–       Les pauvres.

–       Les pauvres, les pauvres ! Ils l’ont bien cherché ! Ils ne pensaient qu’à leur petit confort ! Aucune initiative ! s’écria un des chasseurs.

–       Allons Henry je vous trouve bien dur, nous les avons bien aidé rappelez-vous. Ils nous ont enrichi à milliard.

–       Ah non Bill ne me sortez pas ce couplet, cet argent c’est moi, vous qui l’avez gagné ! Et pas grâce à ces cons mais parce qu’on est les meilleurs !

–       Qu’en pensez-vous Mark ?

Mark Zukerberg ne répondit pas, il regardait au loin d’un air un peu rêveur ses yeux vagues observaient le couple pérégriner parmi les ruines du building, c’était beau comme au premier jour. Heureusement que tout ça était enregistré ça allait faire un doc d’enfer pour la communauté.

–       Qu’allez-vous en faire Bill ? Demanda-t-il au bout d’un moment.

Bill Gates répondit d’un air pensif.

–       Les capturer bien entendu, ils sont prometteur je trouve, vous n’êtes pas d’accord ?

–       Absolument.

–       Si nos scientifiques arrivent à reconstituer une partie de notre cheptel avec ces deux-là, ça ne pourra être que bénéfique pour nous, expliqua Henry Kravis

–       Mais bien entendu si la femelle est stérile nous devrons nous en débarrasser, précisa Melinda Gates

–       Bien entendu… bon on y va ?

–       On y va.

Ready Player One, geek powa !

Nous sommes en 2045 et le monde est une poubelle où tous essayent de survivre dans une société déliquescente où plus rien ne compte sinon OASIS, l’univers virtuel où tous est possible, ses rêves les plus fous dans des espaces plus incroyables les uns que les autres créer par le génial James Halliday et son associé Ogden Morrow de la société Gregorian Games. Avant de mourir James Halliday décide qu’il léguera 500 milliards de dollars ainsi que son entreprise à celui qui trouvera l’easter egg caché dans son jeu. Pour se faire il faut trouver trois clefs et relever trois énigmes toutes liés à la vie et aux passions d’Halliday.  Et le monde entier est lancé dans la compétition à commencer par Wade Watts, Parzival dans OASIS, ainsi que l’entreprise IOI bien décidé à mettre la main sur l’héritage pour farcir OASIS de pub et démultiplier leurs gains.

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Finalement le film de Spielberg reprend là où le film le Congrès s’arrêtait. Constat terrifiant sur l’avenir de l’humanité autant que du cinéma que fait lui-même Spielberg même si sa vision est bien moins noire que celle développée par le Congrès. C’est sans doute que Spielberg est lui-même geek jusqu’au sang et que la perspective de vivre dans un monde d’illusion l’enchante plus qu’il ne l’effraie, surtout s’il est peuplé comme OASIS de références cinématographique de Kubrick à Bookaroo Banzaï, en passant par Retour vers le futur, King Kong ou les kaïju, les films de monstre japonais. Spielberg ne connait pas seulement son public, il a le réflexe geek type de nourrir son œuvre de tout ce qui l’a nourri lui-même, n’hésitant d’autant plus à faire des cross over entre Shining et le jeu vidéo avec une virtuosité rare que Reader Player One est un peu son OASIS à lui, avec les limites qu’imposent encore le cinéma et que bientôt dévorera la réalité virtuelle. Car c’est aussi de cela que nous parle Spielberg, de cinéma, de son avenir, et à travers lui l’art tout entier ou ce qu’il en reste. Le monde va à sa perte et nous n’y pouvons plus rien, il nous restera la virtualité pour nous évader comme le cinéma nous a permis et nous permet de nous évader depuis plus d’un siècle. Cependant comme dans le Congrès la menace est et demeure la seule présence des marchands qui dévorent déjà le monde et veulent acheter tout acheter, le talent pour commencer et en faire une énième marchandise. Comme dans cette scène où aidé de son équipe et d’une oreillette le PDG de IOI essaye de convaincre Parzival de les rejoindre. On croirait entendre un mogul d’Hollywood proposer à jeune talent de venir se brûler les ailes sous sa tutelle. Combien de fois Spielberg a lui-même dû vivre cette scène ? Et ici puisque l’art et le divertissement finiront par se mélanger dans ces mondes virtuelles qui nous attendent c’est bien un avertissement qu’il nous lance, l’art est notre dernier espace de liberté, ne les laissons pas nous l’acheter.

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Film à tiroir, comme un jeu vidéo remplit d’avatar et de bonus divers Ready Player One est également un film nostalgique tant d’un certain cinéma que d’une certaine époque où le jeu vidéo ne s’appelait encore qu’Atari, le temps des bidouilleurs de garage, des années 80, l’époque où Spielberg et Lucas surgissaient par la grande porte à Hollywood, où Steve Jobs et les créateurs de Google n’étaient encore que de jeunes prodiges ambitieux à la tête pleine d’idées créatives. A travers son personnage de démurge, James Hallyday c’est une interrogation que lance à tous ses contemporains, tout ceux qui comme Spielberg ont explosé dans les années 80, et l’industrie du jeu vidéo pour commencer, que sommes-nous devenus ?   Des démiurges d’industrie devenue folle et hors de contrôle, des Big Brother et ces hyper producteurs hollywoodiens que nous détestions déjà en ce temps-là, des mégas machines remâchant nos sucreries de gamin comme la série Star War lancé par Disney, bande dessinée sans consistance et surtout sans danger, comme Ready Player One lui-même (car ce film est également une autocritique finalement) et tout ce que la planète geek produit désormais à Hollywood puisque les geeks ont pris le pouvoir sur le monde. Le danger de se répéter à l’infinie des besoins d’un marché aveugle et sourd à l’art. Marvel par exemple. Mais bien d’autre encore. Sans le citer, mais on y pense, avec George Lucas et toujours la série Star War, le créateur en fini par détester l’œuvre qu’il a mis à jour, comme dans le film et la réalité Stephen King déteste l’adaptation de Shining par Kubrick. Doit-on en arriver là ? Ou bien faut-il compter sur l’héritage pour ne pas tomber dans les mêmes pièges, puisque ce film tant par sa cible, sa forme que son fond est également un film de transmission aux jeunes générations.

 

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Mais bien entendu Spielberg ne pouvait pas faire l’impasse sur cette dualité qu’induit le réel par rapport au monde virtuel. On ne souffre pas dans les rêves électroniques, on ne meure pas non plus de faim ni de soif, on ne meurt pas du tout, on perd ses pièces et ses bonus. Dans le monde réel IOI asservit les masses, dans le monde réel les marchands font la loi et leur loi est froide et comptable. C’est évidemment l’amour qui va révéler le héros à ce réel-là, lui démontrer qu’au fond il se perd dans un monde d’illusion et s’oublie comme James Halliday s’est oublié dans son monde au point de rater l’amour de sa vie, son Rosebud à lui d’un Citizen Kane d’un genre nouveau, guère moins tout puissant mais animé d’idéaux bien différents. Un réel qu’à vrai dire tous semble vouloir oublier et quand on l’observe telle qu’il nous est décrit on le comprend aisément. Il n’y a guère d’espoir au dehors d’OASIS. Sauf si on rencontre l’amour et surtout sauf si on accepte de s’y confronter au lieu de le fuir comme tous les geeks, les rêveurs. On ne peut faire l’impasse que nous sommes fait de chair et de sang et que cette planète est bien tangible sous nos pieds. Car après tout, comme le rappel en préambule le héros, on peut tout faire dans OASIS sauf remplir ses besoins vitaux.

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Film du méta langage propre aux films de geek, qu’on aura loisir d’analyser et de suranalyser comme le fait le personnage principal avec la vie et l’œuvre de son héros, Spielberg compose son film par la caméra plus encore que les dialogues, par une ambition et une animation qui confond à plus d’un titre prise réelle et image de synthèse, au point qu’on ne distingue plus au final qui est qui et qui trompe quoi. C’est une narration imbriqué à coup de référence de dialogue ou d’image, de moment d’exposition où l’interrogation est de mise tandis qu’on nous déroule l’avenir du réel dans notre société du virtuel. Un film complexe qui s’offre le luxe d’une narration fluide, tout à la fois nostalgique et joyeuse, comme un homme d’âge mur resté éternellement gamin. Une narration fluide qui ne cache pas son envie de happy end comme dans les films que produisait Amblin dans les années 80, s’adressant en priorité à un public jeune, confiant sur son intelligence plutôt que ses instincts primaires et l’on pense ici par exemple aux Goonies dans cette équipée de gamin prêt à tout pour gagner le fameux œuf. Mais on ne saurait noter toutes les références du film, tant il foisonne (je vous renvoie ici à sa page Wikipédia où des geeks se sont déjà lancé dans l’aventure). On retiendra surtout une oeuvre éminemment plus complexe qu’il n’y parait sous ses airs de film pour ado. Car c’est bien la maestria de Spielberg d’avoir réussi un film pour ado tout en abordant autant de sujet comme le cinéma, l’art, la réalité virtuelle, la réalité tout court, comme quand le PDG d’IOI se fait pirater son système par Parzival et vice versa quand l’hologramme de Parzival apparait dans le réel. Mais également les geeks et ce qu’ils sont devenus ainsi que leur création sitôt celle-ci devenu omnipotente. Un regard à la fois visionnaire teinté de pessimisme comme l’était IA en son temps, nostalgique et pourtant toujours amoureux de son médium quand bien même celui-ci sent déjà la naphtaline comparativement au progrès de la virtualité et de la réalité augmentée. C’est sans doute d’ailleurs en ça que Spielberg est un réalisateur exceptionnel, non seulement parfaitement capable de commettre des blockbusters intelligents, ce qui est très loin d’une gageure à Hollywood, que de durer dans le temps, largement au-delà de ses premiers succès tout en approfondissant chaque fois son style, sa forme, sa capacité de narration en utilisant la caméra comme d’un stylo, là où les meilleurs réalisateurs, comme Coppola ou Scorcese s’essoufflent avec les années. Un génie, rien de moins pour un film qui régalera les geeks du monde entier, et les autres pour peu qu’ils acceptent de se pencher sur cette sous culture devenu culture majeure.