Mafia, Rosario Crocetta : Ecce Homo

Palerme. – Rosario Crocetta est une anomalie. Un extraterrestre. Il a tous les défauts du monde : pédé, catholique, et pire, de gauche. D’abord député communiste, puis Vert et, enfin, membre du Parti démocratique, principal parti de gauche italien, notre PS à nous… Accessoirement c’est un héros.

Né à Géla (Sicile), en 1951, chimiste de formation, il est informaticien dans une grande raffinerie locale quand, en 1990, éclate une nouvelle guerre au sein de Cosa Nostra. 120 morts rien qu’à Géla, « Mafiaville » comme on l’appelait alors, dont un massacre – huit jeunes tués et 7 grièvement blessés – dans une salle de jeu. C’est en se rendant sur les lieux du carnage qu’il décide de rentrer lui-même en guerre contre la Pieuvre. Comprenant que la mafia puise ses forces vives au sein de la jeunesse, il devient adjoint à l’Education de Géla, puis en 2002 est élu maire. Sa première décision est d’assurer à tous l’accès à l’eau potable. Il met à jour le système mafieux qui obligeait les habitants à boire de l’eau polluée et, dans la foulée, vire une de ses adjointes – l’épouse d’un des plus puissants parrains de la région, Don Emmanuelo. Autant dire qu’après ça sa vie n’a plus jamais été la même. À Géna, un homme sur huit travaille pour Cosa Nostra et la ville enregistre le plus grand nombre de plaintes pour extorsion de toute l’Italie.

Rosario Crocetta : « La lutte contre la mafia ne se gagne pas avec des mots »

Comme le dit un autre condamné de la mafia, l’écrivain Roberto Salviano, auteur de Gommorra, la mafia n’oublie jamais. À partir du moment où il mit les pieds dans le plat, Crocetta fut condamné à vivre en reclus, échappant à quatre attentats à la bombe, soumis 24 heures sur 24 à la surveillance policière. Un homme politique en prison… Mais comme il le déclare lui-même, très tôt, en prenant compte de sa différence sexuelle et de ses questions d’identités, Roberto Crocetta a appris à faire face. Faire face à la très sévère et très machiste société sicilienne, dont la mafia est un fidèle représentant. Elle qui haït autant ceux qui la montrent du doigt, que les homosexuels et les communistes. Ainsi, en 2004, au lieu de baisser les yeux devant ses potentiels assassins, il dénonça la mainmise de Cosa Nostra sur les raffineries de Géna, à commencer par la Conapro, affaire personnelle de Don Emmanuelo. On lui promit le pire, mais finalement en 2005 les écoutes téléphoniques démontrèrent qu’il avait raison. Les dirigeants de Conapro furent mis sous les verrous et le marché des hydrocarbures placé sous surveillance étroite.

« La lutte contre la mafia se gagne avec des faits concrets et non avec des mots », affirme-t-il. Un homme politique qui agit plus qu’il ne parle, un fait assez rare sans doute pour qu’en 2007 il soit réélu à 64 % des voix. Mais surtout un homme politique moins obnubilé par sa carrière que par sa volonté de lutter contre un système destructeur. Il sera élu parlementaire européen en 2009 et, plutôt que de cumuler les mandats, démissionnera de son poste de maire. De là, il deviendra notamment vice-président de la commission spéciale sur la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment d’argent. Mais apparemment cela ne suffisait pas, le clou n’était peut-être pas assez enfoncé puisque en octobre dernier il s’est fait élire gouverneur de Sicile.

Dans une société poliment corrompue comme la nôtre, où le crime en col blanc est une affaire de carnet d’adresses et où l’impunité est assurée par une justice de classe, la société est moins marquée par le poids du patriarcat, du machisme et de la violence que la Sicile. Les conséquences de la corruption molle à laquelle nous assistons en France ne nous explose pas à la figure sous forme de décharges sauvages et de petits meurtres entre amis. Il nous est donc difficile d’imaginer la révolution que l’élection de Crocetta représente.

La Sicile est en ébullition depuis que Toto Riina décida en 1984 de prendre les armes contre l’Etat. Mais l’assassinat de Dalla Chiesa, tombeur des Brigades Rouges, puis du juge Falcone et enfin de son ami le juge Borsellino, et la somme de scandales qui suivit le premier maxi-procès contre la mafia réveilla la Sicile et l’Italie en général. Un réveil qui se transforma en révolte à partir de 1990, date d’une nouvelle guerre au sein de la mafia. Dès les années 2000 ont commencés à tomber les uns après les autres les chefs de Cosa Nostra : Toto Riina pour commencer, puis ses successeurs jusqu’à Roberto Provenzzano en 2007.

Cette lutte à mort fut, entre autres, permise grâce à la Squadra Catturandi, escadron de lutte anti-mafia de Palerme et à des hommes comme Crocetta. Mais elle fut surtout possible grâce à la prise de conscience des Siciliens eux-mêmes, qui non seulement osent aujourd’hui briser la fameuse omerta, la loi du silence, mais n’hésitent plus à envoyer un message très clair et très net à Cosa Nostra en élisant l’un de ses pires et plus acharnés ennemis. Pédé, catho, gaucho, ou pas.

La liberté est dans la rébellion

Catholique pratiquant, éduqué chez les Salésiens, polyglotte et poète – il a édité un recueil en 1987 –, Crocetta est clairement de la graine des intellectuels comme Pasolini.

Pasolini avait dénoncé, en son temps, la corruption politique et le pourrissement de la société italienne par un système dont Berlusconi se fit finalement le chantre. Pasolini fut victime de ses prétendus amours sauvages – plus probablement de la mafia –, mais surtout d’une classe dirigeante qui le haïssait.

Crocetta s’est engagé en politique comme s’il s’était agi de religion. Avec sa flamboyance tranquille et son arrogance d’homme debout, il déclarait en 2006 : « Je vis à 300 mètres de la mer et je ne peux même pas y aller, mon rapport à la nature est désastreux, la vie normale est dramatique mais je suis libre parce que j’ai fait un choix moral… La liberté ce n’est pas d’aller boire une bière de l’autre côté de la rue, la liberté est dans la rébellion. »  Un message que visiblement ont très bien entendu les Siciliens et qui risque de désormais raisonner comme un martel dans la tête des mafieux qui gangrènent l’île depuis près de trois siècles, et pourraient peut-être un jour engloutir toute l’Europe. Car comme le dit lui-même le nouveau gouverneur de Sicile et comme le rappelle le rapport d’Aubas ainsi que nombre d’organisations comme FLAIR, ATTAC ou la TRACFIN, même sans tradition mafieuse, les autres nations d’Europe comme la France ne réalisent pas encore la menace terrifiante qui pèse sur elles. « On ne naît pas courageux », dit cet homme qui n’hésite pas avouer qu’à sa première dénonciation il avait peur et qui, pendant longtemps, refusa la protection policière. Mais il s’agit selon lui de son devoir, le même devoir que partagent les policiers qui le protègent.

Crocetta, c’est le sens du devoir, le seul véritable changement dont devrait se prévaloir nos hommes politiques, tout particulièrement dans le contexte actuel où la déliquescence d’un système financier favorise et suggère la gangrène mafieuse. Souhaitons qu’un jour ce sens du devoir motive nos propres politiques plutôt que leur carrière.

Mais, même en Italie, à la pointe du combat anti-mafia, l’affaire est loin d’être gagnée. Les hommes comme Crocetta savent parfaitement que derrière la branche militaire de la Mafia, au-delà des capos hauts-en-couleurs qui tombent aujourd’hui, se cachent des hommes parfaitement intégrés, sortis des meilleurs écoles, étroitement liés au pouvoir, offrant bonna figura et qui, en silence et dans l’ombre, œuvrent à l’érosion lente de nos sociétés démocratiques à seule fin de remplir leur compte en banque.